Arrivée depuis un peu plus d'une semaine maintenant, Mina était censée passer la matinée à l'école. Son état de santé avait été jugé suffisamment stable pour qu'elle quitte l'infirmerie, même si elle devait y passer chaque jour pour s'assurer que sa cicatrisation se passait bien. Les adultes avaient jugé bon de lui permettre de quitter le dispensaire, se disant que prendre un rythme normal et fréquenter d'autres enfants lui ferait du bien.
Mais après une première tentative durant laquelle la métisse s'était sentie mal à l'aise, la fillette n'était pas du tout  de cet avis et, peu encline à renouveler l'expérience, cherchait un moyen de se dérober à cette obligation. Traînant les pieds pour aller jusqu'au bâtiment où avait lieu la classe, Mina avançait la tête basse, aussi lentement que possible. Il y avait tellement de monde ici, que partout où elle regardait, ses yeux se posaient sur quelqu'un. Ou sur un groupe de plusieurs personnes. Personne ne semblait faire spécialement attention à elle, néanmoins la gamine se sentait inquiète et nerveuse.

Mina se souvenait un peu d'avoir été dans un groupe il y a longtemps, quand sa mère était encore avec eux. Mais ces dernières années avaient été éprouvantes, et s'étaient passées en petit comité. Pour finir, elle s'était retrouvée toute seule avec Laurel, et Mina avait perdu l'habitude de voir autant de monde d'un coup. Ca la stressait et elle ne savait pas quoi faire. A part se cacher.

La journée s'annonçait ensoleillée et les adultes semblaient déjà tous affairés à leurs occupations quotidiennes, aussi Mina en profita pour se glisser sous une caravane, déterminée à attendre là aussi longtemps que possible. Idéalement, la fillette espérait ne pas être découverte avant l'heure du déjeuner, mais cela ne la dérangeait nullement de rester cachée toute la journée. Traînant son doudou partout avec elle, Mimi le serrait de toutes ses forces contre elle, pour être certaine de ne pas le perdre.
A plat ventre sous son abri, elle observait en silence les pieds des gens qui passaient à proximité et commença à se détendre en constatant les allées et venues presque sans interruption des gens. Jusqu'à ce qu'une paire de pieds, plus petits que les autres, s'arrêtent juste devant la caravane. Mina se crispa aussitôt et retint son souffle, espérant qu'on ne la verrait pas et que c'était juste quelqu'un qui allait repartir. Peut-être avait-il oublié quelque chose ?
L'enfant l'espérait, parce qu'elle n'avait pas envie qu'on la force à aller à l'école.

Le début de matinée s'était déroulé comme d'habitude pour Soo.

Elle aimait profondément se rassembler avec les autres au petit-déjeuner, car elle s'épanouissait dans la foule de ces figures familières et plutôt amicales ; mais alors qu'elle se dirigeait d'un pas tranquille vers l'école, elle s'aperçut qu'elle avait oublié ses affaires. Pis encore, elle avait promis à Teresa et Lisandro de passer relever les collets posés la veille, ce qui lui était complètement sortie de la tête.

Alors la jeune fille, habillée d'un short de sport un peu trop grand et d'un tee-shirt vert un peu défraichi, se hâta vers les caravanes. il fallait se dépêcher pour ne pas être en retard - elle courut vers la maison habituelle de son père, entra en trombe, prit son ardoise et son cahier, sur lequel était accroché son stylo, ressortit aussi vite.

Mais brusquement, un petit son lui fit froncer les sourcils. Un bruit indéfinissable, peut-être animal, la tendit tout de suite.
Elle fit quelques pas autour de la maison, écouta à nouveau, ne recueillit que le silence. Un peu tranquillisée, la gamine alla relever un des collet situé à l'entrée de la caravane, eut un grand sourire en voyant un rat piégé à l'intérieur. Elle s'apprêtait à ouvrir le piège, en se mettant à quatre pattes pour plus de commodité, lorsqu'une forme indistincte, situé sous la caravane, en périphérie de sa vision, attira son attention.

Son ventre se noua. Et si quelqu'un était mort au fort ? Et si le cadavre s'était réfugié sous la caravane ? Si c'était un super-zombie, cela ne pouvait-il pas être une nouvelle tactique ?

L'angoisse la submergea. Elle n'avait pas d'arme. ELLE N’ÉTAIT PAS ARMÉE. Et faire du bruit ne ferait que précipiter les évènements...

En silence, Soo balaya du regard le jardinet autour d'elle. Un sourire crispé vint illuminer son visage encore juvénile, et, lentement, elle attrapa la fourche qui avait déposée contre le mur. Ici aussi, on cultivait des légumes et des fruits ; sur le coup, c'était vraiment sa chance.
En se baissant lentement, le cœur battant et au bord de la nausée, elle brandit sa fourche dans la direction du corps affalé contre terre. Ses mains tremblaient ; mais ses poignets étaient fermes. Jamais, jamais, elle ne laisserait un rôdeur au fort, jamais !

C'était son devoir, pour la sécurité de tous !

Avec précaution, elle essaya de distinguer en silence la silhouette noyée dans la pénombre. Son cœur rata un battement - c'était un corps d'enfant. Soudain, elle vit ses omoplates se lever et s'abaisser, et elle émit un bref ricanement, à la fois de nervosité et de joie.
N'étais-ce pas la petite nouvelle, la gamine qui était arrivée récemment, qui devait être sortie de l'infirmerie ? La jeune coréenne se souvenait bien de son entrée à l'école, qui avait fait rigoler les plus petits de la classe, qui avaient trouvé amusant que cette dernière refuse de parler, dans leur infinie sottise.

Elle laissa aussitôt tomber l'arme à terre, et appela :

- "Hé ... hé... Euh... je suis désolée, j't'ai prise pour un rôdeur ! Pardon... Ecoute, tout va bien, d'accord ? Sors, tu vas être toute sale... J'imagine que tu veux pas aller à l'école, mais t'es pas obligée. Euh... je sais pas si tu te rappelles de moi... Je suis Soo."

La jeune adolescente soupira, s'assit sur ses fesses.
Mince, qu'est-ce qu'elle devait faire ? La pauvre enfant ne parlait plus ; elle devait aussi se sentir effrayée dans cet endroit inconnu.

Alors elle reprit plus doucement la parole.

- "Je ramasse les collets qu'on a posé hier. On attrape les rats qui mangent les récoltes. Tu veux m'aider ? Je suppose que tu n'as pas dû manger ton petit déjeuner. Il parait que c'est très important de le manger, il y a toujours un gros morceau de pain, et souvent du beurre. Je sais pas si tu connais le beurre. On a des vaches ici, qui donnent du bon lait frais.. Si tu veux, on peut aller en boire."

Elle essaya de la gratifier d'un sourire rassurant, se mordillant doucement la lèvre. Elle était si bavarde ! Mais la coréenne ne pouvait s'en empêcher...

Encore peu habituée à voir tant de monde autour d'elle, Mina se recroquevilla sous la caravane, se faisant aussi petite que possible lorsque la paire de pieds entra dans la petite habitation. La fillette entendait les petits pas rapides au-dessus de sa tête, avant que les pieds ne réapparaissent dans son champ de vision. Se sentant soulagée de comprendre que la personne allait repartir, Mimi redressa la tête et se cogna la tête contre l'habitacle.
Faisant fi de la douleur occasionnée, elle constata qu'elle avait malheureusement attiré l'attention du propriétaire des pieds.
Retenant à nouveau son souffle, la gamine sentit sa nervosité grimper en flèche, puis se transformer en terreur lorsqu'elle aperçut la fourche à quelques centimètres de son visage. Incapable de crier, Mina eut un hoquet de panique.

Jusqu'à ce qu'elle entende la voix de Soo, qui s'excusa de l'avoir prise pour un rôdeur. Mimi reconnut la jeune fille, qu'elle avait déjà croisé à l'infirmerie. Sans bouger, elle écouta la jeune coréenne enchaîner les propos à une vitesse assez impressionnante. L'écouter parler permit à Mina de gagner quelques secondes nécessaires pour retrouver un rythme cardiaque normal.
Après le temps passé à l'extérieur avec Laurel, la notion de saleté n'était pas ce qui rebutait le plus Mina. Mais l'allusion à la présence de rats la fit frissonner de peur.
Lorsque Soo commença à lui parler de nourriture, Mina tendit l'oreille, plus attentive. La jeune coréenne lui avait fourni une foule dense d'informations variées, et Mina tenta de les analyser. Les rats et les rôdeurs ne lui plaisaient pas et elle avait la frousse d'en apercevoir, sa certitude de ne pas être obligée d'aller à l'école laissa Mimi dubitative. Elle avait eu l'impression, au contraire, que les adultes voulaient qu'elle y aille. Incapable de gérer autant de données d'un coup, Mina se concentra donc sur la dernière proposition de Soo. Aller boire du lait.

Après quelques instants de réflexion et un coup d'oeil autour d'elle pour s'assurer qu'il n'y avait pas d'autre paires de pieds, Mina se glissa vers la sortie. Sans complètement quitter sa cachette, la métisse se rapprocha suffisamment du bord de la caravane pour capter le regard de la jeune adolescente, légèrement méfiante. De son côté, Soo était souriante et détendue. A priori, aucun piège en vue pour Mimi, même s'il allait vite devenir facile de comprendre que la nourriture semblait un moyen efficace de vaincre ses réserves et sa méfiance.
Mina ne pouvait pas encore manger tout à fait comme tout le monde, mais elle se souvenait du lait. Elle adorait ça autrefois, avec des cookies. Elle hocha donc la tête à l'attention de sa camarade et sortit lentement de sous la caravane, sans pouvoir s'empêcher de jeter des coups d'oeil nerveux tout autour d'elle. Serrant sa vieille peluche contre elle, Mina mima à Soo le fait de boire, essayant de lui faire comprendre qu'elle acceptait sa proposition.

Soo lui offrit un petit sourire gentil.

La petite fille - qui n'était beaucoup moins âgée qu'elle - semblait perdue et plutôt effrayée. Elle pouvait la comprendre, car ce n'était jamais facile de se retrouver catapultée dans un endroit inconnu, qu'on ne connaissait pas du tout, avec des inconnus.

A elle de lui montrer que le fort était un endroit paisible, et qu'elle s'y trouvait plutôt en sécurité.

Son interlocutrice mima le fait de boire, et la coréenne hocha la tête.

- "Oui, je vais t'emmener boire du lait. Tu sais, ici, l'école est ouverte depuis.. trois ans maintenant. C'est important, mais ça le sera toujours moins que de savoir survivre. Ici, je suis apprentie à l’ingénierie. Toi aussi, tu trouveras sûrement un apprentissage qui te plaira, pour apprendre des trucs utiles."

Elle fit une pause, regardant autour d'elle, pour diriger finalement vers un petit piège à l'aspect rudimentaire, en brindilles tressées, situé en plein milieu du potager de Lisandro.

- "Viens voir, il y a un rat piégé dedans ! Quelle chance !"

Elle vint s'accroupir près de l'animal qui tentait de ronger sa prison, émit un sourire heureux.

- "C'est une vraie plaie. Mais heureusement, quand on les attrape, on peut les apporter à la cuisine. Trois rats, ça économise presque un poulet entier, parce que le souci, c'est qu'ils ne sont pas très gras. J'aimerai bien pouvoir attraper des pigeons ou des corbeaux, mais je sais pas encore tirer à l'arc. J'apprendrais bientôt.. Tu sais, toi ?"

La jeune fille fixa l'enfant, l'interrogeant du regard, pour quémander sa réponse ; puis, avec précaution, défit le piège, avant de saisir la bête qui s'apprêtait à filer, de ses deux mains.

- "Victoire ! Tu veux défaire les autres pièges ? Je dois vraiment le faire maintenant, parce qu'il ne faut pas que les rats arrivent à s'échapper. Il faudrait tout reconstruire, et ces sales bêtes mangent les jeunes pousses, et même les racines. C'est vraiment un gros souci. T'inquiète pas, on ira boire du lait après. Mais ça fera drôlement plaisir à la cuisine !"

D'un geste vif, la gamine se rapprocha du bord de la caravane, avant de lancer littéralement la tête du rongeur dessus. Le craquement de sa nuque amena un sourire satisfait sur son visage rond et juvénile, et elle déposa sagement le cadavre à terre.

- "Et hop, du boulot bien fait. Plus que deux pièges."

Mina se sentait un peu perdue. Soo parlait vite, changeait de sujet sans arrêt, et était toujours en mouvement, et Mimi avait un peu de mal à la suivre.
Fort heureusement, de fréquents coups d'oeils autour d'elles lui indiquait qu'aucun des nombreux adultes qui passaient ne semblaient faire attention à elles, et la muette se détendit légèrement.

Fronçant brièvement les sourcils, la métisse se demanda pourquoi sa camarade lui parlait d'école si elle n'était pas obligée d'y aller, mais la crainte céda rapidement la place à la curiosité. Mina n'avait aucune idée de ce que pouvait bien être un apprenti, ni ce que signifiait l'ingénierie, et elle pencha la tête sur le côté, intriguée.

Tressaillant devant l'exclamation soudaine de Soo, Mina tendit le cou sans bouger de sa place, peu intéressée à l'idée de voir un rat de près. Elle n'aimait pas particulièrement ces animaux et préférait se tenir à une distance qu'elle jugeait raisonnable, sans bien comprendre en quoi c'était une chance d'en avoir.
Soo continuait de babiller avec entrain, passant d'un sujet à l'autre en prenant à peine le temps de respirer.
Mimi fronça les sourcils une nouvelle fois, cherchant à comprendre certains mots qu'elle ne comprenait pas ou qui lui semblaient étranges.
Apprendre à chasser ? A l'école ?
Mina secoua la tête en réponse à la demande de Soo sur cette activité et chercha quels gestes elle pourrait faire pour se faire comprendre, sans y parvenir.
Montrant les pièges à rats du doigt, elle toucha ensuite sa tête, cherchant à demander à la jeune adolescente si on apprenait vraiment ça à l'école.
Elle n'avait pas beaucoup de souvenirs de ces moments-là, mais s'il fallait apprendre à chasser, la petite muette avait encore moins envie d'y aller qu'avant.

Mina ne put retenir une grimace de dégoût lorsque Soo brandit triomphalement le rat dans ses mains, et secoua une nouvelle fois la tête lorsque sa camarade lui proposa de l'aider. Même si Mimi était pressée à l'idée de boire du lait, elle préférait rester le plus loin possible de ces bestioles.
Lorsque la jeune adolescente s'approcha pour tuer le rat, la petite métisse sursauta, apeurée par le geste autant que par le son qu'il avait provoqué.
Se repliant sur elle-même, les yeux brouillés de larmes, Mina serra de toutes ses forces son doudou, essayant sans succès d'appeler sa soeur à l'aide.