Décembre 2022.

Installé à une table au fond du Summer, le généticien avait pris le conseil de prendre un peu l’air à sa manière. Sur la table, un verre de gnôle aromatisé à la pomme, un deuxième verre vide et puis, un bloc note, quelques papiers froissés, une calculette et un dossier ouvert sur lequel le généticien travaillait activement. Le dossier concernait la bombe spore et les équations présentes ? Les formules tentées pour essayer de maîtriser la réaction chimique des spores sur leurs hôtes, afin qu’il puisse s’auto-détruire rapidement. Le pourraient-ils un jour ? Pour le moment, le généticien n’avait fait aucune promesse. A dire vrai, plus il avançait, plus ils trouvaient des pistes et plus cette arme l’effrayait. Avaient-ils réellement intérêt à continuer ? C’était bien la question qui le taraudait sur l’instant et l’esprit trop absorbé par ses calculs et ses pensées, il ne remarque même pas la personne qui passe derrière lui, comme une ombre.

S’intégrer ici n’a pas été simple. Ne l’est toujours pas, en vérité. Clairement, les avis sont divisés parmi les occupants de Fort Ward quant à l’arrivée des rescapés de Walla Walla. Certains, heureusement, se sont mis en devoir de les accueillir avec toutes les attentions possibles, leur rendant visite dès que possible, s’assurant qu’ils ne soient jamais seuls. D’autres, en revanche… d’autres les inondent de regards noirs, de remarques acerbes, auxquelles Moira n’hésite pas à répondre sur le même ton. Tant pis si cela ne lui attire pas que des amis, mais au moins elle peut marcher la tête haute. Hors de question pour elle de raser encore les murs, comme elle l’a fait toutes ces années. Hors de question de jouer encore les épouses modèles, les femmes soumises, dociles, obéissantes. Elle ne l’a jamais, au plus profond d’elle-même, et ne le sera jamais.

Au moins, les lumières tamisées du Summer’s l’aident à se fondre dans la masse. Assise à une table dans un coin, elle observe les quelques clients présents, un verre posé devant elle. Tous sont rassemblés par deux ou trois, à l’exception d’un seul homme, penché sur ses notes. Désintéressée, Moira reporte son attention sur les autres, capturant ça et là quelques bribes de conversation. Au bout d’un moment, son verre vide, la brune repousse sa chaise et se lève. Attrapant le contenant, elle se dirige vers le bar, contournant le solitaire. Plongé dans ses notes, il ne semble pas la remarquer et, intriguée, elle décide d’y jeter un coup d’œil. Des formules, des équations… Et là… Il y a une erreur, ici, dit-elle simplement en se penchant à son tour, pointant du doigt la ligne coupable.

« Mmh ? » Exprime-t-il soudain, sans réaliser que la voix par-dessus son épaule lui est complètement inconnue. Une erreur ? Le généticien se penche, analyse puis réfléchit. « Bien vu. » Souffle-t-il alors que l’inconnue n’a pas besoin d’expliquer pour qu’il comprenne où son inattention l’a mené. Ce n’est qu’à ce moment-là qu’il lève le nez de ses notes ; « Merci… » Il s’interrompt, par automatisme, il pose son bras en travers ses recherches alors qu’il s’aperçoit qu’il a devant lui, une des rescapées de Colville.

Depuis leur arrivée, le scientifique ne s’était guère intéressé à eux. Néanmoins, comme les autres responsables ici, on lui avait laissé comme seule directive la prudence et la méfiance. Il était encore difficile de juger de la fiabilité de ces nouveaux membres très récents de cette communauté. Avaient-ils seulement envie de s’intégrer. « Ce n’est pas là-bas que vous avez appris à déchiffrer ce type d’équation. » Avait-il besoin de mentionner réellement New Eden ? Il dévisage la quarantenaire, sans chercher à être discret. « Quelle branche ? » Questionne-t-il, avant de désigner un siège libre, en face de lui.

L’homme relève la tête, la contemplant sans paraître comprendre de quoi elle parle, avant de se pencher à nouveau sur ses calculs, et de confirmer. Un petit sourire satisfait s’étire sur ses lèvres, une pointe de fierté lui étreignant le cœur. Malgré le temps passé à Walla Walla, loin de tout laboratoire, Moira est encore capable de réfléchir correctement. Au moins une chose que New Eden ne lui aura pas prise. Pas de soucis, répond-t-elle, sa curiosité piquée au vif lorsqu’elle s’aperçoit qu’il lui cache maintenant le contenu de ses papiers. Soit. Après tout, elle ne fait pas encore partie des leurs…

Un nouveau sourire, alors qu’il l’interroge. Elle secoue d’abord la tête, confirmant l’intuition de l’inconnu. Pas vraiment, non. Ce n’était pas leur genre. Microbiologie. Mycologie, dit-elle en prenant le siège qu’il lui indique. Une fois installée, elle lui tend la main, pleine d’assurance. Moira McGovern, enchantée. Hors de question de continuer à utiliser le nom de l’époux, qu’elle désire avant tout laisser derrière elle, avec le reste de New Eden.

Certes. En la voyant, l’autrichien aurait sans doute dû faire plus que cacher le dossier sur lequel il travaillait mais soit ; c’est lui qui s’était installé ici après tout. Et puis, elle avait vu juste alors, évidemment, sa curiosité était piquée. Microbiologie et mycologie. Intéressant. Dans sa tête, il note.

Il la regarde un instant, avant de prendre sa main pour la serrer à son tour. « Friedrich Eden. Génétique. Enchanté également. » Dit-il, en lui souriant sans détour. « Je crois que j’ai déjà lu un article sur votre travail, en 2012 je crois. » Lui confie-t-il, sans chercher à la flatter, c’était juste sincère. « Alors… Comment trouvez-vous Fort Ward ? » Commence-t-il soudain, désireux de la sonder un peu plus plus.

La main de l’inconnu contre la sienne est ferme, résolue. Une manière comme une autre, peut-être, de la jauger. D’estimer si, oui ou non, elle est digne de son attention, de son temps. Moira semble passer le test, puisqu’il se présente ensuite, déclinant également sa spécialité. La question qui vient après cela la désarçonne quelque peu mais la quarantenaire se ressaisit rapidement. C’est très possible, en effet. Une avancée majeure dans l’éradication d’un champignon tueur de chauves-souris, résume-t-elle avec un sourire. Des travaux qui peuvent sembler bien dérisoires aujourd’hui.

L’intérêt d’Eden la surprend mais elle ne recule pas, au contraire. Indiquant une chaise du menton, elle demande – et obtient – l’autorisation de s’asseoir. C’est… différent, commence-t-elle avant de s’interrompre pour réfléchir un peu plus avant à sa réponse. Mieux, évidemment. Je ne suis pas obligée de porter une robe. Ni les enfants d’un homme qu’elle hait du plus profond de son être. Et vous ? Comment trouvez-vous Fort Ward ? Après tout, poser la question est légitime. De toute évidence il est là depuis plus longtemps qu’elle. Avoir son opinion, basée sur son expérience, ne peut pas faire de mal.

« J’ai trouvé votre conclusion très intéressante. » Dit-il, en hochant la tête. Ce n’était pas des paroles en l’air, pour cela, l’homme avait plutôt bonne mémoire et ne cherchait pas spécialement à flatter l’ego de la Dame pour d’autres objectifs.

Il fronce les sourcils. « Oh je pense qu’il y a bien pire que les robes là-bas. Surtout pour un esprit comme le vôtre. » Encore une fois, si cela semblait flatteur, c’était plutôt factuel. Après, le scientifique ne savait de ce groupe que les rumeurs rapportées. « Je ne suis pas sûr que j’aurais fait long feu dans une pareille communauté. » C’était fort probable d’ailleurs. La religion n’avait aucunement sa place dans sa vie. Mais peut-être serait-il surpris de ce qu’on est capable de faire pour survivre.

Il a un petit rire concernant sa question retournée. « Libre. Militarisé. Confortable ? » Lance-t-il, après quelques secondes de réflexion. « Je dirais que - sans valoir l’ancienne époque - nous ne sommes pas trop mal. » Elle avait dû le découvrir ; ils avaient aussi l’eau chaude, l’électricité, une communauté organisée et solide. La liberté d’être qui ils voulaient être. Et la jaugeant plus intensément. « ... Un laboratoire plutôt bien équipé. On vous l’a dit, je présume ? » Demande-t-il, curieux. Il faut dire qu’il s’était si peu intéressé au profil des femmes récupérées lors de l’attaque du convoi de New Eden.