Depuis l’explosion, Grace avance comme dans un brouillard. Elle a été examinée et soignée, bien sûr. Le bilan n’est pas fameux, d’ailleurs. Quelques côtes et une cheville cassées, et une commotion cérébrale. Entre les antidouleurs pour ses fractures, et la fatigue occasionnée par le trauma crânien, la jeune femme somnole une bonne partie de la journée, quand elle ne s’endort pas carrément. Heureusement pour elle, Gloria Sherman est une patronne particulièrement compréhensive, qui n’a pas questionné un seul instant son mensonge – même si un petit éclair de compréhension est passé dans son regard affûté. Pour tout le monde, Grace était juste au mauvais endroit, au mauvais moment, passant par hasard à côté de l’imprimerie lorsque celle-ci est partie en fumée.

Pour tout le monde, sauf pour Ruth. Sans surprise, l’ancienne flic connaît bien sa nièce et ses désirs de révolution, et elle n’a même pas laissé Grace tenter de plaider sa cause. Plus que l’acte criminel en lui-même, c’est le danger qu’elle a couru qui fait enrager la quarantenaire. Malgré les protestations de la jeune femme, sa tante l’a donc assignée à résidence, lui interdisant formellement de sortir jusqu’à nouvel ordre. Une décision que Gloria n’a pas remis en cause, s’entendant décidément un peu trop bien avec Ruth en ce qui concerne Grace.

Mais s’il y a bien une chose que Ruth n’a pas pu se résoudre à interdire, c’est la présence de Victor à ses côtés. La quarantenaire n’ignore pas que, quoi qu’il arrive, le mariage arrive à grands pas et les futurs époux ont besoin de passer du temps ensemble, pour apprendre à se connaître. C’est un bien grand mot, surtout parce que Grace est souvent trop fatiguée pour tenir une véritable conversation. Pourtant, le jeune homme continue à partager son temps entre leur appartement, et la maison de son père.

Aujourd’hui ne fait pas exception, et comme tous les jours, elle a fini par s’endormir, d’un sommeil sans rêves. Lorsqu’elle émerge, un rapide coup d’œil au réveil lui apprend que deux heures sont passées sans qu’elle s’en aperçoive. S’étirant – et grimaçant sous la douleur – Grace met un instant avant de comprendre ce qui l’a réveillée.

Victor n’est plus là.

Et il y a de la musique.

Rejetant la couverture, la jeune femme boitille jusqu’à la porte de sa chambre. Avec ses côtes cassées, elle a vite abandonné l’idée d’utiliser des béquilles et préfère traîner la patte comme elle peut. Ce qu’elle fait, jusqu’à atteindre le salon, d’où semble provenir la musique.

Depuis la mort de Diana, une chambre s’est libérée dans l’appartement. A contre-cœur, Ruth a pris possession des lieux, redonnant ainsi au salon sa fonction première. Les meubles ne sont pas neufs et le canapé a gardé de son ancien propriétaire une forte odeur de cigarettes. Cela n’a pas empêché Victor d’y prendre place, penché sur une guitare dont Grace découvre l’existence. S’avançant dans la pièce, elle fait craquer, malgré elle, le parquet. S’interrompant, Victor relève la tête dans sa direction, et leurs regards se croisent.

Stupidement, Grace se met à sourire.

Papa a fini par rentrer à la maison. Sa garde à vue a duré une semaine, une interminable semaine durant laquelle je n'ai pas pu le voir. Heureusement, River a réussi à le faire sortir, prouvant qu'il n'avait pas pu participer aux manifestations après avoir passé plusieurs jours enfermés à la clinique. Un fâcheux concours de circonstance qui pourtant aurait pu virer au drame si Papa n'avait pas empêché ce garde de me viser avec son arme. Une blessure anodine mais traumatisante, moi qui suis rentré de Seattle lourdement blessé par balle ; je n’ai pas pu m’empêcher d’y repenser… Mais je ne suis pas à plaindre comparé à Grace. J'ai retrouvé ma fiancée au milieu de la foule, le crâne taché de sang et inconsciente. Une frayeur de plus mais cette fois, je n'ai pas flanché. Je l'ai mise à l'abri, je l'ai fait pour la protéger. Je l'ai choisie, elle, à la place de mon père. Je ne me suis pas retourné alors que les poings du garde s'abattaient sur lui…

Je ne pouvais pas la laisser, elle…

Cette phrase est revenue sans cesse dans ma tête durant les quelques heures qui ont suivi les tirs, alors que je veillais sur elle. Je me suis inquiété pour Papa mais je ne pouvais pas la laisser seule dans cet état. Je suis resté là, jusqu’à ce que le calme revienne et qu'elle puisse être prise en charge.

J'ai eu peur pour elle…

Les jours qui ont suivi, j'ai continué de m'en faire. Pour Papa, pour Tasya, mais surtout pour elle. Il a fallu que je bataille auprès de Ruth pour venir la voir. Je suis resté des heures entières près d'elle, à la regarder dormir. Les quelques moments de lucidité de sa part n'ont pas été plus glorieux. Elle était trop fatiguée pour parler, cela ne durait jamais longtemps. Mais j’étais là, et c’était le plus important.

Alors aujourd’hui, quand elle s'est rendormie, j'ai quitté sa chambre pour m’installer dans le salon. Cette fois, ma guitare m'a accompagnée, peut-être que le retour de Papa m'a redonné un peu d’enthousiasme. J'ai commencé à jouer. Une reprise d'un groupe de rock que j’appréciais, il y a quelques années. Sûrement que la situation des derniers jours m'a rappelé les accords et les paroles qui illustrent plutôt bien mon état d’esprit du moment. Sans réfléchir, je me suis mis à jouer, longuement… J'ai dû m'y prendre à plusieurs reprises pour que ce soit parfait, chantonnant d'une voix enjouée jusqu’à ce qu'une présence dans la pièce me fasse relever les yeux et que je la découvre, debout, face à moi. Je lui souris aussi.

Délaissant ma guitare, je me redresse avant de lui souffler. « Attends… » Je me lève pour la rejoindre. Puis doucement, je la soutiens jusqu’au canapé où je l'aide à s’installer. Ruth nous tuerait si elle nous voyait là. Grace a interdiction de sortir de son lit… Mais là, j'imagine que c'est de ma faute… Alors pas la peine de la forcer à retourner dans son lit. Si elle est là, c'est que ça va un peu mieux, non ?

Dès qu’il la voit, Victor lui renvoie un sourire qui ne fait qu’agrandir le sien. A quel moment leur relation a-t-elle changé ? Quand a-t-elle cessé de considérer Victor comme un ennemi, pour le voir comme un ami ? Probablement peu après le mariage de son père, au cours de l’été… Mais c’est seulement maintenant qu’elle mesure la place qu’il a pris dans sa vie… et elle dans la sienne. Pour qu’il insiste ainsi auprès de Ruth, pour qu’il passe toujours autant de temps ici malgré l’absence – et le retour, maintenant – de son père, c’est qu’il tient à elle, au moins un petit peu… Et, pour être honnête, cette idée ne lui déplaît pas autant qu’elle l’imaginait.

Posant sa guitare à côté de lui, le jeune homme la rejoint en quelques enjambées et la soutient alors qu’elle prend place précautionneusement. Ensemble, ils calent quelques coussins dans son dos, s’arrangeant pour que ses côtes ne la fassent pas trop souffrir, et tirent la table basse vers eux, pour qu’elle y pose son pied plâtré. Ça demande un peu d’organisation, mais ils sont vite installés, l’un à côté de l’autre. Merci, murmure-t-elle, fermant les yeux alors qu’elle rejette la tête en arrière. Elle ne parvient pas à se débarrasser d’un mal de tête persistant, pas assez violent pour la clouer au lit, mais suffisamment présent pour être gênant.

Rouvrant un œil, elle surprend le regard de Victor sur elle, et esquisse un sourire amusé. Ce que tu jouais tout à l’heure, c’était… Grace s’interrompt, sentant qu’elle a un nom sur le bout de la langue, mais que celui-ci semble bloqué dans les tréfonds de son esprit. Après quelques instants de silence, Victor confirme, et elle sourit. T’es pas un peu jeune pour connaître ça ? Déjà, elle, c’est limite. Si ses souvenirs sont bons, ce groupe – dont le nom lui échappe toujours – a débuté au milieu des années 2000. Elle les a connus quelques années après, mais toujours trop jeune au goût de ses parents. Victor avait quoi, trois ou quatre ans ? L’idée d’un petit Victor écoutant ce rock brutal la fait rire toute seule, et elle grimace dans la foulée.

Une main posée sur ses côtes douloureuses, elle soupire. Pourvu qu’elle ne mette pas trop longtemps à se remettre… Avisant la guitare posée à côté du jeune homme, elle relève ensuite les yeux sur lui. T’interromps pas pour moi, hein. Tu joues bien… Le peu qu’elle a entendu, en tout cas, lui suffit pour l’affirmer. C’est une facette de Victor qu’elle ne connaissait pas encore, et qu’elle découvre avec autant de surprise que de plaisir.