Les yeux embués de sommeil, elle traîne plus les pieds qu’elle ne les lève en se dirigeant vers la salle de bains pour faire ce que Dame Nature la presse de soulager et n’attendra pas le petit matin. Un long bâillement pour ponctuer sa petite affaire, elle se lave les mains, n’accordant que peu de crédit au reflet fatigué que lui renvoie le miroir. Redonnant simplement un peu d’ordre à ses cheveux quelque peu ébouriffés, elle quitte l’endroit, se frottant un œil du revers de la main. Nouveau bâillement sonore quand ses yeux, baissés, rencontrent une paire de pieds dont la grandeur lui signale assurément qu’il ne s’agit pas de sa meilleure amie. Ses yeux s’ouvrent en grand et elle redresse son visage sur l’homme qui lui fait face, simplement vêtu d’un boxer. Elle marque un temps d’arrêt, sentant le rouge lui monter aux joues, heureusement préservées par la pénombre du couloir. Au moins n’est-il pas nu comme un ver! Sauf qu’elle ne porte qu’un simple short de nuit qui laisse deviner beaucoup plus qu’elle ne s’autorise à en montrer à un inconnu et un débardeur. Bloquée dans son inconfort, elle ne pipe mot et quand ce dernier semble vouloir rompre le silence pesant installé entre eux, Maeve le contourne et rejoint sa chambre en refermant derrière elle, ne voulant rien d’autre que retrouver la chaleur de sa couette et étouffer sa gêne avec.

Deux minutes, c’est le temps accordé pour se fustiger. Parce que question de passer pour une gourde coincée ou une acariâtre en chef, elle s’est posée là. Deux minutes, avant que Sir Morphée ne lui tende à nouveau les bras.

***

La matinée a été un tunnel duquel la chirurgienne pensait ne jamais voir le bout. Aucune urgence, aucune intervention majeure. Seule la routine de la bobologie habituelle et les visites à domicile pour ceux ne pouvant se déplacer. Elle revient au dispensaire sur les coups de treize heures, ayant déjà enchaîné six heures de travail non-stop. Saluant Lizzie à l’accueil, Saul lui saute sur le râble dès qu’elle a franchit les portes pour lui faire son rapport matinal et après un échange plus long qu’il ne devrait du fait de la logorrhée verbale de son interne, elle ne rêve que de se réfugier dans son bureau.

Sauf que lorsque cette dernière en pousse la porte, restée entrouverte, elle tombe nez à dos avec… Zack. Se figeant, les sourcils froncés, elle se demande ce qu’il fait là. Elle ne l'a encore jamais vu en consultation et leur rencontre nocturne a laissé quelques relents persistants de gêne. Heureusement, cette fois-ci elle peut se planquer derrière la casquette du doc, bien plus résistante que celle de la femme. “Un problème?” Demande-t-elle presque par réflexe, préférant opter pour une raison médicale à sa venue ici plutôt qu’envisager du personnel. Oui, il est le petit ami de son amie la plus chère, oui, elle devra tôt ou tard briser la glace et lui laisser une chance. Non, elle n’aime pas être prise au dépourvu, pas de cette façon en tout cas et oui, elle est de ce genre de personne à avoir besoin de se préparer pour ce type de progression sociale. Et puis ça fait tilt, là, quand elle voit sur son bureau l’appareil radiologique portatif. “Tu viens pour ça” semble-t-elle réaliser en pointant l’objet du doigt, alors que c’est elle-même qui a demandé à ce qu’il vienne y jeter un coup d’oeil.

Décidément, question de passer pour une gourde…

Un silence gênant s’installe entre eux et elle se racle la gorge, se rapprochant de l’appareil en question. “Je l’ai récupéré en juin dernier lors d'une mission de récupération à l’hôpital” Celle-là même où Maeve s’était fait mordre. “Il fonctionnait très bien jusqu’ici mais depuis trois jours il a des ratés.” Oui, elle n’avait pas de meilleur vocabulaire que ça. Chacun son domaine de compétence et si elle pouvait redresser une colonne vertébrale, elle était incapable ne serait-ce que de réparer un vase brisé.

Y a des moments gênants dans la vie.

Quand j’étais ado, je me souviens de ma mère qui était rentrée sans frapper dans ma chambre. Mes frères se sont foutus de moi pendant des jours, des semaines même après ça. Et j’ai pas osé regardé ma mère dans les yeux pendant un sacré bout de temps.

Dans le même genre – enfin pas tout à fait – y a eu mon coloc à la fac aussi. J’étais avec ma copine et il a pas fait gaffe à la cravate sur la poignée de la porte.

… et puis, dans le style y a ma rencontre avec Maeve au milieu de la nuit. A la réflexion, c’était couru d’avance et ça allait forcément arriver. Surtout à force de passer toutes mes nuits ou presque avec Arizona. Mais quand même, le moment de gêne pourrait être facile dans mon top 5. Surtout rapport au silence pesant qui a flotté pendant quelques secondes.

Franchement, j’aurais bien aimé avoir un peu de temps pour… essayer de faire genre ça n’est jamais arrivé. Sauf que, bien évidemment, j’dois aller au dispensaire pour m’occuper de j’sais pas quelle machine qui déconne. Ca arrive souvent mais, la plupart du temps, j’arrive à pas trop tomber sur elle. Ou à limiter les interactions. Pas que ça m’intéresse pas de faire connaissance avec elle, mais vu que la réciproque a pas l’air vraie, j’ai pas trop insisté.

Mais là, l’éviter, ça va être compliqué. Vu que le matos à récupérer est dans son bureau. Lizzie m’envoie le chercher sans me dire exactement ce que je dois récupérer. Super pratique quoi. Du coup, me retrouve un peu con, songeant que c’est encore un plan foireux, avant que la porte s’ouvre derrière moi. « Ouais salut à toi aussi doc. » J’agite la main, retenant difficilement un sourire en coin devant sa tête et, quand elle point l’appareil du doigt, j’souffle, non sans sarcasme. « Nan, j’trouvais ça plutôt fun de venir te voir pile poil aujourd’hui. J’ai toujours eu un sens du timing déplorable. » Ceci dit, je me rapproche de l’appareil et je fronce les sourcils alors que je l’attrape et que je le tourne, me faisant plus sérieux. « Il a pas l’air d’avoir pris de coups, je suppose qu’il y a rien eu de ce genre ? »

J’suis sympa, je roule à peine des yeux quand elle me balance juste qu’il a des ratés et je retiens le commentaire qui me vient spontanément. Dans le genre description de symptômes, elle fait fort pour une toubib. « A quel moment il déconne alors ? Quand tu l’allumes ? Quand t’essaies de prendre un cliché ? » Je relève la tête vers elle et j’attends la réponse, sans trop savoir comment me comporter.

Levant les yeux au ciel sans même chercher à s’en cacher, elle croise les bras sur sa poitrine, la mine neutre. “Et il a le sens de l’humour” répond-elle sur l’air le plus sarcastique qu’il est possible d’offrir, histoire de donner dans le même ton. Pas agressive, mais ne facilitant pas l’échange, elle en a conscience. Ça, ce n’est clairement pas sa spécialité. Les premiers échanges, l’aisance de la répartie avec un inconnu, se détendre et montrer ce qui se cache sous le masque froid de la chirurgienne. En d’autres circonstances d’ailleurs, Maeve ne se serait pas encombrée d’un long discours ni même de l'hypocrisie de quelque politesse et de feintes courbettes. Mais voilà, ils partageaient à présent l’un des êtres qui lui était le plus cher en ce bas monde et forcé de constater que ce bellâtre sur pattes rendait Arizona heureuse. Un argument qui valait à lui seul mille autres. Et que ne ferait-elle pas pour la militaire.

Le fait qu’il pointe un mauvais timing  ne l’aide en rien à outrepasser ses lacunes sociales. Elle ne porte même pas sa blouse, bouclier psychique et allié de poids pour se donner contenance. Là, devant lui, après leur rencontre nocturne, elle se sent vulnérable et loin de la position de force que l’on confère en temps normal l’endroit. “Bien sûr que non!” S’exclame-t-elle quand il est question de coups. Cet appareil vaut plusieurs dizaines de milliers de dollars et après sa morsure de l’été dernier, hors de question de retenter sa chance à l’hôpital. “Il ne prend pas de…” peu importe. Elle ne lui donnerait pas de conseils sur son travail, pas plus qu’elle n’expliquerait le sien.

Décroisant ses bras dans un soupir, elle va fouiller dans l’un des dossiers et retire un cliché radiologique d’une main. Revenant vers Zack, elle tend la sienne pour récupérer l’appareil et le met en route, le réglant pour ce qu’elle veut lui montrer. “Donne-moi ta main” ordonne-t-elle posément, attendant quelques secondes avant de relever son regard vers le sien. “Donne, je ne vais pas te couper les doigts!” le presse la quadragénaire. Quoi qu’elle se sentirait beaucoup plus à l’aise devant des phalanges sectionnées que présentement. De très belles histoires naissaient à partir de doigts coupés.

Okay ma grande, garde ça dans un coin de ta tête et ne le dit jamais à haute voix.

“Je veux juste voir tes métacarpes" se justifie la toubib dans un naturel qui ne colle pas réellement avec sa requête loufoque. “Ça” Désigne-t-elle en pointant le cliché sur son bureau, “c’est l’image que je devrais voir et que je vois en temps normal quand il fonctionne correctement.” Et positionnant l’appareil au-dessus de la main du jeune homme, elle le penche légèrement pour qu’il ait une vision correcte. Heureusement pour elle, il y a un de ces fameux ratés. Si l’image semble nette au départ, celle-ci devient rapidement floue et ne lui permet pas de voir les os assez nettement pour en diagnostiquer une possible cassure, de mêmes que les tissus et autres joyeusetés dont elles tairaient le nom. Retenant un sourire quand le terme poulie digitale lui fait penser à une certaine personne, elle relève à nouveau les yeux sur lui. Mais ils sont trop proches à son goût et elle se recule d’un pas en se raclant la gorge, reposant l’appareil sur le bureau. “J’ai beau tenter de le régler et de le paramétrer comme il doit l’être, rien n’y fait, c’est du 50/50 à chaque fois. Il sert principalement pour les cas d’urgence et les diagnostics rapides après retour de mission. J’aurais du mal à m’en passer alors si tu peux réparer ça je…” Elle quoi? Lui serait reconnaissante? Le minimum requis assurément. Et puis il squattait suffisamment sa maison. “Je ne dirais pas à Arizona que tu as essayé de me draguer cette nuit” affirme cette dernière avec un aplomb déroutant, histoire de le torturer quelques instants avant d’abréger ses souffrances. “C’était une plaisanterie, moi aussi je fais dans l’humour approximatif” Ou comment lui souffler que le sien n’avait pas fait mouche. Seul le mince sourire, aussi discret que bref, va dans ce sens. Ses yeux, eux, restent d’une neutralité toute maevienne.

Je lève un sourcil à sa remarque et je hausse une épaule, non sans un sourire en coin. « Une de mes nombreuses qualités ouais. » J’hésite une seconde avant de savoir à quel point je pousse le bouchon et, au final, vu le sarcasme qui émane des quelques paroles qui lui échappent. « Comme ça et penser à mettre des sous-vêtements la nuit. » Et mon sourire se fait plus large avant qu’on en vienne à la raison de ma venue ici. Non, j’suis pas là pour le plaisir au final, surtout qu’elle a pas l’air super jouasse de me voir ici.

« Fais pas l’offusquée doc, on sait tous les deux que c’est déjà arrivée. Si tu savais comment certains traitaient le matos dans les hôpitaux où je faisais mes stages, tu nous ferais une syncope. » Mais je lève une main dans sa direction en signe d’apaisement. « Il a pas pris de coups depuis que tu l’as récupéré et déplacé jusqu’ici, compris. » Ou alors, pas de sa part et je plains la personne qui aurait eu le malheur de cogner le truc.

Je la suis des yeux quand elle va récupérer un cliché et je lève un sourcil dubitatif quand elle me demande… ma main. M’enfin, ça ose pas me regarder dans les yeux après m’avoir croisé à moitié à poil et d’un coup, ça s’enflamme. C’est terrible ça. « Franchement, j’ai des doutes vu ta joie de me voir. » Je m’exécute quand même, histoire de pas – trop – en rajouter une couche et je l’écoute religieusement quand elle commence ses explications.

Bon, du coup, j’arrête de déconner quand je vois l’image et je fronce les sourcils. Et je suis sur le point de lui répondre le plus sérieusement du monde, alors que j’suis déjà en train de réfléchir à ce qui peut être pété, quand je me fige au reste de sa phrase. « Hein ? » Je bats des cils quelques secondes avant de secouer la tête. « Ah. Ah. Ah. C’est super marrant. Nan, vraiment. » J’aime pas trop parler d’Arizona, c’est aller sur un terrain glissant, surtout avec sa meilleure pote. « Bon, tu me confirmes que ce joujou, vous l’avez bichonné, qu’il y a eu aucun incident fâcheux avec lui ? » Bizarrement, j’ai un peu moins envie de me marrer, même si elle disait ça pour déconner. Probablement parce que si elle disait une connerie du genre à Arizona, vu que c’est elle, elle la croirait ptet. Et j’ai surtout pas envie de foutre en l’air cette histoire. Même si j’suis pas con et qu’à un moment, elle va se lasser.

Bref. C’est pas le sujet. Je préfère me focaliser sur l’appareil et j’ajoute, en mode pro, sans laisser apparaître la moindre trace de bonne humeur donc. « Va falloir que je l’embarque. J’vais le mettre dans mes priorités vu que tu l’utilises énormément. J’suis pas sûr d’avoir les pièces de rechange si un truc est pété à l’intérieur, mais j’suis assez bon bricoleur pour trouver une solution. Donc t’inquiète pas trop pour lui. » Et puis, de base, c’était quand même ma formation. Ce serait con que j’apprenne comment bichonner un avion et que j’en oublie ce qui aurait dû être, entre autres choses, mon boulot.