En apercevant Emilie, Valérian l’avait rejointe en quelques larges enjambées pour l’engouffrer dans une accolade fébrile, presque tremblante. Il n’était pas dans ses habitudes de se livrer à ces démonstrations d’affection, mais ces quelques semaines avaient été particulièrement éprouvantes pour lui. Ses émotions le débordaient plus que jamais. Au cours de sa convalescence, il avait été dévoré par la crainte que les Exilés aient été tués. Cette peur l’avait rongé comme un essaim d’insectes. À celle-ci s’ajoutait l’angoisse permanente, obsédante, que Reese soit maltraitée par ces salopards de pirates. Elle ne lui laissait aucun répit, et absorbait peu à peu ses forces, au point de le rendre aussi fébrile qu’un vieillard. « J’ai craint le pire pour vous. » avoua-t-il d’une voix étouffée. Il relâcha la jeune femme et l’examina des pieds à la tête. « Vous allez bien ? Vous n’êtes pas blessées ? »

Valérian se tourna alors vers Dana qui approchait à son tour. Il attrapa le bras qu’elle lui tendait pudiquement, puis, contre toute attente, l’attira contre lui dans une étreinte bourrue. Une première les concernant, mais le grec était tant soulagé de retrouver les deux jeunes femmes saines et sauves qu’il en oubliait toute notion de pudeur. Il se recula et regarda les deux femmes à tour de rôle. « Parfait, j’en suis heureux… » bredouilla-t-il, hébété, en apprenant la naissance de la fille de Yulia. Où que soit la russe en ce moment, il ne souhaitait pas le savoir, au risque que les pirates lui arrachent cette information. « Nous tenons bon parce qu’il le faut, mais je ne vous cache pas que le moral a été au plus bas ces dernières semaines. » Un voile de morosité avait enveloppé Crescent Bay depuis l’arrivée des pirates. « Ces salopards passent régulièrement à l’improviste. Ils entretiennent la peur dans nos rangs, et nous menacent constamment de représailles : “si vous n’obtempérez pas, nous découperons les otages en rondelles“ ou “si vous ne faites pas ce qu’on vous dit, on les enfilera comme des perles“… c’est toujours le même refrain. » La voix de Valérian exprimait une profonde lassitude. Ces menaces, brandies à tout bout de champ, l’avaient véritablement épuisé.

Cette fatigue et ces angoisses constantes l’avaient amaigri, creusant son visage au point de rendre plus saillantes ses pommettes et son arcade sourcilière. D’un geste de la main, le grec désigna le salon aux deux femmes. « Installons-nous. J’imagine que vous avez beaucoup de choses à me raconter. Autant prendre nos aises. »

Les mains encore légèrement tremblantes, Valérian s’installa dans un fauteuil en face des deux femmes. Il peinait à croire qu’elles étaient bel et bien là, et se demandait vaguement si elles n’étaient pas le fruit de son imagination. Il avait si longtemps craint pour leur sort, attribuant leur absence à une mésaventure funeste, que la découverte de leur survie l’avait profondément ébranlé, le laissant échoué dans l’hébétude la plus totale. « Pas grand-chose, malheureusement. » répondit-il à regret. « Nous connaissons l’identité de leurs leaders. Leur chef s’appelle Jack. J’ai eu l’occasion de discuter brièvement avec lui le soir de l’attaque. C’est un homme froid, difficile à cerner. Son second, Ulrich, a un tempérament plus explosif. C’est lui qui a mené l’attaque contre la péniche. » Le grec frissonna au souvenir de son regard glacial. « Nous ignorons combien ils sont exactement, et où se situe leur camp. Mais, parmi les pirates qui débarquent à l’improviste, il y a toujours de nouveaux visages. Ils sont nombreux, c’est une certitude. » Quel que soit le combat à venir contre ces salopards, il serait difficile. « Les S.T.A.R.S sont partis avec la promesse d’installer dans les parages un radar maritime nous permettant d’anticiper la venue des pirates. Quant à Hayden, il aimerait profiter de la prochaine soirée à la Cage pour se faire remarquer et intégrer leurs rangs. Ce sont les seules pistes dont nous disposons pour le moment. »

Le grec eût soudain l’impression de prendre un coup dans le ventre. Interdit, il dévisagea longuement Emilie, tandis que le sens de ses paroles se frayait un chemin dans son esprit. « Vous étiez chez les Remnants tout ce temps ? » dit-il d’une voix rauque. Tout ce temps où il les avait cru aux abois, blessés ou peut-être même morts sur les routes, les Exilés avaient en vérité été à Fort Ward. Valérian accusa difficilement cette information : comme un coup porté à la faiblesse d’une paroi rocheuse, entraînant un brusque effondrement, il s’effondra tout à coup. Ses traits se crispèrent, exprimant une franche consternation. Les lèvres serrées, il ne dit pourtant rien, et laissa la sage-femme dérouler le récit de sa rencontre avec June.

À la suite de celui-ci, il hocha lentement la tête. Valérian joignit les mains pour en maîtriser les tremblements et reprit quelque peu contenance. « Je vois. » Refoulant avec obstination la douleur qui se déployait dans sa chair comme les racines d’une plante vireuse, il s’éclaircit la voix et dit d’une voix sans timbre. « Je ne vois pas quel intérêt aurait June à nous faire faux bond. Il serait plus à son avantage de se débarrasser de ces pirates, plutôt que les laisser grandir en nombre jusqu’à ce qu’ils deviennent potentiellement une menace pour ses équipes. » Dana avait raison : June calculait soigneusement chacun de ses coups, et ne devait en aucun cas être sous-estimée. À vrai dire, le grec était surpris qu’elle ait seulement daigné leur proposer son aide. « Jamais une alliance de ne sera possible entre les Remnants et ces pirates. Phelbs cherchera probablement à nous utiliser pour en venir à bout, sans que ce combat n’éclabousse son groupe. » Il s’agissait, en somme, d’une forme de sous-traitance. Les yeux noirs de Valérian fondirent vers Emilie. « Quelle est la teneur de cet accord, exactement ? Quelle aide June est-elle prête à nous fournir ? Et que lui as-tu proposé en échange ? »

Il se tourna ensuite vers Dana. « Ils débarquent toujours à l’improviste, par groupe de dix, au moment où nous nous y attendons le moins. Ils ont proposé de nous fournir des photos des otages, à condition que nous leur procurions de quoi les prendre. Mais pour le moment, nous n’avons aucun moyen de savoir s’ils sont en vie ou non… »