Elle avait besoin de ça. De bouger, de sortir, de mettre aussi régulièrement que possible de la distance entre elle et Fort Nisqually. Car les dernières semaines n’avaient pas été tendres. D’un coup, se sont effondrés leurs projets et leur famille. La maison dans laquelle elles avaient prévu de s’installer s’était fait ravager par la tempête. Les tuiles du toit s’étaient envolées, la chute d’un arbre avait fragilisé un mur. Trop de dégâts, trop de travaux qu’elles ne pouvaient se permettre. Mais aussi, la pneumonie avait emporté Hope. Après toutes les horreurs qu’elle avait vécu, après tout le courage qu’elle avait déployé pour sortir la tête de l’eau…

Sur le dos de Fury, Selene chevauchait en silence. Elle n’alignait que peu de mots depuis la mise en terre. Toute son énergie se concentrait sur essayer de ne pas craquer. De ne pas bazarder son traitement, de ne pas exploser de détresse, de ne pas s’envoyer en l’air elle aussi. Elle devait s’habituer à perdre des gens, mais ce n’était pas le cas. Et on avait beau tenter de protéger ses proches, il y avait toujours un désastre imprévu.

- On devrait s’arrêter là, dit-elle d’une voix morne.

Elles venaient d’arriver sur l’un des parkings des centres médicaux d’American Lake, derrière une rangée de bâtiments – le centre de réhabilitation. Ici aussi, les pluies diluviennes avaient laissé de mauvais souvenirs. Tout était encore inondé, le terrain avait des airs de marécages et à vue de nez, une fois à hauteur des établissements qui les intéressaient, elles auront de l’eau jusqu’aux genoux. C’était déjà assez dangereux pour elle, il faudrait éviter que les chevaux se tordent la cheville… ou pire.

Selene descendit de Fury et s’approcha du lac vorace qui avait dévoré ses rives. Elle ramassa une pierre et la lança de toutes ses forces s’écraser à quelques mètres de là. La surface nébuleuse décrivit des cercles concentriques, ils se diffusèrent avec paraissent, mais rien d’autre ne sembla bouger. La pianiste se retourna alors vers sa partenaire et lui fit un signe de tête l’invitant à la suivre.

- On va mettre les chevaux sous les arbres et on peut y aller.

À quelques mètres derrière Selene, Juliet ne peut qu’observer le dos de sa compagne, la ligne tendue de ses épaules. Rien d’étonnant à cela, compte tenu des derniers événements. L’infirmière elle-même est à fleur de peau, avec au creux de l’estomac le sentiment de s’être fait avoir quelque part. Il n’y a pourtant aucun marionnettiste en coulisse, aucune entité supérieur décidant de leur destin à tous ici-bas. Les coups du sort qui s’enchaînent depuis quelques temps ne sont que cela : des malheurs sans raison ni cause, qu’elles ne doivent qu’à la malchance. Mais même ainsi, même en acceptant ce fait, Juliet a envie de hurler à s’en arracher la gorge, de pleurer à s’en liquéfier les yeux. Rien, dans les semaines écoulées, ne prête à sourire, à rire, et l’humeur de Selene est un reflet de la sienne.

Pour autant, Juliet est prisonnière de son inquiétude. L’effondrement de tous leurs espoirs, la mort de Hope, ont atteint Selene à un niveau que la cavalière n’aurait pas soupçonné. C’est peut-être la fois de trop ; la mort de trop. Hope était, après tout, le dernier lien avec Ashley. Sa fille disparue, la jeune femme paraît n’avoir pas existé du tout, sinon dans les souvenirs de Selene. C’est leur lot à tous, un jour ou l’autre, mais être confrontée à cette réalité ramène Juliet à sa propre mortalité. Que se passera-t-il, lorsque la dernière personne à l’avoir connue partira ? Que restera-t-il de sa mémoire, de son temps sur Terre ?

Un soupir agite ses épaules et la jeune femme redresse la tête, alors que la pianiste propose de s’arrêter. Un coup d’œil aux alentours lui confirme qu’il est effectivement plus prudent pour les chevaux de mettre pied à terre ici. Imitant Selene alors que celle-ci se laisse glisser au sol, elle rattrape les rênes de la jument tandis que sa cavalière s’assure que le lac est sûr. La confirmation ne se fait pas attendre et elles dirigent les chevaux sous la frondaison des arbres, attachant leur longe aux branches basses, dans un nœud rapide à défaire.

Après s’être assurée que Django pouvait brouter sans être gêné par la longe, la blonde rejoint Selene et lui adresse un petit sourire réconfortant. Leur malchance ne peut pas les suivre partout, tout de même. Un instant passe, avant que Juliet se décide finalement à prendre la parole. Selene… promets-moi d’être prudente, d’accord ? Elle ne l’exprime pas clairement, mais la jeune femme craint tout de même que, dans son désespoir, la pianiste se mette en danger inconsciemment. Assurément, s’il lui arrivait quelque chose, Juliet ne pourrait pas le supporter, et Effy encore moins. Comme eux tous, la petite fille avait été affectée par la mort de Hope, probablement l’une des premières dont elle se souviendra, mais malheureusement pas la dernière.

- Reste derrière moi, dit tout simplement Selene, en réponse à l’inquiétude de sa petite amie.

Elle saisit son couteau de chasse et fit un premier pas prudent dans l’eau vaseuse. Le fond était invisible, alors elle ne pouvait pas savoir jusqu’à elle allait s’enfoncer, ni quelle était l’importance du dénivelée. Après une dizaine de mètres, ses boots étaient complètement immergées et le niveau atteignait la moitié de ses mollets. Il fallait redoubler d’effort pour progresser, lutter contre le poids de l’eau et arracher ses semelles à la mélasse accumulée au fond. Parfois, elle piétinait des choses non identifiées – il ne fallait probablement pas essayer de savoir ce que c’était.

Silencieuse, concentrée, la musicienne ouvrit la voie jusqu’aux portes du grand bâtiment jauni par le temps. Les marches du porche permettaient de prendre de la hauteur, et donc de ne plus être trempées aux genoux, mais elles pataugeaient tout de même dans la fange. Selene tenta d’ouvrir… fermé, évidemment. En s’arc-boutant sur le battant, elle peut le sentir frémir, grincer, protester, mais ne se décala que d’une paire de millimètres. Ce n’était pas fermé à clef, c’était juste bloqué par quelque chose de trop lourd pour elle.

- Putain, râla la pianiste en capitulant, c’est barricadé de l’intérieur, faut qu’on trouve une autre entrée.

Les fenêtres ? Celles du rez-de-chaussée avaient l’air de toutes avoir été renforcées avec les moyens du bord, à coup de planches et de clous, mais pas celles du premier. La jeune femme avisa alors la longue gouttière noire à moitié rouillée qui rampait sur la façade et ne s’arrêtait qu’au toit. Est-ce que ce truc supportera leur poids ? Selene retourna s’immerger à moitié pour contourner le perron et atteindre le tuyau. Il avait l’air encore bien fixé, mais sans doute pas prévu pour que deux femmes adultes grimpent dessus.

- Tu le sens comment ? Demanda-t-elle en Juliet, nez levé sur leur destination potentielle, je peux y aller la première. Je monte, je sécurise et je te fais signe.

Et comme ça, si elle se cassait la gueule, sa partenaire saura logiquement que c’était une mauvaise idée.