Étendue dans le noir, sur le flanc, Juliet observe Selene. Endormie, la respiration de la jeune femme est lente, profonde. Apaisée. Elles sont rentrées depuis plusieurs semaines maintenant, et peinent encore à retrouver leur rythme. Leur complicité en a pris un coup et elles sont gauches, hésitantes. Des gestes autrefois naturels, inconscients, prennent soudain une importance démesurée. Toutes deux enfermées dans leur cocon de douleur, Selene et Juliet cohabitent plus qu’elles ne vivent ensemble. Leur chambre est finalement le seul endroit où elles se retrouvent véritablement, plus par obligation qu’autre chose. Il n’est pas question d’intimité, la blonde tressaillant au moindre contact un peu appuyé. Mais cette pièce semble coupée du monde, les isolant dans une bulle protectrice, où elles laissent tomber leurs armures.

Ce soir, cependant, Juliet ne parvient pas à dormir. Trop de choses la taraudent, ses pensées sont en ébullition et la cocotte-minute de son crâne menace d’exploser. Avec un soupir, elle étend une main délicate, remet en place une mèche de cheveux bruns, avant de rouler hors du lit sans un bruit. S’habillant en silence, elle quitte la chambre, puis le bungalow, avant de s’enfoncer dans la nuit.

Il doit être tard, et pourtant, la chaleur est encore étouffante. Le vent semble s’être fait la malle pour des horizons meilleurs, et l’air est statique, immobile. Une chape de béton qui pèse sur chacun d’eux, et à laquelle Juliet n’était plus habituée. Malgré les températures, elle a tout de même revêtu un haut à manches longues et un pantalon. Tout pour couvrir un maximum de peau. Le problème, c’est qu’elle crève de chaud. Et que rien ne semble pouvoir la rafraîchir.

Déambulant au hasard dans le camp, elle se dirige finalement vers la forêt, espérant que le couvert des arbres aura conservé un peu de fraîcheur. En s’enfonçant entre les troncs, elle s’aperçoit bien vite de son erreur, et envisage déjà de rebrousser chemin. Mais elle est surprise par un craquement, plusieurs mètres au-dessus de sa tête, et se fige, effrayée. Relevant la tête, elle découvre une cabane dans les arbres, et deux jambes pâles pendant de la plateforme. Rassurée, Juliet esquisse un sourire amusé. Ryan? Is that you? souffle-t-elle pour attirer l’attention de son amie.

Après un instant, la blonde entreprend d’escalader l’échelle de corde pour rejoindre la jeune femme. Le visage rougit par l’effort et la chaleur ambiante, elle prend place aux côtés de la brune, lui adressant un petit sourire. Still up? Elle s’attend bien sûr à ce que Ryan lui retourne la question. La jeune femme n’a pas son pareil pour remarquer ce genre de choses. Avec un soupir, Juliet tourne la tête et observe la forêt qui les entourent. A plusieurs mètres du sol, il ne fait pas beaucoup plus frais. By the way… I believe it was your birthday, like, yesterday? Le sien est également arrivé, et passé, quelques jours auparavant, mais Juliet n’en a pas fait grand cas. Elle ne se souvient même plus si Selene le lui a souhaité, et après tout, qu’importe…

Le sommeil était parfois plus difficile à trouver qu’un cadavre.

Morbide, mais vrai. Durant les premières semaines à The Haven, Ryan avait eu pas mal de difficultés à se faire au fait d’être en sécurité derrière des barricades. A force de survivre dehors, elle s’était faite au sommeil d’un seul œil et d’une seule oreille. Elle se souvenait encore avec vivacité de la première nuit complète qu’elle avait fait. Elle s’était réveillée totalement abrutie par le sommeil, ses repères envolés, et elle avait paniqué avant d’entendre la respiration de Milow auprès d’elle ce soir-là. Quand il était parti, elle avait eu un nouvel épisode de ce genre et cette fois, elle avait calmé son cœur en faisant une ronde nocturne pour se rassurer. Cela lui arrivait encore, de s’éveiller avec le sentiment d’être en danger, mais nettement moins depuis qu’elle avait élu domicile dans l’une des cabanes construites plusieurs mois auparavant. La hauteur apaisait ses craintes, et quand elle ne trouvait pas le sommeil, comme ce soir, le fait de pouvoir surveiller le coin de son perchoir suffisait à la tranquilliser. Ce n’était donc pas étonnant que ce soir, elle soit éveillée au beau milieu de la nuit, ses jambes dénudées ballotant dans le vide. Elle avait été obligée de laver sa tenue principale après leur sauvetage improvisé des Expendables.

Connor et elles n’avaient pas encore eu l’occasion de réellement parler. Entre l’état alarmant de leur compagnon, Bruce, et la fragilité d’Alex et son enfant, tout s’était déroulé bien trop vite une fois qu’ils étaient rentrés. Elle n’avait pas osé aller les voir. Et ce même si Alex l’avait de nombreuses fois remerciée de leur être venu en aide… ou peut-être à cause de ça, justement. Quand, la première fois, la jeune maman lui avait attrapé les mains et avait plongé son regard dans le sien, Ryan avait été dévorée par un sentiment de culpabilité qui ne l’avait pas quittée depuis. Parce qu’elle savait qu’elle se serait détournée de leurs problèmes si elle était encore la même Ryan qui voyageait avec Milow et essayait de survivre à l’Extérieur. D’ailleurs, sa phobie semblait avoir suffisamment reflué pour lui permettre de ressortir, mais elle n’avait pas réitéré l’exploit depuis. Chaque chose en son temps, comme on dit.

Elle tira un pan de son short en jean, s’appuya de ses avant-bras sur la barrière de sécurité. Le dernier croissant de lune rendait la visibilité presque nulle. La chaleur, loin de diminuer au coucher du soleil, refluait de la terre et rendait l’air étouffant. Une canicule s’installait, lentement mais sûrement. Le Conseil allait sûrement annoncer un rationnement d’ici peu, et peut-être qu’il faudrait avancer les récoltes pour éviter de trop en perdre. Même à The Haven, les problèmes n’étaient jamais loin. Elle soupira, remua les jambes, et son mouvement sembla attirer l’attention de quelqu’un plusieurs mètres plus bas. Elle reconnu la voix de Juliet et esquissa malgré elle un sourire. “Nah, I’m a squirrel,” répliqua-t-elle à son appel, espiègle pour une fois. “Come on up.”

Elle ne refusait jamais un moment à Juliet, et sa présence au beau milieu de la nuit semblait indiquer que Ryan n’était pas la seule à être tracassée par les récents événements. En l’espace de quelques minutes, le visage pâle de la cavalière pointa entre les branches et elle vint s’installer à ses côtés. L’artiste hocha la tête à sa question, remuant aussi un peu les épaules. “Couldn’t sleep, too much to think about. And I like the quiet of the night… used to like the fresh air too, but it seems like we’re running out of it.” Elle posa son menton sur la rambarde, glissant un regard intrigue vers la jeune femme. “And you’re overthinking, again.” Elle commençait à connaître ce froncement de sourcils, ce léger plissement de nez. Les quelques perles de sueur au front de la blonde indiquait qu’elle souffrait aussi de la chaleur, mais Ryan savait que ce n’était pas ça qui la forçait à s’éloigner de Selene. Elle qui avait tant eu besoin de la présence de sa compagne avait été obligée de se faire à son absence. Son retour devait provoquer autant de joie que de malaise dans leur couple. Surtout si l’on prenait en compte les épreuves qu’elles avaient dû traverser séparément. “You’re always welcome…” rajouta simplement Ryan, détournant le regard pour chercher le croissant de lune au-dessus d’elles.

Juliet mentionna son anniversaire, chose que Ryan avait elle-même totalement oublié. Le 4 Août était déjà passé ? Putain, que le temps filait vite. Surtout lorsqu’on se souciait des autres. Elle grimaça, repoussant ses mèches brunes en y glissant sa main. “Fuck, I totally forgot. And I forgot yours too, I’m such a bad friend. But… wait, I traded something a while ago, just for this occasion. Don’t move.” Sans lui laisser le temps de trop protester, Ryan se leva pour s’engouffrer entre les quatre planches qui lui servaient de refuge et fouilla pendant quelques secondes, se cognant le pied contre quelque chose et étouffant un juron (super grossier). “Where did I… fuck… ah ! Found it.” Rien que ce simple effort avait recouvert son front d’un film de sueur. Elle rêvait de prendre une douche, mais elle savait que l’eau allait bientôt être rationnée et qu’il fallait qu’elle prenne sur elle. Comme tout le monde. “There.” Elle se glissa à nouveau aux côtés de Juliet, lui tendant quelque chose qu’elle déposa doucement entre ses doigts. Le tissu était encore soyeux. C’était un ruban, un truc inutile, purement décoratif. Le genre qu’on pouvait glisser dans une coiffure ou autour de la taille – bien que celui-ci semblait un peu court pour ça.  Ryan agissait un peu maladroitement, peu accoutumée à ce genre d’attention. Mais Juliet avait su se faire sa petite place, quelque part entre son cœur et sa tête, et elle avait aimé pouvoir lui renvoyer l’ascenseur ces dernières semaines.

Le départ de Selene avait été difficile pour la jeune infirmière, et malgré elle, Ryan était devenue une sorte de confidente. D’appui, peut-être. Elles n’avaient jamais ouvertement parler du viol qu’elle avait subi, ou de la tentative que l’artiste avait elle-même vécu. Pas avec de véritables mots, en tout cas. Mais elle avait été présente pour elle. Et c’était finalement tout ce que Juliet semblait demander. Et si Ryan ne cautionnait pas le départ de sa compagne en ce moment critique, elle n’avait jamais cédé à l’envie de parler en mauvais terme de Selene. Ce n’était pas ce dont Juliet avait besoin. “It’s nothing, really. One of the team brought it back and a girl wanted a condom, so I took the ruban. The blue… reminded me of your eyes, I guess. I mean, it should go well with your eyes.” Sur la fin, ses mots s’étaient emmêlés et elle s’était mise à parler précipitamment, ce qui trahissait sa gêne soudaine. Ryan secoua doucement la tête, répéta vivement : “It’s nothing,” avant de se racler un peu la gorge, essayant de dissimuler son malaise. Au moins, avec la pénombre, Juliet ne pouvait sûrement pas voir ses joues s’empourprer. Elle détestait que son corps la trahisse.

Se mordillant l’intérieur de la joue, elle laissa ses jambes pendre dans le vide, les remuant l’une après l’autre, puis reprit la parole après quelques minutes. “I saw Selene the other day. She seems… better. You don’t have to be better, tho. You know ? Everybody heals differently.”

Un petit rire agite ses épaules et elle pose ses bras croisés sur la barrière, fixant un point invisible loin devant elle. Me? Nah, never. Why would you say that? Un pauvre sourire étire néanmoins ses lèvres, alors qu’elle jette un coup d’œil à Ryan. La brune a raison, cela dit. Pour ceux qui la connaissent, Juliet est un livre ouvert et il est bien trop facile de deviner ses pensées. Se détournant finalement, elle ignore sciemment le regard de l’artiste sur elle. Pour l’heure, elle n’a pas vraiment envie de parler des raisons de son insomnie. La chaleur est une excuse bien suffisante, et elle est sûre que Ryan pardonnera son silence. Après un instant, d’ailleurs, la voix de la brune s’élève doucement, et Juliet hoche la tête avec lenteur. I know… thank you… Des mots qui n’expriment même pas un millième de la gratitude que la cavalière éprouve pour son amie. Sans elle, ces derniers mois auraient probablement pris une tout autre allure.

À vrai dire, elle n’avait qu’une vague idée de la date, les calendriers ayant été abolis longtemps auparavant. Mais pour autant, elle ne croit pas se tromper de beaucoup dans ses estimations. Haussant les épaules, Juliet adresse un sourire à Ryan. Honestly, I don’t know if I feel like celebrating, so… that’s fine, don’t worry ‘bout it. Ses paroles se perdent néanmoins dans le craquement des planches de bois, alors que la brune se lève sans l’écouter pour disparaître dans sa cabane. Intriguée, Juliet fronce les sourcils et se contorsionne pour essayer d’apercevoir quelque chose. Elle se sent honteuse maintenant, car elle n’a rien prévu du tout pour Ryan. Il sera toujours temps de revenir avec le petit-déjeuner, demain matin… La jeune femme revient, déposant dans sa main un joli ruban bleu pastel aux extrémités légèrement effilochées. Attrapant le bout du ruban pour en apprécier la douceur, un sourire nostalgique étire ses lèvres. It looks just like the ones I used to wear in my ballet classes and on stage… Thank you, Ryan, ajoute-t-elle en se penchant vers la jeune femme pour l’enlacer maladroitement. Ce simple petit rappel de sa vie antérieure suffit à lui faire mesurer le chemin parcouru, au prix de sacrifices qu’elle n’aurait jamais imaginé faire.

Relevant ses cheveux en une queue de cheval rapide, Juliet enroule ensuite le ruban autour de la masse blonde et fait un nœud. C’est probablement enfantin, mais l’espace d’un instant, elle se décharge de ses soucis d’adulte. What do you think? Is the blue matching with my eyes? Elle bat exagérément des cils, feignant un regard de biche qu’elle est loin de posséder et secouant doucement la tête pour faire valser ses cheveux. Puis elle s’immobilise et sourit à nouveau. Thank you, répète-t-elle, presque inaudible. Puis elle imite Ryan et se penche vers la rambarde, pensive.

La voix de la brune attire à nouveau son attention et Juliet se mord les lèvres, réfléchissant aux paroles de la jeune femme. Bien sûr, qu’elle n’a pas à aller mieux parce que c’est le cas pour Selene. D’ailleurs, la pianiste elle-même est loin, très loin, d’être redevenue celle qu’elle était avant. Si tant est que cela soit possible, s’entend. Yeah, she… This time abroad was really good for her, I guess. She’s not well either, but yeah… Better. Better is fine. C’est tout ce qu’elle peut espérer pour l’instant. Que sa compagne puisse à nouveau supporter de la regarder. Peut-être que les images ne se sont pas totalement évanouies, mais au moins, elles peuvent se trouver dans la même pièce. As for me, I’m… Not unwell. This isn’t much but at least I get up in the morning, right? Une maigre consolation, sans doute, mais dont Juliet se contente volontiers. Sa dépression latente est déjà un combat quotidien en elle-même, et la blonde s’estime heureuse d’avoir surmonté les premières semaines de sa convalescence. Les kilos perdus reviennent peu à peu, et les cauchemars s’espacent lentement. Tout n’est pas parfait, mais il y a déjà une amélioration par rapport à son retour, en mars. À tel point qu’elle envisage d’accompagner Nolan au dispensaire lors de son prochain séjour. I’ve been considering… going back to the no man’s land with Nolan next time he goes to work at the dispensary. What d’ya think? C’est à Selene qu’elle devrait poser la question, mais elle connaît déjà la réponse…

Déjà gênée par son propre geste, Ryan sentit ses joues terminer de prendre feu lorsque le corps de la danseuse se pressa contre le sien dans une étreinte maladroite. Cela faisait longtemps qu’elle n’avait pas laissé quelqu’un l’enlacer, même brièvement. « It looks… quite perfect on you. » Elle se racla un peu la gorge, détournant les yeux, un sourire (idiot) flottant sur ses lèvres pendant qu’elle regardait droit devant elle. Ses jambes pendues dans le vide, l’artiste se mit à les balancer lentement, laissant la chaleur se propager au reste de son organisme. Le malaise dissipé, il ne restait rien de plus qu’un doux contentement. Ce cadeau n’était ni précieux, ni utile, mais elle était heureuse qu’il ait soutiré un éclat de joie chez son amie.  Au travers du silence, elle se sentit s’apaiser, reprendre son souffle, calmer les battements désordonnés de son cœur. Un calme qui n’était pas étranger à la présence de Juliet. Ryan ne savait pas ce qu’il serait advenu d’elle si leurs chemins ne s’étaient pas croisés. Peut-être aurait-elle fini par s’isoler totalement du reste de l’enclave sans le franc-parler de la blonde, ainsi que, par la suite, leurs longues conversations. Elles auraient pu prendre des chemins très différents, notamment à cause de sa liaison avec Selene, mais elles étaient parvenues à trouver un terrain d’entente dans tout ce merdier et finalement, cela avait permis de les rapprocher. De consolider ce petit quelque chose tissé de confiance et de blessures mutuelles. Finalement, l’opératrice radio fut la première à reprendre la parole, tentant de lui apporter un brin de réconfort sans la pousser à se livrer. Elle le ferait en temps voulu – ou pas du tout, si elle ne le voulait pas. Ryan respecterait son choix, quel qu’il fusse.

Juliet se livra cependant avec hésitation, mettant davantage l’accent sur les bonnes choses que les mauvaises. Un signe comme un autre qu’elle avançait sur cette pente ô combien glissante, mais qu’elle le faisait avec précaution et détermination. Brièvement, l’artiste vint effleurer sa main en lui décochant un regard et un : « I’m proud of you, ya know ? » sur un ton affectueux et amical. Bien sûr que se lever le matin était déjà bien. C’était même carrément un exploit, certains jours. Peut-être que c’était le cas pour un peu tout le monde, mais la douleur qui affligeait Juliet parlait bien plus personnellement à Ryan que celle des autres. Elle en connaissait la saveur, la morsure vicieuse et imprévisible. Après un nouveau silence, la danseuse lui confia un projet qu’elle semblait caresser du bout des doigts, de peur qu’il ne s’avère trop dangereux pour son état actuel. La brune s’octroya quelques secondes pour réfléchir à sa réponse, puis tourna le menton vers elle. « I think you know what you need to do. I mean, nobody can tell you what you can do but yourself, Jules. If you want to try, you should try. If it works out, fine, but if it doesn’t, that doesn’t mean you should give up. But you already know that. You’re one of the strongest people I’ve met, and I don’t say that lightly. I think it would be great to see you help others, tho, like before. I’ll support you, no matter what. » C’était un peu long, comme tirade, et elle manquait de souffle à la fin, mais au moins avait-elle dit tout ce qu’elle pensait à ce sujet. Elle haussa finalement les épaules, ajoutant : « And Nolan would be happy to have you back, for what it’s worth. »

Elle agita les jambes de manière un peu plus énergique, un léger sourire venant relever ses lèvres. « Plus, now I’ll be able to keep in touch. I think you must’ve heard that the radio kinda works now. It’s not perfect, but it’s something. I’ll be the last voice you hear when you leave, and probably the first you’ll have on the radio when you comeback. What do you think of that ? » termina Ryan avec clin d’œil espiègle.