20 Août 2022,
après-midi

Le voyage en bateau s'était bien passé et avait permis de constater qu'Emma ne souffrait pas du mal de mer. En tout cas, pas sur une mer calme et paisible par beau temps, ce qui était déjà une bonne chose. Elle avait fait sa part de travail pour mener le navire à destination, s'accordant tout de même le temps d'observer les voiles se gonfler par le vent avec curiosité. Si elle se souvenait avoir déjà vu des bateaux, elle n'était jamais montée à bord et n'avait jamais navigué. Si l'intérieur était exigu et lui donnait des sueurs froides, traîner sur le pont pendant que l'embarcation fendait l'eau permettait à son visage d'être fouetté par le vent et les embruns. Emma apprécia le petit goût salé sur ses lèvres, bien qu'elle soit visiblement la seule à le remarquer. Dès qu'ils eurent accostés, la petite coula un regard discret à Valerian et profitant de ce qu'il était occupé à discuter avec d'autres humains, prit la poudre d'escampette. L'humeur du barbu depuis son retour était encore plus sombre et orageuse qu'avant son départ, et il n'avait pas laissé le choix à Emma que de venir avec eux. Probablement parce qu'il l'avait retrouvé malade, même s'il semblait plus en colère qu'inquiet.
Elle savait donc que le but était de rencontrer d'autres fous, mais ne se préoccupait pas vraiment de ce qu'ils comptaient faire entre eux. Les trucs de fous n'étaient pas vraiment intéressants, habituellement.
Voyager sur l'eau et manoeuvrer le navire, même si elle n'avait pas accompli les tâches les plus pénibles, lui avaient ouvert l'appétit et puisqu'ils étaient apparemment là pour plusieurs jours, la première inquiétude d'Emma concerna la nourriture. Craignant qu'il y ait un manque s'ils étaient trop nombreux, Emma avançait tout en observant les lieux. Les humains n'avaient pas beaucoup l'air de se préoccuper de faire des réserves suffisantes pour l'hiver, qui arriverait bien vite même si le soleil chauffait encore l'atmosphère.

Emma tourna sur elle-même en regardant plusieurs maisons, et l'une d'elle attira son attention. Elle se démarquait nettement des autres, et la petite assimila cette particularité à un repère évident pour indiquer aux autres le garde-manger. Trottinant jusqu'au perron, la petite grimpa les marches et tourna la poignée sans hésitation. Mine de rien, elle se réhabituait doucement aux installations plus solides que son ancien petit abri de branchages. L'allure extérieure et le manque de luminosité intérieure ne l'inquiétèrent pas et Emma avança doucement dans le couloir sombre, s'arrêtant au pied de l'escalier pour jauger de la direction à prendre.
Dans sa logique, la nourriture était stockée à l'endroit le plus pratique, alors la petite délaissa l'étage pour explorer les pièces du rez-de-chaussée. Ouvrant les portes les unes après les autres, elle farfouilla rapidement chaque pièce, son humeur devenant aussi sombre que la maison à mesure qu'elle avançait dans sa recherche. Ou elle s'était trompée d'endroit, ou ces humains totalement fous n'avaient aucune nourriture ! Grognant de dépit, Emma entra dans une dernière pièce, tout au fond, et entreprit de la fouiller comme les autres. La petite s'arrêta presque aussitôt, ses sens en alerte. Elle tourna lentement sur elle-même, les yeux plissés, certaine d'être observée. Il lui fallut un moment avant d'apercevoir un bref éclat, le peu de clarté accrochant tout de même l'oeil d'une autre personne présente dans la pièce.
Emma se tendit, prête à bondir ou à se défendre face au danger, mais pencha la tête en croisant un petit visage craintif. Une petite fille, ici ?! Serrant les dents à l'idée que retenir les gens de force était une habitude chez les humains, Emma lâcha un bref grognement de frustration et s'accroupit brusquement pour essayer d'être à la hauteur de l'enfant.
Toi...prisonnière ?
Consciente que sa voix rauque et son allure risquaient de l'effrayer, la petite se força au calme. Décrétant que l'urgence était finalement de sauver la petite fille plutôt que de manger, Emma lui fit signe de s'approcher.
Viens...pas peur...Te sauver...

Nouvelle journée.
Nouvel arrivage.
Et nouvelle fuite dans l’infirmerie…

“Chassez le naturel, il revient au galop” disait-on.
En tout cas, Anya pouvait difficilement contredire ce proverbe ce jour-là…
Ce matin, elle avait décidé pour une fois de prendre son courage à deux mains et d'aider un peu aux champs. Elle avait entendu Peter et Faith parler la veille de l’automne arrivant à grands pas et des réserves qu’ils devraient commencer à engranger lors des récoltes d’octobre.
C’est donc motivée qu’elle avait choisie de surmonter ses angoisses pour prêter main forte dans la zone agricole. Enfin… à son niveau. C’est à dire surtout en apportant à boire aux travailleurs et ramenant aux uns et aux autres les outils qu’ils demandaient.

D’avoir ainsi couru toute la matinée l’avait affamée, en plus d’augmenter quelque peu son stress dû à la proximité d’autrui, et ce malgré sa motivation.
Elle avait donc choisi, après être allée se restaurer un peu chez Tori et Peter, de plutôt passer l'après-midi aux alentours de l'infirmerie pour faire réduire son angoisse. Elle pourrait toujours se montrer utile en s’occupant des plantes autour de la maison.
Seulement, en prenant un peu plus de hauteur sur le chemin et tournant un regard rêveur vers la mer et le ponton d’arrimage, la vue d’un bateau inconnu accostant sur les côtes du camp l’avait figée sur place. L’angoisse était aussitôt revenue frappée à la porte de son esprit perturbé et déjà mis en stress par la matinée.
Ni une ni deux, la voilà qui décampait vers l’infirmerie, ouvrant rapidement la porte de celle-ci pour se cacher à l’intérieur. Elle n’avait aucune idée de si les nouveaux arrivants allaient réellement venir dans le camp de la faction et elle savait que son angoisse réflexe n’avait sûrement pas de fondement, mais c’était plus fort qu’elle…

La fillette s’efforça de prendre une inspiration pour se calmer. Au moins à l’infirmerie de Faith, elle était tranquille, isolée de la plupart des gens.
Elle s’avança dans le couloir qu’elle connaissait bien maintenant et passa ses doigts d’un air songeur sur les feuilles des plantes en pot qu’elle avait disposées le long du mur, les comptant dans ces tocs qui apaisaient son esprit.
Elle poussa enfin un soupir, calmée, et entreprit de se rendre vers la cuisine. Quitte à être là, autant qu’elle se montre utile. Il y avait toujours quelque chose à ranger, ou à décorer !
Elle entra dans la pièce du fond et posa Teto qui la quittait rarement sur le plan de travail. Elle eut néanmoins à peine le temps d’attraper une tasse qui trainait pour la ranger que le bruit de la porte d’entrée s’ouvrant la fit se redresser.
Quelqu’un était entré dans l’infirmerie, elle en était sûre. Faith peut-être ? Elle trottina vers la porte et jeta un coup d’oeil dans le couloir.
Ses yeux s’écarquillèrent, alors qu’elle apercevait une silhouette, bien trop petite pour être la médecin, se faufiler comme un chat dans le hall et ouvrir les portes les unes après les autres. Dans l’obscurité du couloir, elle ne voyait pas qui était la personne, mais une chose était sûre : elle ne la connaissait pas ! Ca ne pouvait pas être Mitsuki, l’autre enfant de la faction, elle n’était pas si grande !

La peur revint violemment à la charge dans l’esprit d’Anya alors qu’un constat frappait son esprit. Elle était seule, dans l’infirmerie, isolée avec une personne inconnue qui s’était introduite dans les lieux, bloquée dans la cuisine.
L’angoisse envahit son coeur, plus forte que jamais. Depuis qu’elle avait aidé à la nettoyer, l'infirmerie avait toujours été comme… un bastion, une cachette impénétrable dans laquelle elle pouvait se glisser lorsque ses craintes la harcelaient. Mais la réalité des choses la rattrapait en cet instant. D’autres personnes pouvaient parfaitement y venir en dehors des malades et blessés…
Une boule se forma dans la gorge de la fillette. Elle jeta un coup d'œil vers la porte d’entrée alors que l’intrus entrait dans une pièce adjacente. Est ce qu’elle aurait le temps d’atteindre la sortie avant qu’il la remarque si elle courrait ? Elle hésita.
Mais la silhouette sortit rapidement, trop rapidement, de la pièce qu’elle fouillait apparemment et la petite craintive en perdit tout courage.
Doucement, essayant de ne faire aucun bruit, elle recula dans la cuisine jusqu’à buter contre la table. Elle attendit plusieurs minutes, immobile, le cœur battant la chamade, les yeux écarquillés par la peur.

Soudain, les pas se rapprochèrent, faisant grincer le plancher. Ce fut comme une décharge électrique pour Anya qui, s’emparant de Teto, se glissa rapidement sous la table et s’écrasa contre le mur, luttant pour ne pas céder à la panique.
Elle resta là, son sang tambourinant à ses oreilles, serrant sa peluche contre elle comme si le renard pouvait chasser l’inconnu qui déjà ouvrait la porte.

La silhouette se glissa à l’intérieur et la fillette se recroquevilla davantage dans sa cachette de fortune en jetant des regards angoissés à l’intrus. La personne, une fille, semblait… jeune… Sans doute moins qu’elle mais pas de beaucoup. Si elle n’avait pas été si effrayée par la situation, sans doute Anya aurait été intriguée par l’âge de l’inconnue. Mais elle n’arrivait pas à réfléchir correctement.
La personne sembla sentir son regard insistant car elle se tourna alors vers elle brusquement. Son regard rencontra le sien et la fillette peureuse se figea comme une statue.
De la surprise se lut dans les yeux de la jeune fille qui l’aperçut dans son “abri” de fortune.
Presque aussitôt, elle s’accroupit au sol, se mettant à sa hauteur.

“Toi...prisonnière ?”

La phrase avait fusé, étrangement prononcée, lancée d’une voix étonnement rauque pour une fille de cet âge. Malgré sa peur, Anya se sentit surprise par ce ton tout autant que par la tournure de la phrase.
La jeune fille parlait comme les êtres des bois de ce livre qu’elle lisait petite.
Elle ne répondit rien, l’angoisse la murant dans le silence, laissant simplement une sorte de plainte de petit animal mécontent monter de sa gorge.
Sentant sans doute sa crainte, l’inconnue lui fit un petit signe pour l’enjoindre à s’approcher et ajouta d’un ton plus calme mais toujours dans son étrange dialecte “Viens...pas peur...Te sauver...”.

La fillette ne s’avança pas, s’écrasant au contraire un peu plus contre le mur.
La jeune fille face à elle avait quelque chose d’étrange dans le regard et l’attitude. Comme un côté animal et sauvage… Chose encore plus étrange qu’Anya avait l’impression de connaître cette attitude…
Cependant, si l’air bestial de l’inconnue aux yeux bleutés lui faisait penser à ses propres réactions, son aura elle semblait plus… forte et agressive.

Un nouveau grondement aigu de chat désapprobateur fut la seule réponse qu’offrit la fillette. La jeune fille avait parlé de la sauver… Et semblait même vouloir se montrer plus amicale, mais l’esprit de la fillette était plongé dans le chaos, dominé par la Anya sauvage et l’empêchait de réfléchir correctement autrement qu’avec sa peur.
Elle serra Teto, comme une dernière barricade entre elle et l’intruse.