La route est harassante, surtout après cette embuscade violente dont j’ai eu du mal a me remettre. J’ai presque fait une crise de nerf sur le chemin, mais hors de question de m’arrêter pourtant. L’adrénaline me maintient éveillée des heures durant et, a chaque fois que je commence a piquer du nez, je revois le masque de mon agresseur a mes coté et cela me fait sursauter.

La nuit est plus qu’avancée quand j’arrive enfin a Cresent Bay. Je gare ma voiture pas tout a coté de la ou les autres dorment, croise Yann qui me regarde à peine avant de reprendre sa garde et avance en boitant vers le bâtiment ou je réside. Je sais que j’ai merdé en partant sans Echo, je me doute bien que mon absence n’a pas dû passer inaperçue, mais, dans mon for intérieur, je me dis qu’on verra ça demain. La lampe torche a la main, je ne veux qu’une chose : mon lit.

Je suis a peine rentrée dans la pièce commune que je me fige avec un glapissement de terreur, devinant une silhouette, avant de me tranquilliser en reconnaissant Valerian. Je prends, sans m’en rendre compte, l’attitude de chaton coupable que j’avais avec mon père quand j’étais prise a faire le mur. D’une toute petite voix éraillée a cause de l’étranglement que j’ai subi, je lui dis :

« Tu m’as fait peur. Tu ne dors pas ? »

Je n’en même pas large, avec mes vêtements abimés et déchirés, mes cheveux collés par le sang qui a séché dedans, mes poignets entaillés, ma peau couverte d’égratignures, ma démarche boiteuse et ma gorge qui vire déjà au bleu. Toujours avec cette voix cassée et cette attitude d’enfant fautive, j’ajoute :

« Je vais avoir des ennuis ? »

La lueur de la bougie éclairait les méplats ciselés du visage de Valérian. Il poussa un soupir et tourna son regard fatigué vers la fenêtre de son bureau contre laquelle se pressait une dense obscurité. La nuit était avancée, et seul le ressac des vagues en dérangeait l’immobilité glacée. Il y avait des jours que Demetra avait disparu, faisant fi de ses instructions pour prendre seule la route vers Seattle. Cet acte inconsidéré avait plongé le grec dans une grande colère qui s’était muée, les jours passants, en une profonde frustration. Plus que tout, il ne comprenait pas le geste de la jeune femme.

En choisissant de faire ce voyage seule, elle s’était en effet exposée à un grand danger. Pour quelle raison avait-elle pris cette décision ? Cette question tournait inlassablement dans l’esprit de Valérian sans qu’il n’y trouve de raison valable. Au-delà de la contrariété que suscitait chez lui ce départ inopiné, il s’inquiétait bien évidemment pour Demetra. Il ne doutait pas que la route jusqu’à Seattle serait semée d’embûches et s’effectuait au péril de sa vie.

Le grec savait néanmoins comme la jeune femme pouvait se montrer obstinée, irréfléchie et indolente. Elle n’avait probablement pas mesuré la portée de ses actes en quittant Crescent Bay, ni les conséquences qu’ils entraîneraient inévitablement. Au-delà des risques insensés que représentait cette mission, Demetra avait en effet délibérément choisi d’ignorer ses instructions.

Le bruit caracolant d’un moteur rompit soudain l’inertie de la nuit. Presque simultanément, le talkie-walkie du grec grésilla et la voix bourrue de Yann l’informa du retour de la jeune femme. Le grec bondit sur ses jambes. À grandes enjambées, il sortit de sa chambre et se rendit à la rencontre de Demetra.

Sa bougie à la main, il s’immobilisa en découvrant Demetra dans la cuisine. S’il eut du mal à discerner ses traits dans l'obscurité, le grec devina à sa posture infléchie et au timbre enroué de sa voix qu’elle était dans un piteux état. « Qu’est-ce que tu crois ? » lui rétorqua-t-il brutalement en faisant fi de sa première question.

Uns silence où grondait tacitement sa colère tomba entre eux. Enfin, Valérian reprit d’un ton brusque : « comment est-ce arrivé ? »

Au visage fermé de Valerian je sais que j’ai merdé et que ça ne va surement pas en rester là. Je viens d’une famille où l’on prônait une éducation très libre, pour nous laisser apprendre de nos erreurs et faires nos propres expériences. Ce n’est pas pour ça que je ne sais pas ce qu’est un cadre ou de la discipline, mais, comme Gaudric, j’ai eu du mal quand papa avait voulu nous mettre un cadre plus rigide. Même si j’ai toujours été plus raisonnable que mon frère, il n’est reste pas moins que ce n’est pas naturel pour moi de demander la permission ou de ne pas pouvoir décidé par moi-même de mes allées et venues.  Qui plus est, rester au bord de la mer alors que ma famille est peut-être a l’agonie ou se met en danger pour me chercher partout m’est insupportable. Le ton froid du leader des déprimé me ramène à cette réalité un peu dure : je ne suis plus avec mes parents, lui ne me connait pas plus que je le connais vraiment. Ca risque de ne pas juste être une discussion façon Lambert.

Pour une rare fois, je ne sais pas quoi répondre à une question et préfère garder le silence. Qu’est ce que je crois ? En vérité, je ne suis pas en état de croire grand-chose. La fatigue, mes nerfs éprouvés me privent de ma repartie pourtant bien rodée habituellement et je me contente de baisser les yeux. Le silence s’étire, pesant, tendue et j’aimerais être partout sauf ici. Je mets un peu de temps a deviner de quoi il parle quand il me demande comment c’est arrivé. Je passe ma main sur les marques de mon cou et grimace de douleur avant d’enfin parler. Malgré ma voix aussi abimée que mon corps, mes yeux dangereusement humides, mon regard fuyant et ma lèvre inférieure prise de tremblements, j’essaye de mettre une pointe d’humour pour dédramatiser ce qui me secoue encore :

« J’ai… j’ai croisé un type avec un masque qui m’a trouvée un peu trop a son gout et qui a eu du mal avec le non … »

Et il était beaucoup plus fort que moi. Je serre les poings et ravale ma salive en prenant une bonne bouffée d’air pour essayer d’évacuer ce surplus d’émotions. Je suis a peine plus calme pour enchainer :

« Mais je pense que ce n’est pas pour ca que tu es debout. »

Un petit moment de panique monte quand je réalise que Valerian peut très bien me dire de repartir d’où je viens dans l’instant. J’ai un air de petite fille coupable quand je me risque a demander :

« Il… il va se passer quoi ? »

La colère se disputait au soulagement dans la poitrine de Valérian, formant un tourbillon d’émotions qui l’ébranlait au plus profond de lui-même. Cette tempête s’engouffrait furieusement dans ses veines, accélérant frénétiquement son rythme cardiaque et gorgeant ses prunelles d’un orage menaçant. Cette puissante cacophonie jaillissait d’une faille enfouie profondément en lui : de l'inquiétude dévorante qu’il avait ressentie ces derniers jours.

À de nombreuses reprises, Valérian avait ainsi fait les cent pas, harcelé par son imagination qui avait tissé dans son esprit des images de la jeune femme aux abois : blessée, violentée, peut-être même morte - alors que lui était réduit, impuissant, à attendre son retour.

Si bien qu’au message de Yann, le grec n’avait pas perdu de temps : bondissant sur ses jambes, il s’était précipité à la rencontre de Demetra, ouvrant à la volée les portes et martelant le sol de larges enjambées impétueuses. Il s’était finalement immobilisée, déconcerté, en découvrant la silhouette de la jeune femme dans la cuisine.

Devant sa colère, Demetra parut se recroqueviller sur elle-même : piteuse, presque apeurée. Elle répondit à ses interrogations d’une petite voix anormalement enrouée, et Valérian se raidit à ses explications. « Il a abusé de toi ? » demanda-t-il d’une voix blanche avec l’impression qu’une vague glaciale s’abattait soudain contre le mur de sa colère, la noyant spontanément.

Un silence mortifié tomba dans la pièce. Saisi d’effroi, le grec s’humecta les lèvres et demanda d'une voix bourrue : « est-ce que tu as besoin de soins ? Dois-je faire chercher Emilie ? »

Après un léger silence, la question tombe, brutale, affreuse, celle que je refuse de vraiment me poser mais qui n’a pas arrêté de me hante depuis que je me suis sauvée. Celle dont la réponse est aussi constante qu’une montagne russe. Les yeux rouges, après un moment sans voix ou je blêmis presque, je suis obligée de regarder un point invisible sur le côté et me mordre la lèvre le temps de calmer une dangereuse crise de sanglots autant dû par nerfs à vifs que l’épuisement. Je respire un grand coup en me répétant que ca va aller, qu’il n’a surement pas pu faire grand-chose et que je veux que ca soit ca la version officielle. C’est avec ma voix brisée tant par l’étranglement que cette émotion que je peine a contenir que je lui réponds :

« La vérité est que je ne pense pas qu’il a eu le temps pendant que j’étais inconsciente… je … oui, demain, j’irais voir Emie… enfin, si tu es d’accord. C’est… c’est surement plus sûr s’il y a besoin de… enfin, faire ce qu’il faut. »

Est-ce que seulement on a des équivalents a la pilule du lendemain de nos jours ? En fait je perds complétement pieds dans ce chaos de « et si » qui se bouscule dans ma tête. J’arrive a regarder en face Valerian tout en m’apercevant qu’il a l’air retourné par ce que je viens de lui dire et je m’en veux de lui imposer cette inquiétude en plus de tout le reste. Un autre que lui aurait simplement dit que je n’avais qu’a attendre Echo. Je plante mes yeux dans les siens, malgré mes tremblements, j’essaye d’avoir l’air le plus déterminée possible quand je lui explique, autant pour me convaincre moi que lui.

« Valerian, quoiqu’il se passe, quoi que me dira Emie en m’auscultant, je suis en vie et c’est tout ce qui doit compter. Si ce type n’avait pas eu…enfin… s’il n’avait pas voulu… »

Je perds un peu le fil parce que le mot refuse de sortir. C’est trop frais, je n’arrive pas a accepter ni reconnaitre cette possibilité aussi directement. Le dire, c’est lui donner trop de réalité, trop de probabilités. Je ferme les yeux une seconde avant d’enchainer :

« … il aurait pu me tuer toute de suite. J’ai eu beaucoup de chance. Je ne sais pas comment il m’est tombé dessus. J’ai essayé de le faire parler, j’ai pensé qu’il me prenait pour une menace ou que c’était peut-être un de ces fameux résistants, mais il n’a pas dit un seul mot et … il avait l’habitude de faire ca je pense. C’est rare les gens qui pensent a attacher les coudes. »

Assez rare pour que ça m’ait choquée presque plus que le reste. S’il avait fait la même chose avec mes jambes, je n’aurais jamais pu m’en sortir comme je l’ai fait, ça aussi, je refuse d’y penser. Un nouveau silence, malgré l’épuisement, je sens qu’il faut qu’on crève un abcès maintenant sinon ca va s’infecter et, selon ce que pourrait me dire Emie, je ne sais pas si je serais en état d’encaisser tout demain. Je claudique vers une chaise et m’assois en faisant une grimace douloureuse. Si mon agresseur ne m’a pas violée, il ne m’a pas ratée pour autant.

« Je crois que je ne vais pas réussir a dormir ce soir et je sais que tu as des choses a me dire par rapport au fait que je n’ai pas accepté d’annuler mes recherches alors qu’Echo était occupé. »