La route est infiniment longue. Les pavés s'imbriquent les uns à la suite des autres, identiques, glacés, glissants. Je relève les yeux sur la rue lorsqu’une charrette passe tout près, la roue tombant dans une flaque de boue qui m’éclabousse en déclenchant quelques sourires amusés ou apitoyés des passagers. Je ne peux pas y prétendre ; je dois marcher. Et si cet instant, après le travail aux champs, a quelque chose de reposant… il est tout aussi épuisant.

Le manteau déchiré que supportent à peine mes épaules ne suffit pas à faire barrière au froid qui change mon souffle en nuage, qui me brûle les joues. L’une est encore flanquée d’un pansement qui se décolle après plusieurs jours à s'imprégner d’humidité. Et la brise ne suffit pas à m’engourdir suffisamment pour oublier la douleur qui se réveille à chacun de mes pas, irradiant tout mon corps depuis les plaies mal refermées.

Tremblotant, pressé par les gardes que je croise sur mon chemin vers le bidonville, je passe un carrefour pour m’engager sur une autre rue. Malgré la misère qui pèse de plus en plus sur la population, celle-ci reste élégante. Bien apprêtée. Les femmes font danser leur maigreur sur leurs talons aiguisés, les hommes se couvrent d’épaisses couches de vêtements pour parer au manque de chauffage. En comparaison au bidonville, la vie ici semble toujours douce.

Je n’hésite pas à descendre dans le caniveau pour laisser les autres passer, baissant les yeux, restant le plus loin possible des quelques chiens dont les grognements me font encore frissonner.

Le cliquetis de leurs pattes sur le sol, je le reconnais de loin. En voilà un qui sonne tristement familier.

Je relève les yeux vers la blonde qui approche. Penchée sur son landau, elle ne m’a pas encore vu. Je reconnais la longue chevelure qui forme encore un voile devant son visage et, bien sûr, la silhouette robuste d’Onyx qui m'a déjà repéré et me fixe. Le regard noir et acéré du chien me paralyse. Impossible d’oublier les crocs qui ont laissé leur marque sur mon bras. Impossible de ne pas revivre cette torture imposée au chenil il y a quelques semaines à peine. La douleur. Le vacarme des aboiements, le tintement des grilles, l'odeur de la merde et des tripes, les…

Lynn. Je croise son regard. Et puis pose le mien sur le nouveau-né emmitouflé dans ses vêtements et sa couverture. A peine une partie de son visage visible.

Mon cœur se met soudainement à tambouriner dans ma poitrine comme si mon corps pouvait encore le supporter. Je me sens mal, face à cette réalité, mais mes jambes ne me répondent plus lorsque j’aimerais leur ordonner de s’échapper. Alors, quand elle approche, je ne trouve qu'à articuler maladroitement, "Est-ce que c'est..." regard planté sur l'enfant, sans oser faire le moindre geste - l'avertissement de River encore bien en tête.

Engoncée dans un manteau épais et des grosses bottes, j’ai laissé tomber depuis longtemps les talons et tout ce qui pourrait manquer de me faire tomber. Il faut dire que les trottoirs verglacés m’incitent à la prudence et je ne veux pas qu’il m’arrive quoi que ce soit, surtout en l’absence de papa. Alors, je marche, attentive, essayant de ne pas montrer l’agacement croissant à chaque fois que je dois m’arrêter pour saluer quelqu’un.

Les entendre s’extasier sur le bébé. Me féliciter. Me demander comme je vais malgré tout. Le pire ? C’est de les entendre dire que c’est une bonne chose que le bébé me ressemble. Outre le fait qu’à cet âge-là, on ne peut pas se faire une idée, je trouve ça passablement insultant. Mais je souris, au point d’en avoir mal. Je garde la tête haute, mais ça ne m’empêche pas de sentir les regards peser sur moi quand je m’éloigne. Parfois, je me dis qu’il aurait mieux valu que je sois veuve, ça aurait été bien plus simple à gérer. Mais être l’ex-femme d’un disgracié est un poids lourd à porter.

J’imagine bien qu’ils se demandent à quel point j’ai ma part de responsabilité dans tout ça. A quel point j’ai pu fauter pour qu’il se retrouve à tuer un homme de Foi. Ce que j’ai mal fait. Les gens se contentent de chuchoter, ils ont bien trop peur des conséquences si papa apprenait ce qu’ils pensent. C’est probablement ce qui m’aide le plus. Et je n’ose même pas imaginer ce que je ferais s’il n’était pas là. Je serais bien incapable d’affronter ça toute seule.

Je m’arrête quelques mètres après avoir fui un couple de personnes âgées dont l’obsession semblait être de vouloir tirer les joues potelées de mon fils et je me penche vers lui, soufflant quelques mots doux à son attention. « Ne t’en fais pas. Ca aussi, ça passera. Et je serais toujours là pour veiller sur toi. » J’ai l’impression que son regard accroche le mien et j’ai un sourire pour lui, ne relevant la tête que parce que je sens Onyx se tendre juste à côté de moi.

Et je bats des cils en reconnaissant aussi sec la silhouette de Ray. Il a maigri et il est dans un état pitoyable. Qui ne m’inspire rien de bienveillant à son égard de toute façon. Pour autant, je pousse doucement le landau, faisant quelques pas dans sa direction. Est-ce qu’une part de moi espère le voir détaler, effrayé parce qu’il a sous les yeux ? Probablement que oui. Ca ne ferait que prouver que c’est un lâche. Mais il y en a une autre, plus confuse, qui a envie de parler avec lui. « Tu veux de l’aide pour finir ta phrase peut-être ? » J’ai un soupir silencieux, alors que Noah laisse filer un bâillement, ses petits poings serrés alors qu’il semble regarder cet inconnu avec curiosité. « C’est mon fils oui. Pourquoi ? Ca t’intéresse peut-être ? » Voilà qui serait bien surprenant.

“Je…” Je baisse les yeux. Je n’ose même plus la regarder en face, persuadé qu’au fond de son regard j’y trouverai celui de River, de ses chiens, qu’au moindre geste trop brusque le sien me sautera à la gorge pour me saigner au beau milieu de la rue sans même attiser la pitié des passants. Onyx m’impressionne beaucoup trop. Plus, même, que le bébé que la blonde s’accapare. C’est le sien... Je comprends bien qu’elle tient à m’effacer de l’équation. Et… c’est aussi ce que je veux. Enfin, ce que je voulais. Maintenant, face à l’enfant en chair et en os, je ne sais plus trop.

Le ton est agressif, et je fais profil bas, me voûte légèrement, détourne le regard vers la rue, vers les visages étrangers ou vaguement familiers qui nous jettent quelques airs curieux, amusés ou méprisants. Ils ne sont pas adressés qu’à moi. Dans une si petite ville, je crois bien comprendre que Lynn est également reconnue. Comme celle qui a épousé un déviant, un meurtrier, qui a été assez naïve pour se faire faire un enfant. C'est notamment ce que River me reprochait... d'avoir sali la réputation de sa fille.

Et vu notre dernière altercation… je me doute qu’elle doit être aussi furieuse que son père. Mon corps tout entier me hurle de fuir, mais mon regard tourne avec hésitation jusqu’à s’arrêter sur le landau, encore. D’ici, la couverture me cache son visage. Je n’aperçois que les petits poings serrés, enveloppés dans des gants de laine. J’articule timidement, les traits contraints par la balafre qui me creuse la joue - la plaie n’est pas encore totalement cicatrisée et rend la prononciation douloureuse, pataude. “Je… peux le voir ?” A-t-il quelque chose de moi ? Dans un sens, je n’espère pas… Bien sûr, je suis sale ; je pue. La crasse me recouvre de la tête aux pieds, alors je m’empresse d’ajouter, “Je ne le toucherai pas.” en croisant les mains dans mon dos, prudent, le regard toujours fuyant qui alterne nerveusement entre la rue et l’enfant. Sa présence, son existence même attise une puissante curiosité.

“Comment est-ce que… tu… tu l’as appelé, finalement…?” On avait discuté de plusieurs possibilités de prénoms. La plupart liés à la Bible, de loin ou de près. Et… je ne sais pas, j’imagine que mettre un nom sur cet être rendra un peu de sens à cette situation.

Les sentiments que je peux éprouver face à Ray sont tellement nombreux et contradictoires que je n’ai pas la moindre envie de m’y appesantir. Et je préfère laisser la colère prendre le pas sur tout le reste, y compris la pitié que j’éprouve en le voyant dans cet état ou la peine à l’idée qu’il n’ait pas pris de nouvelles de moi ou du bébé avant qu’il ne vienne au monde. C’est idiot d’être triste pour ça, j’aurais dû comprendre depuis le début qu’il se servait de moi, mais je n’arrive pas à être aussi insensible que je le voudrais.

J’ai un profond soupir à sa question, laissant filer un silence sans lui répondre. Et j’ai un regard aux alentours, fronçant les sourcils alors que des gens continuent de nous jeter des regards, certains s’attardant parfois un peu trop longuement sur Ray pour que j’aie envie de rester plantée ici. « Viens… » Le mot est claqué et je n’attends même pas qu’il me réponde, persuadée qu’il me suivra. Onyx suit le mouvement, à hauteur du landau, alors que je m’engouffre dans une ruelle, à l’abri des regards. « J’en ai assez qu’on me dévisage constamment. » Je roule des yeux avant de reprendre, non sans une hésitation. « Noah Zachary… Atkins. » Pour le moment. Jusqu’à ce qu’on me trouve un mari prêt à accepter l’enfant d’un déviant.

Un nouveau silence, alors que je réfléchis. Et je ne sais pas pourquoi, mais je me décide à me pencher en direction du bébé, l’attrapant doucement pour le sortir de là. Il continue de regarder autour de lui, ses grands yeux bleus largement ouverts, alors que je le cale contre moi. « Voilà. » Ray est toujours à quelques pas de moi, assez pour que je ne me sente pas acculée et pour qu’Onyx se contente de rester assis bien sagement. Mon ex-mari est parfaitement conscient qu’au premier geste qui me déplaira, c’est une nouvelle marque qui restera gravée sur sa peau. Et je n’ai pas le moindre remord à ce sujet, parfaitement consciente que ce sont les chiens de mon père qui l’ont mis dans cet état. Difficile d’ignorer la rumeur à ce propos, même si les gens se sont bien gardés d’en parler trop fort lorsque j’étais à portée.

Et je me rends compte que les questions, tout comme les sentiments, se bousculent dans mon esprit. Je ne sais pas si je dois les poser mais une part de moi me souffle que c’est peut-être l’occasion ou jamais.

“J’en suis… désolé.” Qu’on la dévisage, car j’imagine que c’est de ma faute. Ce serait mentir d’affirmer que j’éprouve une réelle compassion pour mon ex-femme alors qu’elle se tient en forme et toute propre sur elle devant moi, les épaules droites et le regard assassin. Mais River m’a bien fait comprendre que j’étais la cause de tous ses malheurs…

“Noah Zachary…” que je répète tout bas en posant les yeux sur le bébé qu’elle prend dans ses bras. Calé contre sa mère, le petit semble curieux du monde qui l’entoure. Il est bien loin d’en imaginer tous les tenants et aboutissants, et à quel point son avenir y est déjà tout tracé. Je croise son grand regard bleu, tout brillant et cerné de longs cils noirs. Noah Zachary Atkins... Dobrowolski. Ce n’est peut-être pas plus mal qu’il échappe à ce nom que tout le monde écorche à la moindre occasion.

Je n’approche pas et le regard du petit s’échappe rapidement vers un reflet lumineux, le froissement des branches au-dessus de nos têtes. Je ne saurais pas dire s'il me ressemble. Mais je crois que son existence me touche d'une émotion particulière, encore indéfinissable.

Il est là, comme moi, tout aussi insignifiant et pourtant quelque peu extraordinaire.

"Merci." Murmuré à la blonde qui le tient toujours. Elle fait certainement une merveille de son rôle de mère ; après tout, elle y a été strictement formatée.

Du coin de l'œil, je perçois un mouvement dans la rue. Un carrosse de la milice approche à toute allure dans le clapotis sonore des sabots qui foulent le béton trop fort. J'ai le bête réflexe de me décaler d'un pas, que la vague qui se soulève lorsque la roue passe dans le caniveau me fouette le dos plutôt que Lynn et son fils.

Le froid me raidit, désagréable, mais ce n'est rien comparé au grognement du clébard alerté par le mouvement brusque. Je recule de peur, manque de trébucher du haut du trottoir, avant de me faire plus petit encore.

Un silence terrifié avant d'articuler nerveusement, "Je ne veux pas te déranger plus longtemps. Je suppose que c’est mieux si… on ne nous voit pas trop ensemble.” Peut-être accorde-t-on trop d’importance aux quelques regards parfois à peine curieux. Mais je me passerais bien d’un nouveau rapport à River pour avoir pris trop de temps de sa fille.

Je lève les yeux au ciel à sa réponse et je souffle, avec un agacement que je ne cherche même pas à dissimuler. « Toi ? Désolé ? Bin voyons. » Et j’ajoute, toujours sur le même ton. « A croire que tu as gardé ta bonne habitude de me mentir constamment depuis que nous nous connaissons. » Je n’arrive même pas à imaginer qu’il ait pu dire ou faire quoi que ce soit d’honnête, ce qui fait encore plus mal que le reste.

Et pourtant, quoi que je puisse éprouver à l’attention de l’homme qui me fait face, j’ai du mal à me résoudre à ne pas lui laisser voir le petit être qu’il a contribué à créer. Ca ne fait pas de lui son père, loin de là. Mais j’ai beau tenter de le nier de toutes mes forces, il restera tout de même son géniteur. Et il aura une place dans sa vie, même s’il doit briller par son absence. Noah baille, mais continue de regarder autour de lui, avec ce qui me semble être une forme de curiosité. Oh, je sais bien qu’il est encore trop petit pour réellement éprouver ce genre de choses. Pour autant, j’ai envie d’y croire. « C’est un bébé jovial. Il ne pleure presque jamais. » J’ai un sourire attendri à regarder mon fils avant de reprendre en secouant la tête. « Je ne sais pas pourquoi je te dis ça. Ca ne t’intéresse pas. » Sinon, il aurait demandé quelque chose sur lui, n’importe quoi.

« Onyx. » Soufflé d’une voix calme, alors que le chien s’assoit de nouveau à mes côtés, babines retroussées, mais sans attaquer Ray. « Respire. Il ne te fera rien. A moins que tu ne me donnes une raison pour ça. » J’arrive à cacher le mépris qu’il m’inspire en cet instant, bien trop consciente de tout ce que les chiens de papa ont pu lui faire subir. Mais je n’arrive pas à m’ôter de la tête qu’il l’avait bien cherché, surtout en s’en prenant à Maelys.

Un silence à sa remarque. « Tu as raison. » Notre rencontre pourrait être remontée à papa et je ne sais pas trop comment il prendrait les choses. Il ne m’a pas interdit de voir Ray en réalité, mais peut-être que c’était tellement évident que ça ne lui a pas semblé nécessaire de me rappeler. Et pourtant, je n’ai pas envie que la discussion s’arrête comme ça. Et je déglutis avant de reprendre, d’une voix moins assurée. « Ray… pourquoi tu… » Je fronce les sourcils. « … tu n’as jamais cherché à avoir des nouvelles. Ou à écrire. Ou… n’importe quoi. Pourquoi ? Je sais que tout ça, nous deux, à tes yeux, ce n’était qu’un vaste mensonge et que tu n’as jamais rien éprouvé à mon égard. Mais je pensais que tu avais au moins un peu de respect pour moi. » Et j’ajoute, non sans un soupir. « Moi j’en avais pour toi. Et j’aurais aimé que tu te soucies de ton fils. » Un minimum. Sauf que c’était clairement trop lui demander.