Comme de coutume, Luther fait en sorte d’arrivée à l’heure à l’hôpital. Un peu plus que cela, même. Il a une bonne demi-heure d’avance sur l’horaire annoncé, mais cela ne le dérange pas, au contraire. A cette heure matinale, l’hôpital ne grouille pas encore de l’effervescence de la journée, les bips des machines résonnent encore dans un silence de cathédrale. Les cris des médecins, des infirmiers, lui sont épargnés, de même que la joie ou le chagrin des patients et de leur famille. Dans les couloirs de l’hôpital, à cette heure, Luther est seul au monde, seulement accompagné du bruit de ses pas sur le linoléum élimé, trop usé, mais qu’on ne pourra jamais remplacer.

En atteignant la porte de son bureau, il a la satisfaction de le trouver verrouillé, comme tous les matins. Le cinquantenaire a conscience que son œuvre ne fait pas l’unanimité parmi les plus croyants – dont il fait pourtant partie – et il craint sans cesse de trouver son cabinet saccagé, les dossiers détruits, les rares livres de sa bibliothèque réduits en poussière. Depuis trente ans qu’il pratique la médecine, Luther a appris à concilier ses croyances religieuses avec l’art délicat de soigner, de guérir, d’accompagner. Quelque part, il est persuadé que la foi est un véritable pilier de la science, car sinon, comment expliquer que les pionniers de la médecine ont su trouver le courage de tenter les expériences qui ont permis les avancées qu’ils connaissent aujourd’hui ? Pour lui, la religion et la science ne sont pas incompatibles, loin de là, et il pratique l’une et l’autre sans malaise.

Profitant de son avance pour lire les comptes-rendus de la nuit, Luther est satisfait de constater qu’une fois de plus, son service fonctionne sans anicroche. Ils ne sont certes pas exemplaires, mais leur raison d’être elle-même suffit à leur donner une image favorable auprès des autorités. Quant aux patients… les opinions sont plus variées. Certains viennent ici en dernier recours, l’angoisse leur enserrant la gorge, la peur tapie au creux de l’estomac. D’autres sont pleins d’espoirs, persuadés qu’il va faire des miracles. Et c’est vrai, pour la majorité. Malheureusement, il existe des cas incurables pour lesquels même Dieu ne pourrait rien. C’est ce qu’il est contraint d’annoncer à sa première patiente et à son époux, laissant la jeune femme fondre en larmes face à lui. Comme toujours, Luther est impuissant face à ce désespoir et ne peut qu’apporter son soutien.

La matinée se poursuit, les rendez-vous s’enchaînent, et, comme à son habitude, le médecin sort du bureau pour rejoindre l’accueil, où doivent se présenter ses patients et où il les retrouvent toujours. Parcourant des yeux l’agenda à la recherche du nom du prochain couple, il voit soudain la secrétaire relever la tête, et se retourne instinctivement. Comme à chaque fois qu’on le confond avec son frère, la remarque de l’homme lui fait grincer des dents, mais il ne montre rien de son agacement. Je suis navré, monsieur. Je suis le Dr. Hawksley. Mr & Mrs Grant, je présume ? Suivez-moi, indique-t-il après avoir eu confirmation de leur identité.

Dans le bureau, il leur désigne les sièges face à son bureau, avant d’aller prendre place à son tour. Bien. Inutile de vous demander pourquoi vous êtes ici, je suppose. Parlez-moi de vous, et de vos parcours médicaux respectifs, s’il vous plaît. Déjà, le médecin s’arme d’une feuille vierge et d’un stylo, prêt à prendre des notes. Prêt à déchiffrer cette nouvelle énigme et, s’il le peut, combler les attentes de ce couple.

Tout doute levé quant à son identité, Luther invite le couple à le suivre dans le bureau. Il faut bien l’avouer, le cinquantenaire commence à être fatigué de la constante méprise entre son jumeau et lui. Que faut-il donc pour les distinguer, définitivement ? Avant l’épidémie, les deux hommes n’étaient que rarement vus ensemble, et encore plus rarement hors du cercle familial. Les erreurs étaient alors pratiquement impossibles, et Luther ne pouvait que s’en féliciter. Pour une fois, il était Mr. Hawksley, un être à part entière, et non plus le frère d’Elijah, qu’on traînait parce qu’il le fallait bien.

Sans s’embarrasser de politesse trop lourde, le médecin prend tout de suite le sujet à bras le corps, prêt à écouter la réponse à sa question. Il n’est pas réellement surpris de découvrir que ni l’un ni l’autre de ses patients n’ont connaissance d’une maladie les empêchant de concevoir. C’est souvent le cas, jusqu’à ce qu’ils procèdent à des examens approfondis et découvrent la cause de leur infertilité. Mais parfois, de temps en temps, il n’existe aucune raison, aucun empêchement, sinon la pression que les couples s’imposent. Souvent, après s’être fait une raison, après avoir accepté qu’ils ne deviendront jamais parents, quelque chose semble se débloquer, et leurs prières trouvent une heureuse réponse.

Après avoir pris bonne note des réponses de Peyton, Luther croise quelques instants les mains, relevant la tête vers la jeune femme. Il y a tout un tas de raisons invisibles qui peuvent causer l’infertilité d’une femme, Mrs. Grant. Elles ne sont pas forcément héréditaires, et le parcours de vos sœurs ne reflètent pas obligatoirement le vôtre, et inversement. Nous procéderons à des examens pour exclure toute incapacité physique, ajoute-t-il en prenant immédiatement en note la liste des examens qu’il envisage.

Se tournant vers Grant, il l’encourage d’un regard à prendre la parole à son tour. Comme il s’y attendait, là aussi, rien de connu, rien d’apparent. Après tout s’ils avaient déjà connaissance d’un problème, ils ne l’auraient jamais abordé en lui demandant de découvrir la raison de l’absence d’enfants. De prime abord, la faute paraît néanmoins retomber sur Peyton, considérant que Grant est déjà père, et ce depuis longtemps. Mais justement, Luther ne se repose pas sur les apparences et il fait la même réponse à Grant. Le fait que vous ayez déjà un fils ne signifie rien. Avant l’épidémie, on commençait à effleurer l’idée que la fertilité masculine puisse décliner avec l’âge, et je suis plutôt enclin à le croire. Il existe également des examens pour prendre la mesure de tout cela, et j’espère qu’ils fourniront des réponses à nos questions. Là encore, il prend note des examens à pratiquer, avant de relever la tête.

Je préfère vous prévenir tout de suite, certains seront invasifs, mais ils seront toujours pratiqués sous anesthésie générale et ne devraient pas être douloureux. Ils nous permettront de déterminer s’il existe un problème sous-jacent vous empêchant de concevoir. Le cas échéant, nous étudieront ensemble les possibilités qui s’offrent à nous pour y remédier. Bien sûr, Luther n’est pas infaillible et il arrivé, au cours des trente dernières années, qu’il ne trouve aucune solution au problème qui se présentait à lui. Aussi préfère-t-il toujours prévenir ses patients à l’avance : Bien sûr, il est toujours possible que nous ne puissions rien faire, malheureusement. Mais si tel est le cas, la foi et la prière seront vos meilleures alliées.