Encore une journée passée à se rendre utile au cœur de la zone blanche, dans le confort et la chaleur de la maison du couple Yeo-Jeong. En tant normal, elle n’est pas la seule à travailler là-bas, mais aujourd’hui, Ray n’était pas présent. Par peur de se montrer indiscrète, Sienna n’a pas osé demander à Neela la raison de l’absence de son collègue. En tout état de cause, ça ne la regarde pas, et elle ne souhaite pas profiter de la gentillesse et la patience de son employeuse à son égard. Après tout, c’est grâce à elle qu’elle peut s’offrir une vie presque confortable tout en vivant dans le district le moins bien loti de la communauté. En vérité, ce n’est pas la curiosité qui l’anime, mais plutôt une certaine forme d’inquiétude. Elle sait que le jeune homme en a bavé dernièrement, et que son mode de vie plus que précaire dans le bidonville ne fait bien sûr rien pour arranger les choses. Même s’il s’est bien gardé de lui donner tous les détails – par pudeur ou par peur d’éventuelles représailles, Sienna se rend bien compte qu’il manque de tout. Lui, comme beaucoup d’autres. Lorsqu’elle le peut, elle met de côté les restes de nourriture que Neela accepte de lui laisser, ou les vêtements trop usés dont les habitants de la zone blanche se débarrassent lorsqu’ils en achètent de nouveaux. Ce ne sont que des petites choses, mais lorsque les temps sont dures, elles peuvent malgré tout faire la différence entre une bonne nuit de sommeil et une nuit passée le ventre vide.

Machinalement, ses pas l’ont emmené jusqu’à l’entrée du bidonville, et après une profonde inspiration, elle se décide à y pénétrer. Une fois n’est pas coutume, ce soir, son envie de venir en aide à ceux qui en ont besoin se taille la part du lion face à sa peur de se mettre en danger. Elle marche à pas feutrés, comme si elle s’attendait à se faire foudroyer à tout moment par Dieu lui-même pour avoir osé franchir la frontière entre le monde des citoyens et celui des disgraciés. Le jour a largement commencé à décliner, et déjà les ombres s’étirent pour se confondre entre elles. Elle s’attire quelques regards curieux à mesure qu’elle s’enfonce un peu au hasard dans les ruelles mal famées. Elle tient contre elle un petit baluchon contenant les restes offerts par Neela. L’espace d’un instant, elle se fait l’effet d’un agneau innocent jetée parmi les loups, et lorsqu’un homme s’avance pour venir à sa rencontre, elle s’immobilise. Le rictus sardonique qu’il affiche lui glace le sang dans les veines. « Tu t’es perdue, petite souris ? » D’une main, il la saisit par le col de son manteau, et de l’autre, il lui arrache ses maigres provisions. Sienna sent son cœur marteler comme un sourd dans sa poitrine et sa voix se bloque dans sa gorge. Elle ne trouve même pas la force de crier. « Qu’est-ce que tu caches d’autre là-dessous ? » Pas besoin de lui faire un dessin, malgré son innocence, elle comprend très bien quelles sont ses intentions.

Ça va aller ? demande-t-il à Ray, se tournant une dernière fois vers lui, tandis qu’il s’apprête à partir. Cette fois-ci Elijah n’avait pas grand chose à donner à l’ex-kiné, hormis quelques tickets et des vêtements: le peu de denrées alimentaires qu’il a pu amener, mais aussi la majeure partie des tickets qu’il avait sur lui, le milicien les a donnés à Hoani plus tôt dans la journée. Enfin cela n’a pas tellement d’importance, vu que ces derniers partagent à peu près tout ce qu’ils peuvent, au sein de leur petit groupe. Le plus jeune acquiesce finalement à sa réponse. Bien. Depuis quelques temps, le disgracié s’est remplumé, regagnant légèrement du poids. Tant mieux. Sois prudent. Et après une accolade, il s’en va.

La tombée du jour est déjà bien entamée, alors que le début de soirée commence à peine: autant dire qu’à partir de ce moment, traîner dans les rues crasseuses du bidonville ne peut qu’être une mauvaise idée… du moins, pour tout civil lambda. Contrairement aux miliciens ou aux soldats. Après tout, ils ont l’avantage de posséder des armes et de les garder avec eux au sein même de la ville, n’est-ce pas ? Mh, pas sûr que cela soit autant le cas qu’avant. Bien des changements sont en train de s’amorcer, dans cette partie mal-aimée de la ville: et la toute-puissance des forces de l’ordre, en ce lieu abandonné de tous, est en train de s’effriter progressivement.

Faute aux nombreuses années de violence subies, sans aucun doute: et les visages des disgraciés, pour la plupart, ne sont désormais plus baissés face à cela. Pas alors que leur quotidien est devenu d’autant plus miséreux, premiers à subir de plein fouet la disette. Quelques regards se posent sur lui, parfois rempli de crainte, souvent de méfiance et de haine: combien de ses collègues se sont amusés à venir jusqu’ici, dans l’unique but de se défouler en toute légalité ? Beaucoup, sûrement. Elijah n’a plus qu’à traverser quelques rues, avant de franchir la séparation entre cet endroit et le district cinq… Mais alors qu’il s’y rend, quelque chose attire son attention non loin.

Il revient de ce fait sur ses pas, s’engageant dans cette rue adjacente: et bien évidemment, il ne se trompait pas. Un peu plus loin, à moitié caché par les ombres des taudis, un homme tient une femme par le col et un baluchon de son autre main. Mh, définitivement pas bon signe, ça. Sans plus tarder Elijah s’approche grands pas, s’emparant de l’un de ses pistolets au passage. Lâche la, immédiatement. Le ton de sa voix ne souffre d’aucun refus: à ces mots, s’accompagnent la menace concrète, le milicien pointant la tête de l’homme avec son arme. Au moins, ce dernier comprendra bien assez rapidement qu’il a tout intérêt à suivre cet ordre, s’il veut rester en vie… Normalement.

Au moment où son agresseur commence à s’attaquer d’une main maladroite aux boutons de son manteau, une voix s’élève au bout de la ruelle, ferme et menaçante. Sienna s’immobilisent en même temps que l’homme qui la retient, comme si Dieu lui-même venait d’apparaître pour répandre son ordre divin. Ils se tournent en même, dans une chorégraphie quasi-parfaite, pour essayer de comprendre ce qui est en train de se passer. Les deux pâlissent à la vue du milicien qui tient à présent une arme braquée dans leur direction, mais pas pour les mêmes raisons. Surement que l’agresseur vient de comprendre qu’il ne pourra pas avoir le dessus, et que ses chances de perdre la vie ici et maintenant viennent d’augmenter de manière drastique. Sienna quant à elle réalise qu’un représentant de l’autorité de New Eden vient de la surprendre à rôder dans le bidonville et que cela va forcément éveiller ses soupçons. Alors qu’elle devrait se sentir soulagée de son intervention, elle se sent comme entre le marteau et l’enclume. Avant même qu’elle n’ait eu le temps de comprendre, l’homme qui la tenait par le col change de position et appuie quelque chose contre son cou. Une lame. Le souffle de la petite brune se bloque dans sa gorge. Il est visiblement en train de se servir d’elle comme d’un bouclier humain, et c’est à cet instant précis qu’elle réalise le peu de valeur que pourrait avoir sa vie aux yeux du milicien qui ne cille même pas face à la tentative. Il pourrait tout aussi bien tirer maintenant pour mettre fin à cette situation compliquée, quitte à ce qu’elle finisse blessée dans la manœuvre, ou pire.

L’homme, qui est maintenant plaqué contre son dos, semble agité. Il jette des coups d’œil nerveux autour de lui, peut-être pour trouver une issue de secours à cette situation merdique. A pas mesuré, il s’avance vers le milicien pour le contourner. « Si tu bouges un putain d’orteil, je l’égorge. Je ne veux pas de problème. » Est-ce qu’il pense retenir en otage une personne d’importance ? L’arme pointée dans sa direction effraie tout autant la petite brune que la lame qu’on lui plaquée contre la gorge. Parce qu’elle réalise qu’il suffit qu’un passant éternue dans la ruelle adjacente pour que l’un des deux hommes perde son sang-froid et que cette sale histoire finisse en bain de sang. Elle n’aurait jamais dû s’aventurer dans le bidonville. C’est un peu tard pour regretter à présent. Elle en est là de ses réflexions lorsqu’elle se sent soudainement tomber en avant. Son agresseur vient de relâcher sa prise et de la pousser sur le milicien pour s’offrir une fenêtre de sortie. Lorsqu’elle tombe à quatre pattes au pieds du milicien, l’homme malintentionné disparait entre deux habitations de fortune pour s’enfuir dans la nuit qui commence à tomber. Les vêtements de Sienna sont mouillés, et elle s’est écorché les paumes en amortissant sa chute. Pourtant, elle ne dit pas un mot. Elle n’ose même pas relever la tête. Elle sait qu’elle n’a rien à faire là, et elle se demande si l’absence de témoin pourrait la conduire à une exécution sommaire.

Les deux se tournent quasiment en même temps dans sa direction, tout juste quand la voix d’Elijah transperce tout juste le silence: si l’un comme l’autre n’émet aucun son, assurément autant surpris qu’apeurés, ce dernier n’abaisse pas pour autant son arme, bien décidé à tirer au clair cette étrange situation. Enfin… l’homme semble soudainement reprendre ses esprits,  menaçant cette fois-ci de manière claire la vie de sa victime, avec ce qui doit être une arme placée sur sa gorge. Si le milicien ne cille pas à cette veine tentative de lui arracher une réaction hâtive, cela ne l’empêche pas de penser qu’il se retrouve avec un cas bien merdique à gérer, présentement. Il suffirait d’un geste intentionnel pour que l’homme commette l’irréparable et blesse sérieusement la jeune femme. Voir qu’il ne la tue.

Ce dernier s’avance, se servant de la malheureuse comme d’un bouclier humain, comme si son corps pouvait le protéger de quoique ce soit. Elijah n’est pas impressionné par ses paroles, et s’il y a bien une seule chose que son unique iris vif reflète, c’est un certain mépris pour cet individu. Il ne cesse de le pointer avec son arme, sans plus bouger. Lâche la. Une nouvelle fois, le ton ne soufre d’aucun refus, et sans doute l’individu ne s’en rend-t-il pas compte, mais il aurait tout intérêt à le faire: du moins, s’il tient un minima à sa misérable existence. Peu après, sûrement acculé par la situation et désireux de trouver une porte de sortie convenable, il relâche soudainement la jeune femme vers lui, s’enfuyant entre deux habitations. Impossible de le rattraper, et au final, ça n’importe peu.

Une fois l’ombre du disgracié disparue, son regard se reporte sur la jeune femme, tombée à ses pieds: une fois l’arme rangée sur lui, aussitôt, il s’enquiert de son état. Madame ? Est-ce que ça va ? Question pouvant paraître particulièrement absurde, au vue de la situation qu’elle vient tout juste de vivre: mais il faut bien vérifier qu’elle ne se soit pas fait mal, durant sa chute. Il l’écoute, s’enquiert de son état, avant de lui tendre une main pour l’aider à se relever: une fois sur ses deux jambes, l’attention du milicien se pose une nouvelle fois sur elle. Elle lui paraît bien jeune soudainement, peut-être à peine majeure. A regarder de plus près, elle ne semble pas être une disgraciée, alors… Que faites vous ici ? Seule dans les rues du bidonville, avec un paquet désormais volé, alors que la nuit commence à tomber… Étrange, tout ça, non ?

Les secondes s’égrènent avec une lenteur démesurée, et d’un seul coup, tous les petits bruits environnants semblent s’amplifier. Des bruits de pas feutrés, des froissements de tissus et des chuchotements confus. Ou bien peut-être que tout cela se passe dans sa tête. La menace initiale a disparu, mais à présent, la petite brune sent le regard du milicien qui la surplombe lui creuser un trou entre les omoplates. Incapable de se redresser ou d’esquisser le moindre geste, elle reste au sol, peinant à retrouver son souffle. Parce qu’elle a entendu toute sorte d’histoire, et qu’elle ne sait que trop bien le sort que l’on réserve aux contrevenants. La liste des crimes et des châtiments possibles en réponse à ceux-ci tourbillonne dans le hui clos de son esprit, lui donnant brusquement la nausée. Elle déglutit difficilement, consciente que vomir sur les chaussures du représentant de l’autorité de Walla Walla ne fera qu’aggraver la situation. Elle sursaute lorsqu’il prend la parole, mais ces mots sont trop lointains pour qu’elle en comprenne vraiment le sens. Le cœur tambourinant dans ses oreilles et la bouche sèche, elle comprend vaguement qu’il vient de lui poser une question. « Je suis désolée… S’il vous plait, ne me faites pas de mal… » Sa voix est suppliante, à peine un souffle échappé de sa mâchoire contractée. Elle ne ressent ni la brûlure des éraflures sur ses paumes, ni l’eau qui remonte par capillarité le long de ses manches et de sa jupe, l’exposant encore d’avantage au froid hivernal mordant.

La main qui se présente devant elle la fait tressaillir, et tout son corps se crispe, comme dans l’attente d’un coup qui ne viendra jamais. Il faut plusieurs longues secondes à Sienna pour comprendre qui l’homme se tient face à elle, raide comme la justice, lui offre simplement son aide pour qu’elle puisse se relever. Si cette idée est rassurante, elle ne calme en rien la respiration agitée de la gamine. La main qu’elle lève vers la sienne est tremblante, et elle ne réalise que trop tard qu’elle est mouillée et légèrement teintée de sang. Ses doigts s’agrippent à ceux du milicien, et l’instant d’après, la voilà qui se relève sur ses jambes chancelantes. Le sentiment de vertige qui l’assaille vient amplifier la nausée qu’elle ressent déjà.  Puis le couperet tombe. L’homme la questionne sur les raisons de sa présence ici. Elle ne veut pas parler de Ray et de la nourriture qu’elle lui apportait, de peur que lui aussi soit puni par sa faute. Parce qu’il a déjà suffisamment souffert pour qu’une petite idiote dans son genre vienne en rajouter une couche. « J’étais… Je voulais juste… » Les mots s’emmêlent, et bientôt, de grosses perles salées viennent rouler le long de ses joues. C’est surement le contrecoup du choc. Au milieu de cette ruelle sombre, sous les yeux du milicien, elle réalise qu’elle aurait pu mourir, et qu’elle est encore loin d’être tirée d’affaire. Elle pleure comme une gosse qui s’éveille d’un cauchemar, le visage baigné de larmes et le corps secoué de gros sanglots.