Un dernier coup d’œil dans le miroir alors que je m’assure que mes boucles sont impeccables et que je suis aussi présentable que possible. Je sais, c’est idiot, mais j’apprécie toujours quand Grace me dit qu’elle me trouve jolie. Evidemment, je préfère ne pas réfléchir au pourquoi du comment, je me dis juste que, de la part d’une femme aussi belle qu’elle, c’est un compliment à ne pas prendre à la légère. Et rien de plus.

Je ne pensais que Grace et moi nous deviendrions aussi amies. Et pourtant, c’est le cas. J’apprécie vraiment sa compagnie et elle a quelque chose de rafraichissant, en totale opposition avec les autres jeunes filles que je peux fréquenter et qui, pour la plupart, sont mariées depuis quelques mois et passent leur vie à se vanter de leur situation, de leurs grossesses et de leur place dans la société de Walla-Walla. Avec Grace, on peut discuter d’autre chose et elle est probablement la seule à qui j’ai raconté mon enfance au Texas. Avec les chevaux, les grands espaces, les heures passées dehors à me sentir libre et insouciante. C’est probablement la seule personne avec qui je parle de ça d’ailleurs. Je n'ai pas envie de passer pour une ingrate qui n’aime pas sa vie ici, bien au contraire. Mais elle ne me jugera pas, ça je le sais.

Alors, depuis le départ de Ray et de mon père, je passe plus souvent la voir. Les journées sont bien remplies mais, pour autant, je ne manque jamais notre rendez-vous hebdomadaire. Je l’attends même avec une impatience certaine. Et cette semaine, c’est chez elle que je me rends. Je crois qu’elle a parlé de faire une balade. Je me demande à quel point on pourrait aller voir les chevaux, même si c’est un peu loin. Il faut dire que je n’ose jamais demander, de peur qu’on me dise que c’est inapproprié de ma part. Mais, sait-on jamais, sur un malentendu.

J’embrasse April avant de filer, laissant Onyx à ses bons soins et je file, réalisant que je suis presque en retard. Une boite de petits gâteaux sous le coude, je traverse le district 3 pour rejoindre le 4, sans même faire attention à la route. A force, je la connais par cœur. Un sourire aux miliciens qui montent la garde entre les deux districts et je leur laisse chiper un gâteau alors que l’un d’eux ne semble pas se soucier du fait que je sois mariée pour me regarder avec beaucoup d’attention. Un peu trop même et le rouge me monte aux joues alors que je suis gênée mais que je n’ose pas vraiment le remettre à sa place. C’est quand il finit par attraper mon bras pour me demander si je ne veux pas m’amuser un peu que j’arrive à trouver le courage de filer, le nez rivé au sol avec une vague envie de pleurer. Et c’est particulièrement mal à l’aise que je frappe à la porte des Ross, jetant des regards réguliers par-dessus mon épaule pour m’assurer que le milicien ne m’a pas suivie. C’est la silhouette longiligne de Grace qui se détache dans l’embrasure de la porte et mon visage s’illumine dès que on regard croise le mien. « Bonjour ! Ravie de te voir ! J’espère que je ne suis pas trop en retard. Les miliciens de garde ont été un peu… entreprenants. J’ai eu du mal à m’en défaire. » Un froncement de sourcils alors que j’essaie de chasser ça de mon esprit sans grand succès. « Comment tu vas ? » Et je lui tends la boite de biscuits. « April les a faits pour toi. Ce sont tes préférés. » J’espère que ça va lui faire plaisir.

Ces dernières semaines ont été un véritable cauchemar.

Si elle n’avait ressenti aucun symptôme jusqu’à la découverte de sa grossesse, son corps semble rattraper son retard, et plutôt deux fois qu’une. Chez elle, les nausées matinales semblent durer jusqu’à la nuit tombée, et Grace a constamment le cœur au bord des lèvres, incapable de voir, ou même de songer, à la nourriture sans avoir immédiatement envie de vomir. Parfois, les médicaments aident un peu, et son médecin fait ce qu’il peut pour la soulager. Mais elle voit bien, au pli soucieux qui barre son front lorsqu’il la reçoit en consultation, que quelque chose ne va pas. Elle n’a qu’à regarder dans le miroir pour le voir, de toute façon. Elle a perdu du poids, et même si tout le monde lui répète que c’est normal les premiers mois, la jeune femme ne peut s’empêcher de trouver cela étrange. Comme son gynécologue, elle espère qu’il ne s’agit que d’une mauvaise passe, et que le reste de sa grossesse se déroulera un peu mieux.

En sortant de la salle de bain, Grace chancèle et heurte la poignée de la porte, grognant sous l’effet de la douleur. Evidemment, elle ne peut pas encore mettre cela sur le compte d’un centre de gravité déplacé, et seule sa maladresse est à mettre en cause. Une main effilée vole jusqu’à son coude pour frotter le bleu, et elle grimace. Victor va encore l’interroger sur cette nouvelle marque, réalise-t-elle, et craindre pour le fœtus. Après tout, il est presque étonnant qu’elle n’ait pas encore dévalé les escaliers tête la première… Passant dans la chambre, elle jette un coup d’œil fugace au miroir. Aujourd’hui, elle ne travaille et a pu dormir autant qu’elle le voulait. En sortant du lit, elle a enfilé un pantalon de sport taille Victor et un t-shirt beaucoup trop large pour elle. Si quelqu’un la voyait ainsi, elle serait probablement traînée en place publique pour y être flagellée, mais elle n’a pas l’intention de sortir et compte bien retourner au lit dès qu’elle se sera rincé la bouche.

Sauf que… quelques coups résonnent à la porte d’entrée, et Grace sursaute. P’tain mais… Elle n’attend personne, son rendez-vous hebdomadaire avec Lynn n’a pas lieu avant… Merde ! Merde, merde, merde, merde… répète-t-elle en se ruant hors de la chambre, direction les escaliers. Par miracle, elle ne glisse que sur la dernière marche et se rattrape comme elle peut avant d’atteindre la porte. Comme prévu, c’est le visage souriant de Lynn qui lui fait face, et la présence de son amie lui réchauffe immédiatement le cœur. Comme toujours, la blonde est tirée à quatre épingles, un contraste effrayant avec l’allure dégingandé et débrayée de Grace. Lynn ! Entre, vite ! fait-t-elle, vite interrompue par le babillage de la jeune épouse. Les miliciens ? Qu’est-ce qu’ils - Là encore, la blonde lui coupe la parole, l’interrogeant et lui fourrant une boîte en métal dans les mains, en précisant qu’il s’agit de ses préférés. Le son qui en sort ne laisse aucun doute sur le contenu et elle sent immédiatement la nausée monter. Excuse-moi, marmonne-t-elle en rendant la boîte à son amie, et en se précipitant vers les toilettes les plus proches.

Je suis heureuse de voir Grace. Ca fait des semaines que nous n’avons pas pu être juste toutes les deux, pour passer un peu de temps ensemble à discuter de tout et de rien. Je sais, ça peut sembler improbable que nous ayons des sujets de discussion et que nous nous entendions aussi bien alors que nous sommes si différentes. Et pourtant, c’est le cas, mon attachement pour Grace grandissant à mesure que le temps passe. Je suis soulagée que ce soit elle qui m’ouvre et je m’engouffre à l’intérieur, le visage rayonnant.

Mais, alors que je commence à lui parler, elle s’excuse et file aux toilettes. Il n’y a pas vraiment de place au doute quant à ce qu’elle est en train de faire et j’ai une grimace compatissante, même si elle ne peut pas la voir. Je m’engouffre dans la maison, que je connais plutôt bien, attrapant un linge que je mouille pendant qu’elle est encore … occupée. Oui, on va dire ça comme ça. Je pose la boite de biscuits sur la table et j’attends tranquillement qu’elle, avant de lui attraper la main pour l’entrainer sur le canapé. « N’essaie même pas de protester. » Je l’oblige à s’assoir et je pose le linge frais sur son front avec douceur, laissant filer quelques secondes avant de reprendre, d’un ton léger. « Alors, tu me racontes ce qui t’arrive ou j’essaie d’imaginer tout et n’importe quoi ? Sachant que ça va aller de l’intoxication aux crevettes à la grossesse. Alors à toi de me dire ce qu’il en est. » Après tout, ils sont mariés depuis plusieurs mois avec Victor, ce serait normal qu’elle soit enceinte. Et ce serait merveilleux de voir un enfant de plus naitre entre ces murs.

Même si je sais que Grace n’est pas plus enthousiaste que ça à l’idée d’être mère. Nous n’en avons pas beaucoup parlé, mais elle n’avait jamais preuve d’un grand intérêt à ce sujet. Alors, même si j’espère que ce sera ça, je fais en sorte de ne pas m’enthousiasmer, que ce soit pour éviter une déception mais aussi pour ne pas l’effrayer si c’est le cas. « On dirait que tu n’as pas passé la meilleure des journées hein… » J’ajoute d’une voix toujours aussi douce, alors que je continue de tapoter doucement son visage avec le linge. « Tu veux boire quelque chose ? Un peu d’eau ? » Finalement, mon histoire de miliciens attendra bien quelques minutes. Ce n’est pas comme s’ils risquaient de venir m’importuner ici de toute façon.

Au moins, Lynn a le bon goût de la laisser tranquille pendant qu'elle se vide dans les toilettes, restant sagement à distance le temps qu'elle finisse. La saveur amère de la bille lui envahit la bouche, lui brûle la gorge. Les yeux piquants de larmes de honte contenues, elle appuie sa joue contre le carrelage frais du mur, repoussant une nouvelle nausée à l'idée que celui-ci n'a peut-être pas été nettoyé depuis un moment. Il faudra qu'elle pense à le faire, si elle est destinée à passer le reste de sa grossesse penchée sur la faïence immaculée des toilettes, partagée entre l'envie de vomir et une fièvre brûlante. Définitivement, elle hait chaque instant de cette grossesse, elle hait cet être qui se terre sous son nombril et qui la déchire de l'intérieur.

En sentant la main de Lynn sur la sienne, Grace se laisse entraîner sans protester, devançant la réprimande de sa meilleure amie. Autant que possible, elle s'efforce de ne pas peser sur Victor, de se débrouiller seule. Attentionné comme il l'est, le jeune homme fait néanmoins tout ce qu'il peut pour la soutenir et l'aider. Mais ce n'est pas toujours suffisant, et quand elle est seule à la maison, les choses se compliquent. Avoir quelqu'un qui prend soin d'elle est toujours apprécié, même si elle a honte d'être aussi faible, vulnérable. Merci, souffle-t-elle à l'intention de Lynn, les yeux clos. La jeune femme a le sentiment d'avoir couru un marathon, alors même qu'elle en est parfaitement incapable dans son état.

Un instant passe, avant que la blonde ne lance les hostilités et l'interroge sur les raisons de ses vomissements. Inspirant profondément, Grace rattrape le linge et essuie son visage avec, avant de répondre. Je suis enceinte, fait-t-elle en baissant les yeux. Le dire à voix haute, même si ce n'est pas la première fois, ne fait que rendre tout cela un peu plus réel, un peu plus tangible. Secouant doucement la tête, elle relève les yeux sur Lynn. Comme toujours, son amie est compatissante, et prend soin de ne pas déborder d'émotions en apprenant sa grossesse. Tant que je ne le savais pas, ça allait très bien. Mais depuis que je l'ai appris, je suis tout le temps malade. Je crois que je vais devoir arrêter de travailler plus tôt que je le voulais, ajoute-t-elle, dépitée.

Hochant la tête, elle tente de se lever, pour préparer elle-même son verre. Grace n'aime pas être prise en pitié, n'aime pas qu'on fasse tout pour elle, même si elle a toutes les peines du monde à se mouvoir. De l'eau, ou une infusion de menthe. Ça aide, parfois. Mais pas assez souvent. Cela ne l'empêche pas de passer la majorité de son temps avec le cœur au bord des lèvres, quand elle ne rend pas carrément le liquide après l'avoir bu. Tu veux quelque chose, toi ? Ce n'est pas parce qu'elle se sent mal qu'elle ne doit pas offrir à boire à son invitée. De toute évidence, les exigences de New Eden ont fini par la gagner peu à peu.

J’attends sagement que Grace finisse… ce qu’elle a à faire. La scène est un brin gênante mais, au fond, j’ai déjà vu et entendu bien pire, surtout depuis que je travaille comme aide-soignante. Je me demande si je pourrais continuer encore longtemps, si Ray voudra bien me laisser y travailler une fois que je serais enceinte. A cette pensée, j’ai un sourire pour moi-même, murmurant une prière pour que Dieu nous permette d’avoir aussi vite que possible notre petit miracle à nous. Dans ce monde dévasté, avoir des enfants est tout de même notre priorité. Assurer la vie, être un rouage dans cette grande machine pour que l’Humanité puisse aller de l’avant. Voilà qui serait merveilleux. Et si fondamentalement, je suis plutôt soulagée de ne plus avoir à remplir mon devoir conjugal pendant l’absence de Ray, j’ai tout de même hâte qu’il revienne. Et que nous puissions avoir un enfant.

Sauf que je sais que ce n’est pas le cas de Grace, que les choses sont plus difficiles pour elle. Et, si elle souffre déjà de la pression de notre société, je n’ai pas envie d’en rajouter une couche. Alors je me fais aussi prévenante que possible, attendant de voir si elle confirme ou non mon hypothèse. Mon pouce glisse sur sa tempe, avant que ne je finisse par la questionner. « Oh. Je vois. Et je suppose que… » J’ai un regard autour de nous avant de souffler, à mi-voix. « Tu aurais préféré que ce soit une indigestion qui dure un peu trop longtemps. » Ce n’est pas vraiment une question. J’ai parlé d’une voix douce, essayant de ne pas la juger. Parce que rien n’est aussi simple qu’on le voudrait, surtout à nos âges. « Ca ne va pas vous aider ça. » Je sais qu’elle a besoin de travailler, plus que moi. Que ce soit pour s’occuper l’esprit, mais aussi pour contribuer à la vie de famille. C’est qu’ils sont nombreux les Ross.

Quand je la vois tenter de se lever, je mime une révérence exagérée et j’attrape son bras. « Si madame veut bien me faire l’honneur. » Notre différence de taille rend la scène ridicule, mais c’est l’idée. Je ne veux pas qu’elle se sente prise en pitié tout en l’aidant comme je le peux. « Maman buvait beaucoup de tisane à la menthe et de la camomille quand elle était enceinte. Elle faisait aussi des exercices de respiration pour essayer de faire passer les nausées. Je pourrais te montrer si tu veux. » J’ajoute, non sans un regard curieux à la cuisine. « Je peux faire une tisane pour nous deux si tu veux. Et pendant ce temps, tu me diras comment tu te sens vraiment. » Parce que la nausée, c’est une chose. Mais il y a aussi tout le reste. Et une fois de plus, je note dans mon esprit de ne pas oublier que les choses sont plus difficiles pour Grace que pour d’autres. Et qu’il ne faut jamais juger son prochain de crainte d’être jugé.

Les gestes doux, mesurés, de Lynn lui donnent envie de pleurer. Pleurer sur l’absence de sa mère, pleurer sur la laideur de ce monde, sur les rouages détraqués du cerveau malade qui les maintient tous dans cette cage dorée. Pleurer sur elle, aussi. Sur le sentiment de haine qui l’envahie lorsqu’elle pense à ce bébé dans son ventre, mêlé à la brûlure cuisante de la honte. Grace sait qu’elle ne devrait pas penser cela ; qu’elle ne devrait pas ressentir cela. À en croire les autres femmes, elle devrait être au comble de la joie, se projeter dans les mois à venir, les années qui suivront. Établir des listes : prénoms, naissances, achats, etc. Se demander ce qu’elle mettra au monde, et si le suivant sera différent. Au lieu de quoi, la jeune femme aspire seulement à se poignarder le ventre, jusqu’à se rendre inutile ; inutilisable. Un morceau de chair mouvant, animé de vie, mais incapable de la donner. Une aberration, aux yeux des dirigeants de leur petit microcosme pathétique. Un soulagement, aux siens.

La tentative de plaisanterie de la blonde lui arrache au moins un sourire grimaçant. Oui, exactement. Quelque chose de cet ordre-là, en tout cas… Tout, plutôt que la sinistre vérité. S’il n’y avait pas les nausées constantes pour lui rappeler à chaque instant la présence de cet enfant, Grace pourrait réussir à l’ignorer pour quelques mois encore. Son ventre toujours relativement plat – ou du moins facilement dissimulable sous les vêtements – ne laisse rien présager de sa grossesse et elle s’efforce comme elle peut de s’accrocher à cette image. Piteusement, la jeune femme baisse le nez, fixant ses mains aux ongles rongés. Il n’y aura jamais de bon moment, pour moi… Mais actuellement, c’est vraiment pire que tout. L’addition d’un bébé ne réjouit personne, pas même le futur père, bien trop jeune pour penser déjà à cela. Ils n’ont cependant pas le choix et doutent d’être aidés à la hauteur de ce dont ils auront véritablement besoin. On a déjà à peine les moyens de vivre, pour l’instant, murmure-t-elle d’une voix presque inaudible, plus pour elle-même.

Pour être honnête, Grace est plutôt soulagée de ne pas avoir à se lever, et se renfonce dans le canapé, fermant les yeux pour ne plus voir la pièce tourner. Elle les rouvre néanmoins, quand Lynn commence à évoquer sa mère. Le regard que lui lance la métisse est chargé de curiosité autant que de tristesse. Elles ont perdu leur mère à quelques mois d’intervalle, dans des conditions, sinon similaires, au moins assez proches. Même si Grace savait que la maladie de Diana finirait par l’emporter, sa mort a été aussi brutale et inattendue que celle de Willow. Pour autant, les deux orphelines n’ont jamais pris réellement le temps d’en parler, pour ne pas raviver la peine, et Grace est presque surprise d’entendre son amie partager avec elles les petites astuces de sa mère. Après un silence, elle finit par hocher la tête. Je veux bien, s’il te plaît… Elle pourrait s’adresser à Tasya, pour avoir des conseils. Mais quelque part, le trop petit écart d’âge entre elles ne lui permet pas d’ériger son amie en autorité en la matière. Dans son esprit, seul l’âge et une longue expérience – si possible répétée – de la maternité permettent d’acquérir ce statut. Un rôle qu’auraient pu remplir Diana et Willow, si elles n’avaient pas disparu aussi tôt dans la vie de leurs filles.

Hochant doucement la tête, Grace acquiesce. Deuxième placard en partant de la gauche, indique-t-elle à Lynn, lui désignant où trouver les infusions de menthe. Pour le reste, elle la laisse se débrouiller : son amie connaît sa maison aussi bien qu’elle, sinon mieux. Grace n’est pas connue pour être une excellente ménagère, encore moins pour être organisée. Chaque chose trouve une place, qu’importe que cela soit la sienne, ou non. Laissant Lynn s’affairer pour leur préparer une boisson chaude, la jeune femme attrape un coussin et le serre contre son ventre, y enfouissant son visage défait. Elle ne relève la tête qu’en sentant le léger tangage du canapé lorsque la blonde y reprend place, prête à écouter son amie vider son sac. Posant un regard plein de reconnaissance sur elle, Grace tend immédiatement une main dans sa direction. Au moins peut-elle s’estimer heureuse d’avoir trouvé chez Lynn une amie précieuse, avec qui elle peut parler librement. Si elle la juge ou réprouve, la jeune femme n’en dit rien. Pas plus qu’elle ne la dénonce. Et pour cela, Grace ne peut que l’aimer.

Je continue de m’occuper de Grace avec toute la douceur et surtout, toute l’affection que j’ai pour elle. J’ai toujours cette petite voix, insidieuse, qui me souffle de ne pas être trop proche d’une autre femme comme j’ai pu l’être de Betsy. Mais je l’ignore. Je saute même à pieds joints dessus pour l’étouffer, alors que je n’ai pas envie que quoi que ce soit vienne gâcher la relation qui se développe avec celle que je vois un peu plus chaque jour comme la meilleure des amies que j’ai pu avoir. Nous avons beau être bien différentes, avec elle, je me sens moi-même et je n’ai pas besoin de chercher à être la parfaite jeune femme de New Eden. Parce que ce n’est pas du tout ce qu’elle attend de moi. A dire vrai, je me demande même ce qu’elle peut attendre de notre amitié. Ou de mon comportement.

Laissant cela de côté pour le moment, alors que je remets une petite mèche de cheveux en place et que j’ai une moue à sa réponse, je finis par reprendre, d’une voix douce. « Ca aurait été plus simple à gérer. C’est effrayant, n’est-ce pas ? » Je sais que c’est notre devoir, le dessein que Dieu attend des femmes dès qu’elles sont capables d’enfanter. Pour autant, je me sens parfois beaucoup trop jeune et inexpérimentée pour me dire que je pourrais être mère dans les mois à venir. Je souffle alors, sur le même ton qu’elle. « Parfois, je suis soulagée quand je réalise que nous n’aurons pas d’enfant ce mois-ci avec Ray. Parce que je me dis que ça me laisse un peu plus de temps pour me préparer. » Mais je continue, serrant doucement ses doigts. « Sauf que ce bébé est bien là, bon moment ou non. Et c’est une véritable bénédiction dans un monde où tant de personnes sont mortes. » Parce que la vie, celle que Dieu a créée, importe plus que tout. « Et tu sais, tu auras des aides. On nous en a donné pour Wilan. Il y a toujours un moyen de s’arranger, de se débrouiller. » New Eden favorise toujours les nouveau-nés et veut qu’ils soient accueillis dans les meilleures conditions.

Je lui rends un sourire un peu triste quand je parle de ma mère et que j’évoque quelques astuces. « C’est un peu idiot, mais ça me fait plaisir de partager les quelques astuces que maman m’a donné. C’est comme si elle était encore parmi nous comme ça. » C’est pour ça que je lui expliquerai avec plaisir, même si je note dans un coin de mon esprit de demander aussi à Jena si elle a des idées pour aider Grace. En attendant, je m’affaire rapidement, retrouvant sans difficulté tasses et autres accessoires pour revenir avec deux tisanes bien fumantes, laissant filer un nouveau silence en les posant sur la table. Je lui laisse le temps de reprendre une contenance et je vais serrer sa main quand elle la tend vers moi. « Tu sais qu’avec moi, tu peux tout dire. Au pire, tu me verras faire les gros yeux, mais ça, je suis presque sûre que ça t’amusera plus qu’autre chose. » Soufflé d’un ton qui se veut léger, même si mon inquiétude pour elle ne fait qu’augmenter d’un cran. Je sais qu’elle risque plus de faux-pas que mes autres amies et je n’ai pas envie de la perdre. Surtout pas elle.