Je ferme les yeux et penche la tête en arrière, appréciant le silence de ma demeure. Depuis que Nathan est parti pour emménager avec May, j’ai une grande maison pour moi seule, certes je dois maintenant me cuisiner moi-même ma nourriture et mes talents sont assez… discutables dans ce domaine. Mais cette solitude me convient bien finalement, plus de visite intempestive, de bruits de couples divers et variés, je peux m’étaler, étaler mes documents un peu partout, travailler dans n’importe quelle pièce, laisser trainer des maquettes et des schémas sur toutes les tables sans culpabiliser.

Je peux également profiter de ces moments de solitudes pour me permettre une chose que j’avais laissé tombé depuis un moment. Je peux de nouveau chanter, chanter fort et aussi longtemps que je le désire, même faussement, simplement pour le plaisir. C’est ce que je fais alors que j’ai les yeux fermés et que je suis parfaitement détendue :
« Raise your hand
For the lady of the dark
Soldier with no will to kill
With a philanthropic heart
Forever
Break the norm
She's the girl in uniform
Fighting side by side with men
She will fight until the end »

Mais quelques coups se font entendre à ma porte, me coupant alors même que j’étais dans le refrain de la chanson. Non ? Ce n’est pas déjà aujourd’hui ? Seule dans une grande maison, je savais bien que ce ne serait que temporaire, nous recevons des nouveaux régulièrement et il faut bien les loger. On m’avait prévenu que j’allais recevoir un colocataire d’ici peu de temps mais j’avais visiblement oublié que ça serait aujourd’hui.

Je suis en pantalon de treillis, un simple débardeur la plupart de mes tatouages apparents, les cheveux mouillés, guère présentable, mais je n’ai pas le temps d’enfiler une veste ou de me sécher les cheveux. Sinon la personne risquerait d’attendre au-delà d’un délai raisonnable. Je me présente donc à la porte rapidement et l’ouvre, dévoilant mon visiteur et potentiellement nouveau colocataire. L’on pourrait raisonnablement penser qu’il s’agit d’un début dans un mauvais film, mais qu’importe : « Bonjour, vous devez être Ian, je me présente, je suis Adrienne. » L’accent français toujours bien présent.

Mon sac jeté sur l'épaule, je regarde la façade de mon futur chez moi...Enfin si la locataire déjà présente m'acceptait évidemment. Elle paye pas de mine cette baraque, mais de ce que je vois, elle est plutôt grande, spacieuse, a deux, on devrait pas trop se marcher dessus...Enfin je crois. J'ai un peu d'expérience dans la collocation heureusement même si vivre avec une inconnue restait tout de même un peu... Bref. Adrienne. C'est le prénom qu'on m'a donné, c'est une pilote. A elle les airs et a moi le sol ? Ouais, c'était un peu le yin et le yan de base mais ça m'amusait.

Je resserre mes doigts autour des hanses de mon sac et grimpe les quelques marches m'emmenant a la porte d'entrée. Je suis a deux doigts de frapper quand les cris d'agonie d'une casserole me percent les oreilles. Euh... On m'avait pas prévenu qu'elle avait un côté Castafiore... Mais ça a quelque chose d'amusant en fait. Sauf pour mes oreilles qui ne vont pas tarder a saigner a ce rythme. J'étouffe un rire avant de frapper le panneau de bois assez fort pour être entendu par dessus un air particulièrement aigu. J'ai a peine reconnu Sabaton et je ne sais pas si ça annonce la couleur.

Finalement, la porte s'ouvre sur une femme qui...sort de la douche donc. Plutôt belle mais je ne suis pas assez idiot pour ne pas voir un caractère bien trempé caché derrière les traits de son visage. Peut être plus âgée que moi et.... Mes yeux se posent un instant sur les tatouages qui parent ses bras. On a pas confondu pilote et biker ? Je plaque un sourire tranquille sur mon visage. M'arrêter a la couverture ne me ressemble pas tellement, je tends une main. « Ian Reid oui. Enchanté. » autant voir tout de suite si mon frère a laissé traîner des briques derrière lui. « Bonjour, désolé, je suis en avance mais j'en pouvais vraiment plus du dortoir. » Française d'après son accent mais ça, je le savais déjà, on m'avait prévenu. « Sacrée interprétation de lady of the dark d'ailleurs. » Mon sourire s'élargit un peu. Bon certes, elle sait pas tellement chanter mais au moins, elle avait du goût en matière de musique, quoique j'étais plutôt touche a tout a ce niveau. « Ca tue mon stéréotype Piaf des français. » je n'avais jamais mis un pied en France, mais je crois que leur culture musicale se limitait a Brel et Piaf... Dans les faits, c'était sans doute pas le cas évidemment. Puis je balaie des yeux ses cheveux encore mouillés. « Je te dérange peut être, tu veux que je revienne plus tard ? » Après, j'étais venu dès qu'on m'avait donné une adresse mais même en pleine apocalypse, la politesse ça se faisait non ? J'avais débarqué sans prévenir.

Je ne pensais pas chanter si fort, au point que quelqu’un aurait pu m’entendre depuis l’extérieur, mais je me contente de sourire et de déclarer : « Flatteur. » Même si le compliment me fait plaisir, il doit être néanmoins quelque peu mensonger, dans la mesure où je chante encore plus faux qu’un fumeur de 70 ans. Sur le cliché français, je lui rétorque aussi très simplement : « La musique française est malheureusement à l’image de nos politiciens, timorée, faible, sans saveur. Heureusement qu’ils ne sont plus de ce monde. Les uns comme les autres. »

Piaf et tous les chanteurs de varieté française qui ont pollués le paysage musicale pendant toutes ces décennies.

Ian propose de repasser plus tard, mais pas question, il est là maintenant, il va y rester et faire sa visiter comme un homme bien éduquée : « Je ne sortais pas de la douche en soit, simplement, j’avais oublié que tu devais te présenter aujourd’hui. Entre. » Je m’efface et le laisse pénétrer dans mon salon, j’ai l’impression que quelqu’un entre dans mon intimité à cette seconde, j’ai très rapidement repris mes habitudes de solitaires et c’est presque méfiante que je l’accompagne :

« Ne fais pas attention au désordre ambiant, je suis seule depuis quelques temps et j’ai profité de l’espace et de la solitude pour m’étaler quelques peu. » Un doux et maigre euphémisme quand nous voyons la masse de papiers qui traine. Je crois avoir dévaliser la moitié du stock national du fort juste pour moi. Mais il faut ce qu’il faut pour noter tout ce que j’ai à noter.

Je vais dans la cuisine et je fais chauffer de l’eau, que pourrais-je bien lui offrir pour mettre dans l’eau ? Du café ou un ersatz ? Qu’importe, je crois qu’il y a de vieux sachets de thé, ça ferait tout à fait l’affaire pour mon invité du moment. Je reviens vers lui : « Parles moi un peu de toi Ian, que faisais-tu avant la chute ? Quelles sont tes passions et ambitions et aussi… quel est ton niveau d’étude ? » C’est important pour moi, histoire de ne pas me retrouver avec quelqu’un aux pensées limités et à la culture défaillante.

Je hausse un sourcil amusé. « C'est un jugement sacrément sévère, je pensais les français plutôt chauvin. Tu brise tout les mythes. » La première impression est souvent la bonne, même si je n'avais pour habitude de juger au premier coup d'oeil non plus. Mais pour le moment, elle me plaît.

Elle me reprend tranquillement et je hoche légèrement la tête. « Tant que ça te va. » Oui, je ne suis pas chiant généralement. J'ai l'habitude de vivre seul et en même temps, je sais vivre a plusieurs. C'était un peu contradictoire mais ça m'avait appris a vite m'adapter aux autres. Je passe le pas de la porte et je me fais immédiatement happé par le monde intérieur de ma future colocataire.... Je n'étais pas une fée du logis mais j'aimais que mon intérieur soit un minimum ordonné...Là... Machinalement, je jette des coups d'oeil sur les papiers étalés partout, on dirait des plans. J'étais familier avec ça même si j'étais plus axé sur les structures civiles qu'aériennes. Je me penche un peu sur un plan a moitié fini. Elle laisse traîner ses affaires partout mais ce plan est structuré a merveille. Mmmh. Je ne dis rien et me contente de la suivre dans la cuisine.

Alors qu'elle s'affaire tout en me posant un tas de question, je m'installe sur une chaise, me retenant de lui proposer mon aide...Qui serait superflue vu que je ne connais pas l’agencement de la maison. Le feu des questions me fait un peu sourire, mais au moins, ça a le mérite de ne pas laisser un étrange malaise s'installer. « Ingénierie. J'ai un diplôme d'ingénieur dans le domaine génie civil, agencement des structures citadines ce genre de truc. Je venais de commencer a bosser pour la ville de Seattle quand ça a commencé. Merci. » fis je quand une tasse atterrit devant moi. Du thé. Marrant, j'aurais vu les français plus caféine, comme quoi. « J'avais pour ambition l'idée de mener par moi même un projet grandiose, genre site industriel dernier cri ou un resort a la pointe du luxe. » ajoutais je avec un léger rire. Ouais ça c'était avant. « Maintenant...Déjà survivre serait pas mal... Et ma passion, disons que j'étais un geek, un vrai, la bouée autour des hanches qui va avec. » Bouée que j'avais vite perdu a force de me battre pour manger ou juste pour ma vie. Je bois une gorgée de thé, laissant l'amertume du breuvage s'étaler sur mes papilles. Pas mauvais. « Je suis plutôt ordonné, pas trop chiant, enfin je crois et ma mère m'a apprit a faire la vaisselle et a repriser des chaussettes. » continuais je avec une étincelle rieuse au fond des iris. « Ah et je sais faire a manger, du moment que c'est des pâtes et du riz. »

Un ingénieur dans le civil, très intéressant, j’aurai préféré un étudiant en aéronautique mais au moins, j’aurai quelqu’un avec qui je pourrai communiquer sans problème : « Quelques-uns de mes camarades de promotions sont devenus des ingénieurs civils, c’est une carrière tout à fait honorable. » Certains sont allé travailler sur les plans de la Burj Khalifa par exemple, d’autre simplement dans le domaine publique. Mais ils restent des ingénieurs :

« Je dois avouer qu’à te voir de cette façon, j’ai du mal à te voir petit gros à lunette, plus intéressé par les plans que part quoi que ce soit d’autre. » La bouée dont-il parle est un lointain souvenir et c’est même un bel homme que j’ai devant moi : « Je peux t’assurer d’une chose Ian, ici, tu vas trouver un défi à ta mesure, tout est à reconstruire. Les seuls limites seront celles de tes capacités intellectuelles et ta capacité à convaincre June que c’est une bonne idée. » Cela pose les bases de comment ça se passe ici. Je ne doute pas un seul instant qu’il saura faire sa place. Et puisqu’il s’est si obligeamment plié au jeu de la présentation, je me dois de faire de même, par pure politesse :

« J’ai fait des études en ingénierie à l’école polytechnique de Paris, je préparais le concours pour devenir pilote de chasse. Concours que j’ai eu, mais j’ai eu un accident d’avion quelques semaines avant d’intégrer l’école. Double fracture du dos, écrasement partiel de l’œil gauche et réduction de l’acuité visuelle. » Un diagnostic sombre, mais dont j’ai su surmonté les fatalités et me retrouver là où je suis à cet instant : « J’ai néanmoins terminé pilote de haute voltige et maintenant je suis à la tête d’une escadrille. »

Une fois nos présentations faite, j’apprécie son ton humoristique et amusant : « Tu cumules les bons points en fait Ian, ça serait un plaisir que tu emménages ici. » Je constate avec amusement que ses yeux se posent à plusieurs reprises sur les derniers plans que je suis en train de griffonner. L’œil professionnel sait reconnaitre des équations de résistances et un schéma éclaté quand il en voit un, peu importe le domaine : « Nous sommes en train de restaurer un chasseur, un spitfire modèle XIX, une merveille. » Ma voix se chauffe largement à cette évocation, j’ai tellement hâte de le terminer, de le faire voler et d’être la reine du ciel.

Je hausse un sourcil. « Ah oui ? Pourtant tu es axée aéronautique non ? Enfin d'après les plans que j'ai vu. » Mais après, le parcours de base doit être le même, on se spécialise après. J'éclate de rire quand elle répond a mon côté geek. « Non je ne porte pas de lunettes. Dans ma famille, Locke était le sale gosse, moi le geek obéissant, studieux et notre sœur était l'artiste » indiquais je en levant ma tasse, cachant un sourire légèrement amer a la mention de ma sœur. Je ne savais toujours pas son destin... mais je me réveille assez vite de mes pensées sombres quand Adrienne enchaîne. « Je me demande laquelle des deux limites est la plus infranchissables. » Le tout accompagné d'un sourire amusé mais... « Mais j'aime les défis, je suis du genre un peu borné donc... » Je hausse une épaule pour souligner mon propos. Ouais j'ai la manie de pas abandonner, même quand il le faudrait.

Finalement, elle se présente a son tour et je hausse les sourcils, un peu surpris. Je n'imaginais pas un parcours aussi atypique et surtout... « Tu as bien su rebondir, beaucoup aurait abandonner le vol après ton accident. » Et sombrer dans la dépression aussi. Personnellement, ce que je faisais avant ne comportait aucun risque. « Et...Ca fait quoi de voler ? Je veux dire, j'ai déjà pris des avions grandes lignes mais je suppose que ça n'a rien a voir. Je suis un peu curieux pour le coup. » Surtout, elle s'est accrochée a ce qu'elle voulait faire malgré ce coup du sort. C'était courageux, mais en même temps, vu la façon dont elle me parlait, je savais déjà que c'était une femme de tête, indépendante et assez forte pour envoyer le monde se faire foutre au besoin. Le genre de femme qui faisait peur parfois et qui pouvait même écraser dans l'oeuf toute velléité de machisme...Heureusement que j'avais été élevé par ce genre de femme...Quoique ma mère avait une douceur que je ne décelais pas chez Adrienne, mais je pouvais me tromper.

La suite m'apprend que j'ai passé le test d'embauche on dirait et un large sourire se peint sur mon visage. « J'étais un bon fifils a maman, y a des restes. Merci de m’accueillir dans ce cas. » repris je avec humour. Ce n'était pas totalement faux cela dit, que j'étais un fifils a maman. Locke traînait plus avec notre père et après, il brillait par son absence....Bref. J'ai presque l'impression d'être prit en flagrant délit de curiosité quand elle enchaîne. Ah. Elle a remarqué. Elle était plutôt fine et attentive. Mais je suis aussi surpris par la chaleur qui se dégage de sa voix quand elle me parle de son projet. J'avais a faire a une passionnée sans aucun doute.  « Sérieusement ? » J'avoue que je suis plutôt impressionné. Déjà l'idée qu'une flotte, petite mais pas des moindres, puisse encore voler me laissait souvent sur le cul. « Je n'y connais pas grand chose en aéronautique mais ce n'est pas un modèle de la Seconde guerre mondiale ? Je crois en avoir déjà vu en meeting aérien mais je n'en suis pas trop sûr, trop d'ailes et de rotors. »

« J’aime bien ta façon de penser. » Il a une bonne façon de penser, de l’optimisme, de la détermination. Il me plait le Ian, ce sera un excellent colocataire je n’en doute pas une seule seconde. Je finis par rebondir sur ce qu’il évoquait un peu plus tôt, concernant les avions datant de la seconde guerre mondiale : « C’est l’avantage d’une technologie à l’ancienne, simple et efficace, une électronique réduite au minimum, simplement le nécessaire. » Alors qu’un avion à réacteur consommera beaucoup plus, demandera un entretient spécifique et une piste en dur :

« Nous avons exclus les chasseurs à réacteurs de par leur consommation énorme en carburant et leur technologie au-delà de la portée de nos mécaniciens. » Et puis, je n’ai aucune expérience dans ce domaine, je serais forcément peu avantagé… Mais je réagis avec un temps de retard quand il me parle de son frère : « Tu parlais de Locklan ? J’aime beaucoup passer du temps avec lui, c’est un passionné lui aussi, il nous a beaucoup aidé à mettre notre projet en œuvre, mais je ne crois pas me souvenir qu’il n’est jamais mentionné un frère. »

C’est uen très agréable surprise, Locklan est quelqu’un sur qui on peut compter : « Une vraie famille de petits génies en fait. » Le talent est génétique, j’en suis persuadée, une famille contient rarement un seul génie et quand on vient d’une famille prestigieuse comme la mienne, cette hypothèse fait presque office de théorème. Je fais signe à Ian de me suivre, c’est bien beau de voir l’état du salon et de la cuisine, mais je me dois aussi de lui montrer là où il va dormir. Il a le choix entre plusieurs d’entre elles ; j’espère qu’il n’en prendra pas une à côté de la mienne, car s’il décide de ramener du monde, j’ai pas envie d’être ennuyé par des râles des et bruits de lit qui tape contre le mur : « Je te fais visiter les chambres ? » C’est autant un ordre qu’une question.