Quelques jours ont passé depuis le mariage désastreux de Daisy, et Grace n’a pour ainsi dire pas dormi. Après que Victor ait été transporté à l’hôpital, elle a fait les cent pas dans la salle d’attente, se rongeant nerveusement les ongles malgré les tentatives – infructueuses – de Ruth pour la rassurer. Jacob et Tasya étaient là, eux aussi, plongés dans un silence inquiet. Lorsque le médecin est venu leur annoncer que le jeune homme était tiré d’affaires, et qu’il pourrait recevoir de la visite d’ici quelques heures, Grace s’est sentie plus soulagée que jamais. Il a fallu attendre encore avant qu’elle puisse le voir, son père et sa belle-mère passant en priorité. Mais son passage dans sa chambre n’a duré que quelques instants, les heures de visites touchant à leur fin et l’infirmière l’invitant, gentiment mais fermement, à revenir le lendemain.

Ce qu’elle a fait, dès la première heure. Elle l’a trouvé endormi, encore assommé par les médicaments, et s’est glissé sans bruit sur une chaise, le regardant dormir jusqu’à ce qu’on lui signale qu’il était temps de partir. Victor n’avait toujours pas ouvert les yeux, et Grace, elle, n’avait pas réussi à les fermer. Elle était épuisée, pourtant, n’ayant pas réussi à dormir, la nuit précédente. Chaque fois qu’elle se laissait emportée par le sommeil, les images dont elle avait été témoin lui revenaient à l’esprit, la réveillant instantanément. Dès lors, impossible de se reposer, et elle avait passé la nuit à fixer le plafond, guettant le moment de se rendre à l’hôpital pour le retrouver.

Heureusement, Victor avait fini par reprendre conscience, et ils avaient pu échanger quelques mots, malgré sa fatigue. Depuis, elle lui a rendu visite tous les jours, s’arrangeant avec Jacob et Tasya pour mettre en place des tours. Le jeune homme se remet peu à peu, mais il reste encore faible, sous médication constante pour évacuer la toxine de son système. C’est un processus long, et ils ont déjà décidé de décaler le mariage de quelques jours, au cas où il ne serait pas sorti à temps de l’hôpital. Pour l’heure, Grace rentre chez elle, après la fin des visites de la matinée. Le temps est gris, l’air chargé d’une humidité qui lui pique le nez, et elle prend soin de ne pas glisser en marchant, malgré sa botte orthopédique.

En atteignant leur appartement, elle ôte son écharpe, commence à enlever son manteau, mais s’interrompt lorsque Ruth l’interpelle. Grace ? Sloan est là. Sloan ?, répète-t-elle, un peu incrédule. Ils ne se sont pas vus depuis plusieurs jours – avant le mariage de Daisy, en fait – et, ayant vécu dans une bulle centrée sur Victor depuis, elle a du mal à reconnecter avec la réalité. Accrochant précipitamment son manteau à la patère, elle rejoint le salon où, en effet, son meilleur ami est présent. Un large sourire s’étire alors sur ses lèvres, et elle s’installe à ses côtés sur le canapé, lui donnant un petit coup de coude pour qu’il lui laisse de la place. Taquineries habituelles entre eux, que ni le temps, ni ses fiançailles, n’ont réussi à altérer. Au moins, cela ne change pas, et Sloan reste son roc, face à la tempête qu’est devenue sa vie.

Quand Sloan a appris ce qu’il s’est passé au mariage de Daisy et d’Ethan, il a ressenti une terreur qu’il n’avait jamais expérimentée auparavant. Pendant une seconde, une pauvre seconde, la possibilité que Grace ait été empoisonnée a paralysé tous ses membres et il s’est senti mourir. Puis, on l’avait immédiatement rassuré et le vif soulagement passé, il s’est effrayé de la violence de sa panique à l’idée de la perdre. Il a toujours su que Grace comptait pour lui. Mais il n’avait jamais pris conscience qu’il ne pourrait pas lui survivre. Sloan ne peut pas vivre sans Grace. Et pourtant, plus le temps passe, plus elle s’éloigne.

Les jours qui les séparent du mariage de Grace sont de moins en moins nombreux. Sloan les regarde défiler la boule au ventre. Parfois, il se dit que c’est irréel. Ils ne peuvent pas réellement vivre dans un monde où Grace est mariée à un autre. Si ? Il va la perdre. C’est une certitude. Il va la perdre alors qu’il n’a jamais rien tenté. Jamais rien dit. Ses sentiments ont été muselés par la peur de la perdre. Il vaut mieux être son ami que rien du tout, se disait-il. Mais maintenant, elle va se marier avec un autre. Et quelque part, les choses changent parce qu’il sait désormais que rien ne sera plus jamais possible entre eux. Il se sent stupide.

C’est à ça qu’il pense, assis sur le canapé de Ruth. Il a attendu quelques jours, mais il a besoin de la voir. De prendre de ses nouvelles. Il veut l’entendre lui dire qu’elle va bien. Elle n’est pas là. Il s’en est douté, quand il a su que Victor n’avait pas eu sa chance et avait été empoisonné. Il n’est pas surpris qu’elle passe ses journées à l’hôpital. En fait, il ne l’a pas vu depuis le mariage de son père. Décidément, cette année est riche en mariage qui détruisent sa vie. Fidèle à son habitude, elle avait rendu ce cauchemar un peu moins affreux. La voix de son amie le tire de ses pensées et il a un petit sourire en coin quand il la voit apparaître dans le salon. « Je me suis dit que je te manquais trop et que ce serait cruel de te priver de ma présence une journée de plus.» lance-t-il en guise de bonjour. Il se décale pour la laisser s’installer à côté de lui sur le canapé et il en profite pour l’observer attentivement. Ses yeux sont cernés et elle a l’air épuisé. « Et j’ai bien fait, t’as une sale tête. Il te faut ta petite dose de Sloan. » plaisante-t-il.

Bien sûr, il sait que ça n’a rien à voir avec lui. « Comment va Vicky ? » Malgré le surnom légèrement dédaigneux, cette fois, il n’y a pas de ton moqueur, comme celui qu'il adopte dès qu'il parle de Victor. Non, il y a une réelle inquiétude. Pas que Sloan l’apprécie, loin de là. Il ne l’aime pas. Seulement, il aime encore moins les larmes de Grace et quoiqu’elle puisse prétendre, il sait très bien qu’elle tient plus à lui qu’elle ne veut bien l’admettre. Finalement, il n’y a qu’une seule chose qui compte : Grace. Ce sera toujours la seule chose qui compte. Elle et son bien-être. Aussi, il ne peut s’empêcher d’ajouter : « Et toi, tu vas comment ? »

Trouver Sloan chez elle est une bonne surprise, et même un peu plus que cela. Dès qu’elle l’aperçoit, le poids des dernières semaines s’envole, et elle se sent redevenir celle qu’elle était avant New Eden. Moins opprimée, moins oppressée par les attentes impossibles qu’on a placées sur elle. Et surtout, débarrassée de l’inquiétude qu’elle ressent pour Victor, et pour sa propre situation. Depuis le mariage de Neela, et tout ce qui s’en est suivi, Grace a le sentiment de marcher sur un fil, cherchant l’équilibre et craignant de tomber d’un côté ou de l’autre.

Rejoignant le jeune homme sur le canapé, elle le force à se pousser, et s’empresse d’attraper son bras pour le passer sur ses épaules. Là. C’est mieux. Elle lâche un petit soupir de contentement, bientôt remplacé par un petit rire. C’est vrai que c’était cruel de ta part. Je t’ai pas vu depuis quand, le mariage du Colonel ? dit-t-elle en accentuant volontairement le grade de Grant pour se moquer de lui. Comment ça se passe, avec Pain-ton ? Elle ne connaît pas la - toute - jeune épouse du cinquantenaire, mais elle n’a aucun doute que Sloan s’accommode mal de la situation.

Comme pour mieux illustrer les propos du jeune homme, Grace ne parvient pas à contenir un large bâillement. Elle est effectivement épuisée, mais peine pourtant à trouver le sommeil, le soir venu. Trop de soucis en tête, probablement. C’est toi, qui a une sale tête. Les jeunes mariés te tiennent éveillé toute la nuit ? Il va finir par lui en vouloir si elle continue d’évoquer Grant et Peyton, mais qu’importe. Elle hausse les épaules, reprenant un peu de son sérieux. Je dors pas super bien, c’est tout. Une petite moue boudeuse ponctue cette déclaration, alors qu’elle ramène ses genoux contre sa poitrine pour mieux se lover contre Sloan. Il a raison : il lui a manqué.

Relevant la tête, elle roule des yeux quand il évoque Victor. L’appelle pas comme ça, dit-t-elle machinalement, avant de reprendre : C’est pas la grande forme, il a des migraines qui durent des heures, il est fatigué… Le tableau n’est pas reluisant et malgré la promesse des médecins, elle peine à croire qu’il sera sur pieds pour leur mariage, même si celui-ci a été décalé de presque une semaine. Prise d’un doute soudain, elle le regarde, pleine d’espoir. Tu peux toujours venir au mariage, hein ? Elle ne le dit pas, mais Grace a besoin de lui. Elle a besoin de tout le soutien qu’elle pourra obtenir, et celui de Sloan lui est précieux.

Baissant les yeux à sa question, elle hausse les épaules et joue avec ses doigts. La réponse est sans doute plus complexe que ce qu’elle voudra bien dire, mais elle ne peut pas lui mentir. J’ai connu des jours meilleurs, minimise-t-elle. Avec Victor, le mariage, la thérapie, la garde à vue, la journée organisée par Tasya… J’ai l’impression d’être constamment sous surveillance, et que le moindre faux pas pourrait me coûter très cher. Elle n’imagine pas à quel point…

Sloan la serre contre lui et aussitôt, il se sent mieux. Il a l’impression d’être à sa place. Un sourire ironique se dessine sur ses lèvres à l’évocation du Colonel. Enfin, ça ressemble plutôt à une grimace, qui s’accentue quand elle s’enquiert de sa nouvelle belle-mère. « Il m’a fallu quelques temps pour m’habituer, mais maintenant je suis un vrai pro quand il s’agit de ne pas les croiser dans la maison. » Il hausse les épaules avec nonchalance. « Je fais ça pour elle, hein… Si elle me voyait trop souvent elle se rendrait compte de mon charme dévastateur et elle pleurerait d’avoir épousé un type qui pourrait être son père. » Son ton ironique est grinçant. C'est un peu injuste pour Peyton. D’autant que de ce qu’il a pu en voir, elle a l’air de vraiment apprécié son père. C’en est encore plus écœurant.

Il serre machinalement Grace un peu plus fort et respire discrètement son parfum familièrement rassurant. Il lève les yeux quand son amie revient à la charge et secoue la tête avec un ricanement. « C’est toi qui viens de me priver de sommeil en me fourrant cette image dégueulasse dans la tête. » En parler aussi légèrement avec Grace lui fait du bien. Il relativise. Finalement, ses problèmes relèvent plutôt du comique, non ? En tout cas, elle l’aide à voir les choses sous cet angle. « Mais ouais, t’as raison, ils doivent sûrement avoir lancé la machine à bébé… » Il ne le dit pas, mais cette idée le tient réellement éveillé la nuit. « Enfin bon… le Colonel ne fera jamais aussi bien que son premier essai de toute façon… » ajoute-t-il d’un ton exagérément prétentieux.

Il retrouve son sérieux quand Grace affiche sa petite moue boudeuse qu’il connaît par cœur et qui lui donne envie de... Il dépose un baiser sur le sommet de son crâne, ne trouvant rien à dire quand elle lui avoue mal dormir. Ça lui pèse de voir son amie comme ça. Elle a l’air de porter tout le poids du monde sur ses épaules et Sloan donnerait tout pour la décharger. Quand elle lui parle de Victor, il entend son inquiétude sourde et il ferme les yeux. « T’en fais pas, je suis sûr que Victor sera flambant neuf d’ici peu de temps. » Pour le mariage, n’ajoute-t-il pas, bien qu’il sache pertinemment qu’ils pensent tous deux à la même chose. Un sourire douloureux se dessine sur ses lèvres. Non Sloan n’a pas envie d’aller à ce mariage. C’est même le dernier endroit où il veut aller. « Bien sûr » répond pourtant le jeune homme. « Je serai aux premières loges.» Je serai là pour toi parce que c’est la seule chose que je peux faire.

Il n’aime pas quand Grace minimise mais il n’insiste pas. Elle n’est pas non plus du genre à se plaindre. Il faut généralement lui tirer les verres du nez. Parfois, Sloan reste ébahi devant la force dont fait preuve son amie. S’il avait traversé la moitié de ce qu’elle vivait, il aurait déjà baissé les bras. D’ailleurs, elle se battait pour ses convictions quand il restait inactif. Souvent, la force de Grace le fait se sentir encore plus nul. Elle lui met sans cesse le nez dans ses faiblesses et ses contradictions. Il aimerait être comme elle. « Il faut que tu fasses attention. » souffle-t-il. Il aimerait trouver les bons mots pour la rassurer, mais il est mort d’inquiétude. Elle joue à un jeu dangereux et quelques nuits, il se réveille en sursaut d’un cauchemar où elle a franchi les limites pour de bon. « Tu dois vraiment faire attention Grace… Ils rigolent pas ici. » Il ne lui apprend rien bien sûr. « En tout cas, tu sais que si t’as besoin, tu peux compter sur moi. » Sloan est prêt à tout pour elle. Si jamais elle lui demandait, il serait prêt à fuir New Eden avec elle. Il esquisse un faible sourire et plaisante sans grande conviction « C’est vrai quoi… T’imagines une vie où tu ne serais pas là pour me rappeler que mon père s’envoie en l’air avec une nana de vingt piges dans la chambre voisine ? » Mais au fond, il aurait juste voulu dire : je ne peux pas vivre sans toi.

Surprise par la déclaration de Sloan, Grace éclate de rire, plaquant une main sur sa bouche pour contenir son hilarité. Depuis qu’ils se connaissent, le jeune homme a toujours eu le don de la faire rire, en sortant des bêtises plus grosses que lui avec une nonchalance à toute épreuve. Dans une autre vie, une réalité alternative où l’épidémie n’aurait pas balayé toute possibilité de futur, elle l’aurait probablement encouragé à se tourner vers une carrière de comique. Mais percer à Walla-Walla semble illusoire, et il doit se contenter d’elle pour seule audience. Je la comprends, en même temps. Entre toi et ton père, y a pas photo, je sais qui je choisirais ! Aussitôt, Grace regrette ses paroles, mais préfère se taire plutôt que de s’excuser. Peut-être que Sloan ne relèvera pas, trop absorbé par ses pensées.

Se lovant contre lui, elle rit de plus belle, lâchant même un petit grognement disgracieux. J’aimerais bien être désolée, mais… non, articule-t-elle entre deux éclats de rire, inspirant désespérément pour reprendre son souffle. Elle parvient à se calmer, en même temps que Sloan parvient à un constat plutôt déprimant. Glissant une main dans celle de son meilleur ami, elle relève la tête vers lui, un air désolé sur le visage. Sloan… je suis navrée, vraiment. Elle sait que, même s’il se cache derrière une façade d’indifférence et de rire, le jeune homme n’en reste pas moins touché par les événements. Particulièrement lorsqu’ils touchent son père, ou la relation qu’il entretient avec lui. Grace la sait conflictuelle, difficile, tendue, au bas mot. Passant une main dans les cheveux bouclés de son meilleur ami, elle les ébouriffe pour l’amuser, et lui faire oublier ses soucis. C’est vrai que le premier jet est pas mal, même si y a quelques petits défauts de fabrication, répond-t-elle avec un petit sourire ironique.

Ils abordent ensuite la question de son mariage à venir, et il la rassure, comme toujours. J’espère, souffle-t-elle. Il est arrivé tellement de choses, dernièrement, qu’il est parfois difficile de garder la tête hors de l’eau. Chaque instant ressemble à une noyade, et Grace peine à reprendre son souffle, au milieu du chaos. La présence de Sloan est l’un des meilleurs réconforts qu’elle puisse trouver et la jeune femme se montre égoïste en en abusant. Elle sait que c’est cruel de sa part, évidemment. Elle n’est pas stupide, se doute des sentiments que Sloan éprouve pour elle. Si elle n’en connaît pas la nature exacte, ni l’intensité, elle les devinent, dans ses mots, dans ses gestes, dans ses regards. Elle s’en veut infiniment de ne pas réussir à y mettre un terme, craignant trop de perdre du même coup son amitié, et un soutien indispensable. Et en même temps… Grace sait qu’elle ne ressent pas la même chose pour lui. Il serait tout aussi cruel de le faire vivre dans une illusion, un simulacre de bonheur où elle se consumerait lentement, jusqu’à s’éteindre. C’est pourtant le souhait de Grant, au mépris de son avis… Baissant le nez, elle pose la tête contre son épaule, fixant leurs mains croisées. Merci d’être là, murmure-t-elle. Elle pense au mariage, évidemment, mais pas seulement…

La conversation se fait plus sérieuse, et Grace hoche la tête. La mise en garde de Sloan ne tombe pas dans l’oreille d’une sourde. Elle en a bien conscience, et elle se sait au bord du précipice, prête à tomber au moindre coup de vent. Le problème, c’est qu’ici, tout est susceptible de la faire basculer. Je sais, je… J’essaie de faire des efforts, vraiment. Sa voix s’étrangle un instant, et elle hoche la tête à nouveau. C’est difficile, ici. C’est tellement différent, tellement… dépassé, dit-t-elle à mi-voix, pour être sûre de n’être entendue que de Sloan. Ce n’est pas de Ruth qu’elle se méfie, mais on ne sait jamais ; à Walla-Walla les murs pourraient avoir des oreilles. J’en veux à ton père de nous avoir traînés ici. S’il n’avait pas insisté comme ça auprès de Ruth et Gabrielle, on en serait pas là… La vérité est plus complexe, bien sûr. C’est un nœud indémêlable, où la responsabilité de chacun reste encore à établir. Mais une chose est sûre : Grace n’aurait jamais accepté de laisser partir Diana sans la suivre, même si elle ignorait précisément ce qu’elle trouverait en arrivant ici.