Après la réunion des leaders des différentes factions, je m’étais éclipsée en direction de la vieille bâtisse qui leur servait d’infirmerie, pendant que nos hôtes se chargeaient des derniers préparatifs pour le grand départ de Telve. Si les échanges s’étaient déroulés dans le calme, apprendre de leur bouche que Roman ne serait probablement pas en état de nous prêter main-forte avait fait naître une pointe d’inquiétude en moi. C’était l’ascenseur émotionnel. En peu de temps, il m’avait fallu encaisser que Joaquin avait succombé à titre d’exemple pour les communautés asservies, et que Roman était bel et bien en vie, libre, mais dans un état préoccupant. Faith m’avait rapidement rassuré concernant ses blessures : sa vie n’était pas en danger. La fièvre avait même commencé à baisser un peu et l’amputation n’était plus envisagée. Elle m’avait finalement autorisé à le voir une petite demi-heure avant le départ, car Roman avait grand besoin de repos.

J’entrai dans sa chambre, presque timidement. Je ne savais pas quel accueil risquait-il de me réserver après tous ces mois de captivité sur la plateforme. Le peu que j’avais appris du traitement qui leur avait été réservé sur place me faisait froid dans le dos. J’osais à peine imaginer toutes les horreurs qu’il avait dû voir, ou vivre. Et comment avait-il réagi en ne nous apercevant nulle part à Crescent Bay, puis à Telve ? « Roman… » Lâchai-je dans un petit filet de voix, pour lui signaler ma présence. Voir ce solide gaillard alité avait quelque chose d’assez perturbant. Il paraissait moins impressionnant, moins dangereux également.

Je refermai la porte derrière moi, sans trop oser m’approcher. Je craignais ses réactions, mais il en allait désormais de même pour la plupart des hommes que je côtoyais. Les craintes, que j’avais longtemps refoulées, avaient été ravivées par ce que les pirates m’avaient infligé sur la péniche. C’était la dernière fois où je l’avais vu avec Joaquin. Me replonger dans ces événements funestes assombrissait aussitôt mon regard. « J’ai appris pour Joaquin… » Lui soufflai-je doucement. Je tentais de garder contenance, prenant une longue inspiration avant de poursuivre : « Je suis désolée de ne pas être revenue plus tôt pour vous chercher, nous avons eu besoin de temps pour trouver l’emplacement de la plateforme pétrolière, et l’opportunité de les prendre en filature ne s’est présentée qu’à la dernière nuit. » Mes lèvres se plissèrent, dans une expression contrite. « Comment tu te sens ? »

Je n’osais pas l’approcher. Je me méfiais de ses réactions. L’entendre rire à mes excuses me figea quelque peu, me laissant sur la défensive. Roman me répondit finalement avec un temps de retard, simplement pour me dire à quel point il se sentait mal. J’imaginais sûrement difficilement à quel point, même si mes pires cauchemars nourrissaient mes craintes les plus profondes. Ce fut lui qui s’excusa aussitôt ensuite, de ne pas avoir pu sauver Joaquin. « Oh. » Un soupir las passa la barrière de mes lèvres. Mon regard s’esquiva sur le côté. « Tu n’aurais rien pu faire… si ? » Je me bricolai un sourire peu convaincant, me retenant en vérité de pleurer encore une fois. J’avais beau m’être faite une raison concernant le sort réservé à Joaquin, apprendre qu’il était bel et bien mort me faisait tout de même un coup. « Tu crois qu’on aurait eu une seule chance de le sauver, après ce qu’il avait fait sur la péniche ? Après ce qu’ils m’ont fait en représailles ? » Ma voix tremblait sous le coup de l’émotion. Je voulais l’entendre me dire que l’espoir n’avait jamais été permis. Je voulais l’entendre me dire que je n’avais pas fait de choix qui auraient pu le condamner plus sûrement encore. « Je me suis tenue tranquille… Je les ai laissés faire… On les a tous laissés faire… » Les larmes roulèrent sur mes joues sans que je ne puisse plus les retenir. « Ca n’a pas suffi. Alors qu’est-ce que tu aurais pu faire de plus, Roman ? » Il n’était pas le seul à se dégouter de lui-même. Je ne savais peut-être pas ce qu’il avait dû faire pour survivre mais… « Tu es en vie, Roman. Crois-le ou non, mais ça me soulage de le savoir. »

Je m’approchai de lui en quelques pas timides, sans me résoudre pour autant à avaler toute la distance qui nous séparait encore. « Je suis venue seule, mais les autres vont bien. » Lui précisai-je. Peut-être s’en satisferait-il. Peut-être pas. « Durant la bataille, nous nous trouvions plus en périphérie. On a pris en chasse un de leur navire qui rentrait et… on a trouvé la plateforme pétrolière. J’ai donné sa localisation à nos alliés. Roman… on va enfin pouvoir contre-attaquer. » Je ne savais pas ce qu’il en pensait exactement. S’il espérait réellement que nous nous soyons enfuis, sans doute voudrait-il nous dissuader d’en être. Mais quoi qu’il puisse dire, ma résolution était déjà prise. Je ne voulais plus me laisse faire. Jamais.