Février 2022

La fin d’après-midi laisse déjà place au déclin du soleil, donnant à la pièce une atmosphère toute particulière. Quelque peu auréolée de teintes orangées qui se peignent aléatoirement sur les murs, l’agencement minimaliste retire à sa fonctionnalité tout aspect trop médical ou aseptisé. Un simple bureau où la chirurgienne, quand le besoin de se plonger corps et âme dans le travail, passe plus de temps que le confort de son canapé, un canapé deux places si peu utilisé que même après toutes ces années il en conserve presque un aspect neuf, quelques décorations ci et là et deux tableaux. Maeve ne s’est jamais encombrée de superflu et son intérieur lui ressemble. Accueillant, mais sans fioritures.
Elle ne reçoit pourtant jamais ici. C’est son sanctuaire à elle, le seul espace qui mélange le professionnel et le privé. En temps normal, une fois la porte passée, le costume de doc tombe et le masque se fissure au profit de la femme, la simple femme.

Mais il n’y a rien de normal dans le cas présent. C’est un défi autant qu’une inquiétude. Ce n’est pas son domaine de compétences. La toubib n’est ni psychologue - ou seulement par la force des choses avec ses patients - ni psychiatre. De la psyché humaine elle ne peut qu’entrevoir un voile fragile et volubile. Des bases. Des écrits. De la documentation. Voilà tout ce qu’elle possède dans la multitude de troubles qui composent ce domaine. Tout est abstrait, tout se meut d’une réaction à l’autre. Il n’existe aucune anticipation, aucun schéma précis auquel se raccrocher.

Pourtant… pourtant, la volonté farouche de percer certains mystères et l’empathie exacerbée dont elle fait parfois preuve la pousse à tenir un rôle qu’elle ne maîtrise que dans une théorie plus qu’élémentaire. Joshua. Au-delà des compétences, bien au-delà de son expérience et de ses talents, dans une trappe sombre d’une conscience éveillée et dix fois supérieure à la sienne, existe une case imprévisible qui ne peut ni être rangée, ni ordonnée, ni oubliée. La schizophrénie.

Et si les traitements peuvent apaiser les ombres mouvantes tapies dans cette sphère si bien compartimentée, ils ne peuvent les faire disparaître. Composer avec elles, voilà tout ce qu’elle peut offrir à son collègue et patient.

Les coups frappés à la porte de sa propre demeure devenue lieu neutre pour leurs sessions afin de ne pas alimenter la psychose la tirent de ses songes et en quelques enjambées elle est devant celle-ci. Inspirant profondément, elle compte jusqu’à cinq avant d’accrocher un sourire discret sur ses lèvres avant d’ouvrir sur le quadragénaire. “Joshua” le salue-t-elle poliment avant de lui céder du terrain pour le laisser entrer. Il connaissait maintenant le chemin et elle le suit, traversant le salon jusqu’à son bureau. Refermant la double porte qui sépare les deux pièces afin de lui offrir l’intimité qui lui revient et surtout la confidentialité, elle le laisse choisir sa place, comme toujours. Soit l’une des deux chaises en face de son bureau, soit le canapé contre le mur. “Comment vous vous sentez aujourd’hui?”

Joshua regarda autour de lui, cherchant le moindre signe d’une ombre, d’un rôdeur, cherchant même dans le bruissement du vent froid un murmure qu’il serait en mesure de reconnaitre. Mais non, il ne trouva que la morsure de l’hiver et la certitude que ce qui l’entourait était assez déprimant pour être la réalité. Il toqua à la porte en se couvrant la main d’un mouchoir, il valait mieux être prudent. Une femme vint lui ouvrir, brune, yeux verts, très belle, tout à fait son genre.

Dans un autre monde, il lui aurait parlé de biochimie en espérant l’attirer par ce biais, ça n’aurait probablement pas marché, mais il aurait essayé. C’est la première chose à laquelle il avait pensé en la voyant la première fois et maintenant la seule chose à laquelle il pensait, c’était éviter de passer pour un digue devant elle : « Bonjour docteur Wheelan. » Il connaissait le chemin, en arrivant dans la pièce, il regarda longuement les chaises ou le canapé… chaise ou canapé ? Chaise, le canapé est plus à même de contenir des saletés et puis c’est mieux pour sa posture de se tenir sur une chaise.

Il prit donc place face au bureau de la doctoresse et répondit non sans un brin d’humour : « Comment je vais ? Et bien aucune voix ne m’a encore ordonnée de relâcher des spores et de tuer mon seul ami. J’en conclus que c’est une bonne journée. » Il valait mieux dédramatiser la situation, en rire plutôt qu’en pleurer, même si Joshua devait reconnaitre que ça le rongeait encore. Mais Pierre était mort, à quoi bon remuer le passé encore et encore, donc il ajouta d’un ton sérieux, en époussetant une poussière imaginaire sur le bureau : « Plus sérieusement docteur, ça va. J’ai mangé comme il fallait ce matin, j’ai de supers projets de recherches en cours et j’ai pris une douche longue et chaude avec du vrai savon. »

Des conforts ordinaires qu’il avait quelques peu oubliés ces dernières années. Avec les médicaments, l’esprit maintenant clair, il pouvait aussi retrouver l’espoir de produire un vrai travail de qualité et de prouver qu’il n’était juste un scatophile taré et meurtrier.

Ses pas dans les siens la chirurgienne conserve un silence volontaire pour ne pas brusquer l’homme le temps qu’il fasse un choix. Celui-ci est quelque peu révélateur en soi. Le canapé confère une dimension intime parfaitement inconsciente. Un certain aspect de… vulnérabilité. Pour certains il devient sécuritaire. Pour certains seulement. Et pour un homme en proie à une affliction qui prend le pas pour contrôler sa conscience, le contrôle semble être l’option la plus sage.
Contournant le bureau, Maeve s’installe doucement sur sa chaise, étudiant chaque geste de son vis-à-vis discrètement en prenant soin de ne jamais s’attarder trop sur ceux-ci ou d’y apposer un jugement. Elle se doit d’être neutre et de conserver une certaine distance. Si l’empathie est une nécessité, elle ne doit aucunement prendre l’ascendant sur l’observation et surtout la prudence. Ses collègues lui ont, après tout, conseillé de ne pas recevoir Joshua chez elle et encore moins seule. Mais comment pénétrer la bulle et la carapace du chimiste si elle ne semble pas lui accorder la moindre once de confiance et de normalité? Et puisqu’aucun psychiatre n’est présent dans le camp, c’est à elle que cette tâche incombe. Non pas qu’elle le prenne comme un poids. Juste un défi. “Vous voyez, vous arrivez à voir du positif maintenant. Ce n’était pas le cas à votre arrivée ici…” souffle-t-elle dans une tentative d’humour pour alléger l’ambiance.

Les premières séances avaient été lourdes et chargées d’une électricité presque palpable dans l’air. Aujourd’hui, tous deux avaient au moins progressé sur ce point. Le regardant nettoyer subrepticement son bureau, elle le trouve plus calme, au moins en surface. Masque savamment étudié ou réel progrès dans les mille tourments qui l’accablaient, Maeve n’aurait su le dire. Encore une fois, elle n’était pas spécialiste dans ce domaine et marchait sur un fil le concernant. “Et c’est important pour vous? La propreté?” Personnelle, autre…

Ce n’est pas tant son schéma de soins hygiéniques qui l’intéressaient sinon le caractère obsessionnel qu’il pouvait prendre. Le fait qu’il semble toujours éviter la moindre surface étrangère et être le moins possible en contact avec celles-ci, son absence de contact physique. Les tocs en elles-mêmes n’étaient pas dangereuses, mais si elles pouvaient les identifier, n’importe quel changement dans ses rituels sonnerait une alarme silencieuse et pour lui, sa sécurité et celle des autres, la quadragénaire préférait prévenir que guérir.