Hier soir, encore, il s’est senti terriblement dépassé.
Le contact de sa femme l’angoisse de plus en plus. Il l’évite, même lorsqu’elle ne lui veut qu’un peu de tendresse. C’est quelque chose de viscéral, qui lui tord les tripes, comme si elle allait lui faire mal.

Le fait est qu’il s’est usé, beaucoup trop, à se forcer.

Voilà quelques semaines, déjà, que Luther lui a affirmé qu’il n’était pas guéri. Qu’il ne guérirait pas. Qu’aucune prière, aucune douleur, aucune thérapie ne saurait le soigner. Qu’il est condamné.

Ce matin, avant de partir, il est longuement resté devant le miroir de sa salle de bains à contempler les marques qui lui strillent le dos. Il s’y est acharné, à se punir, avec l’espoir qu’il finirait par changer. Elles portent le souvenir de toutes ses souffrances, de la mort ignoble de Franck sous ses yeux aux tortures qu’ils lui ont infligé. Desquelles personne n’a essayé de le sauver.

Dans un tiroir verrouillé par une clé, il a remis la main sur la bague qu'il s'apprêtait à offrir à Jake la veille de sa mort. Il n'a jamais pu se résoudre à s'en séparer. L’anneau qui tourne entre ses doigts le renvoit à ce qu’il était.

Clairement pas aussi misérable, même si mille fois plus coupable.

***

La fin de son service est passée depuis plusieurs heures. Ray joue avec la bague dans le fond de sa poche, pensif, à présent seul dans les vestiaires. Il n’a pas encore retiré sa blouse. Il hésite.

Le désespoir lui presse le cœur, l’empêche de respirer correctement. De penser, d’aligner ses idées.

Bien sûr il a peur. De se rater, d’abord. Finir handicapé dans un monde comme celui-ci serait franchement le pire scénario possible. Et puis, le suicide est un péché. Il s’en fout bien sûr que son âme ait droit à sa putain de rédemption. Mais s’il survit, les autres lui feront regretter de s’être laissé tenter.

Il sort des vestiaires. Démarche mécanique, déterminée, il se rend aux urgences. Il remonte le couloir, sans trouver tout de suite ce qu’il cherche. Lorsqu’il aperçoit Min-Oh plus loin, parler à une secrétaire, Ray ralentit la cadence. Son bureau doit être ouvert. Et vide, pour un instant.

Le kiné, prêt à prendre tous les risques pour arriver à ses fins, se glisse sans hésitation par la porte. Dans le bureau de son ancien mentor, il sent son pouls s’emballer. Impression de faire quelque chose de mal. Encore. Mais il n'est plus question de faire marche arrière, maintenant qu’il est lancé.

Il ouvre un tiroir et en sort un scalpel, le dissimule dans sa poche avant de ressortir. Il l’aperçoit, sur le point de se retourner, et lâche la poignée sans avoir le temps de refermer, filant en sens inverse pour disparaître derrière un mur.

Ray s’engouffre rapidement dans les escaliers, le palpitant au bord des lèvres, il en a le vertige. Il monte d’un étage, là où le personnel est réduit à son minimum pour la nuit.

Il croise une infirmière, elle cherche à le saluer, il l’ignore. Lui se contente de tracer jusqu’aux douches du personnel. Il pénètre dans l’une des petites cabines, la verrouille derrière lui, et cède à ses jambes cotonneuses qui le font s’écrouler au sol glacé. Le dos contre la paroi, les jambes repliées dans la douche trop petite, il se saisit de son arme et de sa bague.

C’est comme une douleur qui le traverse et le contraint de part en part, le prend au ventre et à la tête en même temps, lui écrase les poumons, un acouphène puissant, strident, assourdissant qui le rend dingue à s’en fracasser le crâne sur ses murs, pourvu que ça s’arrête.

Il faut que ça s’arrête.

Que ça lui sorte de la tête.

Le sanglot le rattrape, impossible à retenir dans cet état de fatigue. Sa respiration est irrégulière alors qu’il se débat avec sa blouse pour enfin la retirer. Le poing gauche serré autour de l’anneau, son geste tremblant mène la lame jusque contre sa peau, s’y enfonce, la douleur aiguë ne l'arrête pas, loin de là, car il sent qu’elle lui ouvre enfin les portes de sa libération.

La douleur lui irradie tout le bras, sa fichue épaule, lui cogne la tête. C’est vif, acide, alors que les petits picotements de la tranchée mince et nette du scalpel commencent à l’envahir tout entier. Et pourtant, il y ressent un immense soulagement. Déjà parce que ton esprit se tait enfin. Ensuite, parce qu’il voit le sang affluer à la surface de sa peau, comme une ligne épaisse dont la teinte rouge sombre contraste avec sa pâleur. Elle s'élargit, déborde en nappes pulsées hors de lui au rythme effréné de ses palpitations cardiaques.

Il écarte la lame de son méfait, espère avoir touché l’artère, ne trouve pas encore le courage de s’en assurer d’un deuxième passage. Réflexe de survie primaire, ce n’est pas si simple de se faire mal à soi-même.

Léger sursaut quand il entend la porte du vestiaire se refermer. Quelqu’un est entré… Ray panique en baissant les yeux vers son bras, le sang qui imprègne déjà ses vêtements, macule le bac de douche pour s'écouler dans l’évacuation des eaux usées. Tout ce qui le protège à présent, c’est ce foutu battant en bois. Il se sent terriblement à l'étroit. Lorsqu’il relève les yeux, il réalise que le verrou, simple poignée en plastique que l’on tourne pour bloquer la porte, n’est pas si bien enclenché. Dans l’urgence, il n’y a pas prêté attention. Alors, maintenant, il angoisse qu’elle ne s'ouvre à tout moment.

La voix de Min-Oh lui donne des sueurs froides, à moins que ce ne soient les premiers signes du malaise. Ray bredouille un “Tout va… bien.” dans un hoquet d'hésitation, comme s'il cherchait son souffle, la voix bien plus fébrile et pincée par l’émotion qu’il ne l’aurait espéré.

Il reste le dos plaqué contre la paroi opposée à la porte, se sent doucement faiblir. Il faut qu’il fasse partir le médecin, tout de suite. “J’ai besoin… de… d’être seul…” les lèvres tremblantes, les mots brisés par les larmes qui viennent malgré lui compléter le spectacle pathétique dont il espère encore le priver. Ce que Ray ne voit pas, c’est que le sang imprègne les pans de sa blouse, la saturent. Le rouge écrasé sur le rebord du bac commence déjà à perler vers un coin de la porte qui les sépare.

Min-Oh prononce son nom, rien de plus. Alors Ray a bon espoir que dans ce silence qui s’installe, son ancien mentor se décide à tourner les talons. Qu'il reprenne sa journée comme si de rien n’était. Il ne préviendrait personne, car il n’aurait rien constaté - et lui pourrait partir sans se soucier d’être arrêté.

Mais il n’entend pas la porte des vestiaires. Pire : Ray sursaute quand les parois de la douche commencent à vibrer, secouées en échos graves et terrifiants. “Non…” Il gémit mais c’est bien trop bas pour que le médecin l’entende. Regard planté sur le verrou de la porte qui ne cède pas, il ne peut retenir une grimace sous la sensation désagréable qui le parcourt.

La douleur est là, diffuse, froide, elle lui fout le vertige. Un bruit, une ombre, il relève les yeux vers la paire de jambes apparue brusquement devant lui sans comprendre. “Non non non…” Ça n'était pas censé se passer comme ça. Le plan était simple. La fin devait être rapide. Mais le voilà à se vider trop lentement de son sang, et plus du tout seul.

“Pourquoi tu… non…” Il marmonne faiblement et replie le bras contre lui, referme le poing sur la bague comme si la priorité du médecin allait être de la lui arracher. Ses doigts sont engourdis. La prise est plus fébrile. Le sang passe sur son ventre, chaleur vaguement réconfortante. Ray ferme les yeux, entre l’éveil et le rêve, peut-être n’est-il qu’une hallucination.

“Je… seul… il faut que je…” reste seul Je ne veux imposer cette vision à personne. Je ne veux pas qu’on me regrette, qu’on me pleure. Encore moins qu’on tente de me sauver.. Le regard du mentor pèse une tonne. Ray ne cherche pas à le croiser, craint tout le jugement et l'agacement qu'il pourrait y trouver.

Peut-être est-ce l'effet des palpitations qui pompent plus vite le sang hors de lui : tout devient flou. Sa vision, son ouïe. Sensation de lourdeur dans les membres, dans le coeur. L’interne a chaud, reconnait les symptômes d’un malaise qui approche. Signe de sa libération. Min-Oh ne doit pas ruiner ses chances. Il ne retrouvera peut-être jamais ce courage.

Car rien de tout ça n'est agréable. L’instinct de survie jusque-là bien tassé dans un coin de son esprit commence à dangereusement vouloir se manifester. "Sors" soufflé dans un dernier élan de détermination. A deux dans cette minuscule cabine, il se sent horriblement à l’étroit.