Downtown Seattle, 2013.

22h. La soirée était déjà bien entamée, lorsqu’Elijah quitta enfin son boulot. Une enquête urgente -confiée en début d’après-midi-, avait largement empiété sur ses horaires habituels: néanmoins, grâce au travail de son équipe d’agents et le sien, ils bouclèrent le dossier en un temps record. De quoi lui laisser du temps pour profiter un peu de sa soirée, avant de rentrer chez lui. Car certes, le quarantenaire aimait son travail: mais il appréciait aussi les rares temps libres qu’il avait à sa disposition. Alors, une fois sa tenue de travail troquée contre des vêtements un peu plus passe-partout, il se retrouva bien assez rapidement à déambuler dans les rues de Downtown Seattle, sans but précis.

Elijah ! Quoique, sa ballade solitaire n’allait pas durer aussi longtemps qu’il l’avait prévu. En se retournant vers l’endroit d’où venait la voix, il reconnut bien assez rapidement l’un des agents sous sa supervision: Nader. Accessoirement, en dehors du travail, ce dernier était aussi son ami. J’ai bien cru que tu m’attendrais pas. Une tape dans le dos plus tard, ils marchaient désormais l’un à côté de l’autre. Tu connais The Hideout ? Son cadet lui répondit que non, alors il enchaîna. C’est un bar pas mal. Tiens, on pourrait y passer, si tu as le temps. Nader eut un sourire amusé. T’as l’air de bien le connaître, tu serais pas un habitué des lieux par hasard ? Ce fut sur cette conversation, ponctuée de taquineries, qu’ils se rendirent jusqu’audit endroit.

Heureusement, le bar n’était pas trop bondé: ce fut donc sans peine qu’ils trouvèrent un coin où s’asseoir. A ce moment là, Elijah remarqua un homme assis seul non loin, mais ne s’en formalisa pas plus. Leur première commande arriva bien assez rapidement, et Nader regarda d’un air interrogateur le verre de son aîné. Un cocktail. De l’alcool ? Tu sais que l’on peut être appelés par Ladner d’un moment à un… Le quarantenaire le coupa. Oui, je sais. Certes, c’était peut-être pas très raisonnable de sa part: mais à quoi bon essayer de l’être après toutes ces années ? Et je suis prêt à parier qu'il n'appellera pas. Pas sûr que ça allait convaincre son cadet, mais malgré ça, ils ne revinrent pas sur le sujet.

A peine avaient-ils terminé leur premier verre, que le téléphone de Nader sonna. En espérant que ce soit pas Ladner, lâcha ce dernier avant de filer dehors, pour répondre. Tout en attendant son retour, Elijah commanda un second verre: mais cette fois-ci, sans alcool. Son regard balaya une nouvelle fois la salle, avant de croiser de nouveau celui de l’homme seul. Cela ne dura qu’un instant seulement, car bien assez rapidement son attention fut de nouveau accaparé par son cadet. T’as de la chance, c’était pas lui. Par contre, j’avais oublié que Macy m’attendait… En l’entendant, il eut une grimace de circonstance. Tu ferais bien de filer alors, lui conseilla-t-il avec un sourire.

A son hésitation, il leva les yeux au ciel. Ce n’est pas comme si j’allais rester seul. Aller, file avant qu’elle te rappelle. Nader ne se fit pas plus prier, et s’en alla bien assez rapidement. Quant à Elijah, il s’empara de sa boisson tout juste arrivée, avant d’observer une nouvelle fois son environnement: et, sans surprise, il remarqua de nouveau ce même homme non loin. Attendait il quelqu’un, ou était il vraiment seul ? Pour le savoir, il n’y avait qu’une seule chose à faire. Aller le voir. Alors, il le fit sans plus attendre. Bonsoir. Autant commencer par les politesses non ? C’était la moindre des choses. Je peux m’asseoir ici ? demanda-t-il sans la moindre hésitation, désignant la chaise inoccupée juste en face. Plus qu'à savoir quelle allait être sa réponse...

T'en fais pas, on s'occupe d'eux. Prends du temps pour toi.

Du temps pour soi.

Ça voulait dire quoi, ces conneries ?
Richie avait quitté son domicile en début d'aprés-midi, seul, laissant ses enfants à la charge de son frère et sa belle-soeur. Oh, il avait tout à fait confiance en eux, ce n'était pas le problème. Il avait juste … l'impression de se débarasser. Même si c'était faux. Totalement faux. Il aimait ses enfants, plus que tout. Mais il avait l'impression qu'il était en train d'imploser.

Les mois qui étaient passés n'avaient pas pansé ses blessures. Le fait de s'occuper autant, de travailler si dur et de s'oublier non plus. Ça avait tout juste étouffé cette souffrance. Mais il sentait que c'était là, toujours, et qu'il n'allait sûrement pas réussir à s'en débarasser comme ça.

Alors il avait pris l'aprés-midi pour lui. Pour pas grand chose, en plus. Seulement une longue balade en solitaire où il avait enchaîné les cigarettes, parfois en faisant semblant d'être plongé dans un bouquin, parfois en contemplant l'horizon comme le cliché de l'homme énigmatique qu'il était devenu. La barbe de quelques jours sur son visage, ses cheveux un peu trop longs et ses vêtements simples en attestaient d'autant plus. Un jean noir, une chemise à carreaux sur un t-shirt tout ce qu'il y avait de plus banal.

Sa balade sans but s'était terminée dans ce bar, qu'il avait fréquenté, à l'époque où il buvait encore. Il avait commandé une bière qu'il n'avait pas touché et se contentait de juste … être là. Son pied battant la mesure d'une musique ou d'une autre qui lui plaisait assez, son regard jonglant d'un visage à l'autre et les pensées fusant dans sa tête. Une phrase pouvait tout résumer : tout était une sombre pièce de théâtre. Et il avait l'impression que rien n'avait de vraie saveur.

Une voix le tira brusquement de sa sombre prison mentale. Il papillonna des paupières et se redressa comme s'il était pris sur le fait, ses prunelles glissant aussitôt sur le propriétaire de cette voix.

Hm … bonsoir, répliqua-t-il machinalement, un peu enroué de ne pas avoir articulé une phrase de la journée.

Il le détailla un peu plus quand il désigna la chaise, souhaitant visiblement s'installer. Richie hocha la tête et le laissa faire, intrigué, d'un seul coup revenu à lui. Il se sentait pris au dépourvu, un peu perdu et ne savait pas trop comment réagir, à dix milles lieux de faire des rencontres ou de tenir une conversation normale.
L'homme dégageait une réelle prestance et il avait l'air de savoir ce qu'il voulait.

Excusez-moi … Je ne veux pas être désagréable ou irrespectueux mais ...

Il fronça les sourcils, pencha légèrement le visage. L'inconnu n'avait pas vraiment le profil d'un dealer ou démarcheur, mais il restait quand même méfiant.

Est-ce qu'on se connaît ?

Il aurait été difficile de ne pas remarquer cet inconnu, pour Elijah, tant il semblait dénoter de leur environnement. Si les gens autour d’eux étaient plutôt plongés dans une ambiance festive, celle annonçant la fin de la semaine, à côté de cela l’homme semblait… totalement déconnecté, comme perdu dans ses pensées. Certains penseraient sûrement à un détachement pensé et souhaité, voir une manière de se démarquer des autres: mais de son côté, le quarantenaire n’avait pas cette impression. Cela semblait être bien plus compliqué qu’une volonté de rester seul, même si pour le moment, il ne faisait que des suppositions.

En tout cas, nul doute que l’homme avait attiré son attention. Et sa curiosité. Certes il détonnait complètement de leur environnement, mais c’était aussi cela qui le rendait… intéressant. Son air négligé, ou le fait qu’il fût seul, n’avait pas vraiment d’importance à ses yeux: cela n’allait pas l’empêcher d’aller le voir, histoire d'entamer une conversation. Peut-être qu’il allait changer d’avis une fois quelques paroles échangées, mais au moins, sa curiosité aura été satisfaite.

Son bonsoir le sortit bien assez rapidement de sa presque torpeur: mais ce fut sa question qui sembla éveiller toute son attention. Une fois l’approbation donnée, Elijah s’assit tout naturellement face à son nouvel interlocuteur, avant de poser son verre sur la table à leur disposition. Sa question l’amuse un peu: il était loin d’être désagréable ou irrespectueux, mais plutôt… direct. Sans pincettes. Sa légère méfiance ne l'étonnait pas vraiment: au contraire, elle était plus compréhensible.

Vous n’êtes ni désagréable, ni irrespectueux. Et généralement, ceux qui appartenaient à l’une de ces catégories -voir les deux- ne s’excusaient jamais. Ou ne prenaient tout simplement pas la peine de répondre. Les yeux d’Elijah se posèrent de nouveau sur l’homme, attentivement: si une certaine curiosité était légèrement visible dans son regard, il ne chercha même pas à dissimuler. Et non, absolument pas. Il ne se souvenait même pas l’avoir déjà croisé ici, à vrai dire: peut-être que ce n’était même pas le cas. Il a un sourire.

Des présentations ne seraient pas de trop, effectivement. En tout cas, lui ne se voyait pas vraiment parler à quelqu’un sans connaître au moins son prénom. Je m’appelle Elijah. Et vous ?

Non, ils ne se connaissaient pas. Absolument pas, même. Et Richie n'avait pas la force de lui dire qu'il préférait être seul. Il n'avait pas la force de débattre, de se trouver une excuse ou quoique ce soit. Et … peut-être qu'une part de lui était curieuse. Peut-être qu'une part de lui avait envie d'une certaine nouveauté, de quelque chose pouvant le sortir de sa léthargie. Même s'il doutait que ça puisse être quelque chose de positif. Dans la vie, c'était comme ça. En tout cas, de son point de vu. Il n'existait pas de bonne surprise.

L'homme s'était effectivement installé. Il n'avait pas l'air gêné, ni intimidé, ni quoique ce soit. D'un point de vu extérieur, il avait l'air d'être quelqu'un rejoignant un ami, simplement, tant tout dans ses attitudes étaient naturel.

Elijah, donc. Les doigts de Richie tripotaient son verre, l'indexe semblant même le caresser, retirant distraitement la condensation.

Richie.

Il laissa planer un silence, s'attendant à le voir continuer la conversation de lui-même, à exprimer sans détour les raisons de cette rencontre. C'était particulier, il devait l'admettre. Le père Gordon était à des années-lumières de faire la conversation. Il avait l'impression que c'était inconfortable pour son esprit depuis trop longtemps enfermé dans cette sphère de souffrance.

Vous … je peux vous aider pour quelque chose ? Finit-il par demander, plus par politesse qu'autre chose. Vous venez souvent, ici ?

Il marqua une pause, se mordillant la lèvre inférieure, hésitant. Une part de lui était vaguement mal à l'aise d'être dans cet état, et c'était la première fois qu'il ressentait l'envie d'aller bien. Alors, distraitement, il vint remettre quelques mèches brunes en place, espérant pouvoir limiter les dégâts. Il frotta son visage dans l'espoir d'en retirer les lourdes traces de fatigue.

Je ne crois pas pouvoir être de bonne compagnie, si c'est ce que vous recherchez. Je crains même être du genre à gâcher une soirée plutôt que l'inverse.

Cette dernière phrase, il parvint à l'agrémenter d'un petit sourire d'excuse. Pourquoi lui était venu ici ? Pour ruminer ? Il l'avait déjà bien fait toute la journée. Le fait de voir toutes ces personnes autour de lui vivre leur meilleure vie avait quelque chose d'attristant, comme si, dans son deuil inconsolable, il n'allait plus jamais lui être donné de faire parti de cette sphère vivante.