Les choses changeaient. Elles changeaient toujours, cela devait être une des seules vérités immuables dans ce monde, et ce, bien avant le big-bang. Les choses changent. Les planètes tournent autour d’un axe, d’un astre, et sur elles-mêmes. Le jour précède la nuit, la nuit suit le jour, le ciel change au grès des saisons, tout comme la météo. Alors, tout ceci était-il similaire depuis la fin du monde ? Ou les choses s’accéléraient-elles ?

En tous les cas, depuis plusieurs semaines, beaucoup de choses changeaient. Seattle était tombé. Le No Man’s Land n’était plus. Il n’y avait plus aucun moyen de contacter la ville, de refaire du troc, de refaire des affaires quelconques, d’une quelconque manière que ce soit. Fort Nisqually était seul, cruellement seul. Unique lumière vacillante au-dessus d’une bougie qui fond comme neige au soleil. Une bougie, cela se protège, cela se renouvèle.

Caleb aussi avait changé. Le bûcheron n’était plus l’être traumatisé qu’il était il y a encore des mois. Il n’était plus l’homme aux valeurs qui lui interdisaient de faire du mal, qui s’auto-flagellait à chaque manquement de sa part. Aujourd’hui, il était un survivant. Il tuerait s’il le fallait, protégerait s’il le fallait, lutterait s’il le fallait. Il travaillerait aussi, s’il le fallait.

Aujourd’hui, Fort Nisqually avait besoin d’une chose : de murs sûrs. New-Eden n’avait jamais été aussi proche que depuis ces derniers jours. Une proximité qui allait de paire avec un niveau de dangerosité extrême, comme le serait la présence d’un ours à proximité d’un terrier de lapin. Mais là où le lapin ne peut faire quoi que ce soit pour épaissir son terrier, ni faire grossir des cultures à l’intérieur de celui-ci, Fort Nisqually et la population des Havens, eux, peuvent toujours se fortifier, s’enterrer, et cultiver.

S’il ne pouvait rien faire en ce qui concerne la partie culture, Caleb, responsable de la scierie et de l’ébénisterie du fort, pouvait être d’un très grand secours en ce qui concernant la partie fortifiée. Les murs, les trois enceintes fortifiées faites en bois, étaient son œuvre, et de son fait. Bien-sûr, ils furent nombreux celles et ceux qui œuvrèrent sous ses ordres. Mais il avait été aux commandes.

Aujourd’hui, la mission devait reprendre : le fort devait être fortifiée pour permettre de résister aux rôdeurs, mais aussi aux super-rôdeurs et à New-Eden. Pour ce faire, le groupe disposait de plusieurs épaisses plaques d’aciers, qui nécessiteraient beaucoup de manutention, beaucoup d’efforts physiques, mais aussi un certain savoir faire pour que tout se mette en place. Pour cela, il pouvait compter sur Saseum. Si l’homme n’était pas bien grand – qui l’était en comparaison du géant Canadien – il était doté d’une forte carrure. Nul doute qu’entre le savoir du bois, et celui du métal, de grandes choses devaient naître bientôt.

« Assez bien, oui. Et toi ? » Lui demanda-t-il, en un sourire de circonstance. « Peut-être qu’ils s’amuseront comme des petits fous, à l’atelier. Il rit. « La scierie tourne à plein régime pour pouvoir fournir le bois nécessaire aux travaux. Il va falloir être à la hauteur, car j’imagine que travailler l’acier n’est pas chose aussi aisée que le bois ! »

Et puis, il posa son épaisse hache sur l’épaule, avant de faire signe à l’homme face à lui de s’avancer, pour débuter le travail.

L’entrain de l’ouvrier faisait plaisir avoir pour l’artisan que Caleb avait toujours été. Un tel entrain était toujours une qualité intéressante chez celles et ceux qui œuvrent de leurs mains dans ce que d’aucun nomme effectivement « l’artisanat ». Une qualité que tous recherchaient chez leurs apprentis, et qui se faisait rare avant que le monde ne devienne… Ce qu’il est devenu aujourd’hui. Certes, Saseum n’était point un apprenti, et son âge était nettement plus grand que celui des habituels débutants. Mais étant plus âgé, et un des responsables du camp, Caleb ne pouvait s’empêcher d’agir en chef, et en contremaître. « Et bien, cet entrain fait plaisir à voir ! Aucune tôle ne nous résistera ! »

A l’instar de son partenaire du jour, Caleb s’avança. Réhaussant d’un geste mécanique et ô combien réalisé inconsciemment au travers de sa vie le tablier de cuir sur lequel pendent ses outils, il emboita le pas de Saseum, le rattrapant bien rapidement. Il salua lui aussi les sentinelles qui, là-haut, là-bas, étendaient leurs regards armés sur tout l’horizon, prêts à défendre chèrement les vies de celles et ceux qui vivent paisiblement dans l’enceinte du fort. Dorénavant, les ouvriers étaient en danger de mort, et ces fusils au-dessus d’eux devaient être leurs seules chances de survie, si une attaque devait survenir.

Et comme Caleb l’avait deviné, Saseum se mit immédiatement au travail. Leurs outils pendant de leurs tabliers, le brouhaha des discussions des autres ouvriers allant et venant derrière-eux, Caleb et Saseum inspectaient les constructions, et l’ouvrier sidérurgique mit immédiatement son expertise au service du bien commun. Caleb l’écouta. Pour lui, l’ouvrier avait de bonnes idées, mais il porta une attention tout à fait particulière au moment où Saseum demanda s’il était possible de renforcer la structure aux endroits clés. Caleb, mains sur les hanches, acquiesçait tout en réfléchissant.

Son esprit visualisait d’ores-et-déjà les forces en présence. En cet instant, il modélisait sous formes de flèches, les forces physiques qui s’appliqueraient sur la structure dès lors que l’on ajouterait des plaques d’aciers. En fonction de leurs longueurs, mais surtout, de leurs épaisseurs – et donc de leurs poids – il voyait déjà la physique s’appliquer. En plus de cela, il imagina les endroits où riveter les plaques afin que les rivets n’endommagent ni ne fragilisent les planches plus que nécessaire. Cela lui demanda environs trente secondes. Cela peut paraître court, mais après le discours de Saseum, trente seconde de vide, a voir Caleb déambuler sans rien dire… Cela pouvait être long, et curieux.
« Il faudra rajouter des contreforts. Et sans doute des deux côtés, mais l’idée d’offrir à des ennemis un étais qu’il pourrait grimper ne me plait pas trop. Nous devrons donc doubler l’épaisseur au pied du mur : ces planches s’enfoncent jusqu’à 1,50 mètre de profondeur en moyenne, deux mètres pour les portions maîtresses. Cet enfoncement permet d’utiliser le sol compacte comme « prise de terre » où se répartissent les forces. Inclure au niveau du sol une épaisseur en pente, qui s’enfoncerait à son tour quelques dizaines de centimètres, pourrait suffire à compenser le poids des plaques. Mais il faudra faire attention à la manière de riveter les plaques sur le bois, ou alors, nous détruirons le cœur et fragiliseront les planches. »

La petite attention qu’eut soudainement Saseum, en demandant si le Canadien tenait le coup, fit tiquer le géant qui se spasma d’un coup. Posant un regard inquisiteur, il tenta de s’en départir bien vite, bougeant son visage comme pour se réveiller et chasser les pensées qui l’assaillent soudainement : Lily, ses échecs, ses errements, ses erreurs… Ses actes manqués. Son enfant à naître, mort en fausse couche… Non, l’heure n’était pas à s’énerver, ni à s’émouvoir.
« Oui. Ça ira. » Dit-il, froidement, changeant immédiatement de conversation. « Tu as besoin de quoi pour faire tout ça ? »