« Tu peux descendre ? » Je tendis les bras pour aider Jena à descendre de selle. Si le voyage n’avait pas été agréable pour elle dans son état, vu la situation actuelle, j’avais largement préféré la ramener de l’hôpital du District 4 moi-même sur le dos de Shadow plutôt que de nous risquer dans des calèches communes. J’étais soulagé de ne plus avoir à me diviser en deux pour surveiller à la fois mon foyer et ma femme alitée là-bas. Les savoir tous au même endroit me simplifiaient les choses.

Jena tenait encore à peine debout après sa blessure par balle à l’abdomen. Elle avait eu une chance insolente qu’aucun organe ne soit touché et que son pronostic vital ne soit pas engagé, même si elle avait perdu beaucoup de sang et que la blessure s’était malheureusement infectée rapidement. Je décidai de la porter à l’intérieur en la dispensant de marcher, poussant la porte d’entrée en prenant appui dessus. Ashe s’engagea à toute vitesse à l’intérieur, dans un aboiement qui informait tout le monde que nous étions bien rentrés.

« Rien ne s’est passé ici en mon absence ? » Demandai-je aussitôt aux filles, en traquant des présences indésirables sous les stores tirés. Je ne vis qu’un de mes voisins, militaire de métier, monter la garde depuis le toit d’une des maisons. On avait décidé conjointement de se relayer à la surveillance du quartier, par mesure de sécurité. Maintenant que les disgraciés étaient en liberté, nous étions tous conscients qu’ils pouvaient, à tout moment, décidé de se venger sur nos familles pour les traitements qu’ils avaient subi. Le régime étant tombé, il leur était même difficile de savoir qui répondait encore à l’appel parmi les militaires. Livrés à nous-mêmes, nous revivions les premiers temps de l’apocalypse avec une certaine appréhension. On se souvenait tous de ce que nous avions dû faire pour s’installer ici même, alors que les prisonniers évadés nous mettaient des bâtons dans les roues en permanence.

Je déposai Jena sur le canapé, dans le petit salon où nous nous réunions tous. « Je voudrais qu’on prenne le temps de faire le point maintenant que nous sommes réunis. Vous n’imaginez même pas ce que les disgraciés seraient prêts à faire pour se venger. On doit tous se tenir prêts. » Mon regard glissa sur April et Maelys. Je parlai en langage des signes tout en reprenant : « Vous êtes retournées en cours ? » J’avais du mal à me représenter une vie normale, désormais, où les enfants pourraient simplement aller en cours sans se soucier du danger. « J’ai parlé avec nos voisins, on va se relayer pour surveiller le quartier de jour comme de nuit. Les chiens aideront également. Mais je veux aussi que vous veniez tous les matins vous entraîner à minima au champ de tir. » Si je m’écoutais, je leur servirais une formation complète de soldat maître-chien, comme je le faisais du temps où j’étais Sergent-Instructeur au Texas. « Oubliez tout ce que vous avez appris, la guerre est à l’intérieur de nos murs. Il ne me sera plus possible de vous préserver du danger pour vous accorder une vie normale, mais nous serons toujours plus en sécurité ici qu’au dehors. » Du moins, c’était ce que je pensais encore.

J’ai un profond soupir de soulagement quand la porte s’ouvre et que j’entends les aboiements d’Ashe. Je sens la tension quitter mes épaules, même si ce n’est que temporaire et je me précipite dans le salon, essuyant mes mains avec un torchon et délaissant le repas. « Tout va bien papa. » Noah gazouille dans son transat et April est sagement assise à côté de lui, occupée avec Wilan.

J’ai quand même gardé mon arme à portée de main, juste au cas où. Mais, en cet instant, je me contente de m’approcher de Jena, déjà installée dans le canapé, pour la serrer brièvement contre moi. « Je suis tellement heureuse que tu sois rentrée à la maison. J’ai eu tellement peur. » Mon bras continue de pulser douloureusement, alors que je n’ai fait qu’un très bref séjour à l’hôpital. Je n’avais rien de grave après tout, surtout en comparaison de tous les blessés que les miliciens et les explosions avaient pu engendrés.

Mais, depuis, c’est l’inquiétude, l’angoisse, qui rythment nos vies. Comme un tic-tac entêtant, qui ne s’arrête jamais. Le jour comme la nuit. Je vais m’assoir sagement à côté d’April, passant doucement une main dans ses cheveux alors que papa l’interroge. Elle secoue la tête, les yeux ronds, avant de me regarder. « Elle a peur d’y retourner. De sortir de la maison. Alors je m’occupe de lui donner des cours. » Je laisse Maelys répondre pour elle. Et je sens mon estomac se nouer quand il continue. « J’aimerais aussi… que m’apprennes à me défendre. Si je n’ai pas Onyx avec moi. » Au moins pour avoir de quoi fuir. Le fait est qu’il avait déjà recommencé, avant son départ, à m’expliquer de nouveau à me servir d’une arme à feu. Et si je ne suis pas très douée, j’avoue que ça me rassure un minimum.

J’ai tout de même un froncement de sourcils quand il continue. « Visiblement, nous n’avions pas une vie normale à les entendre. » Je ne sais même plus quoi penser de tout ça. Dire que j’ai été soulagée quand j’ai appris que je ne serais pas obligée de me remarier est un euphémisme. Et apprendre la mort de Ray m’a bien plus touchée que je l’aurais cru. Ca fait beaucoup trop de choses à comprendre, à assimiler. Et j’ai l’impression d’être sur le point de tomber dans un précipice à tout moment. « … comment ça va se passer maintenant ? Pour nous ? Qu'est-ce qu'on va devenir ?» Quel va être notre rôle dans tout ça ? Notre place ? Là encore, je suis persuadée que papa aura réponse à tout. Et surtout, qu’il pourra me rassurer sur l’avenir de Wilan et April.

Maelys descendit les escaliers en trombe, en reconnaissant l’aboiement d’Ashe, sachant que River était allé chercher sa mère. Elle avait été incapable de faire taire la petite voix qui lui disait que sa mère allait peut-être mourir. Même si on lui avait dit qu’elle allait rentrer sous peu, et qu’elle allait bien. Elle avait fini par se convaincre que son père était sûrement mort, après tout ce temps, alors imaginer avoir perdu ses deux parents… Elle ne le pouvait pas et ne le voulait pas. Elle était angoissée comme elle ne l’avait jamais été, d’aussi longtemps qu’elle s’en souvenait, et elle avait dû rendre tout le monde fou à la maison. Elle secoua simplement la tête alors que Lynn disait que tout allait bien. Est-ce que c’était vraiment le cas ? Est-ce que quoi que ce soit irait bien ?

Elle serrait son sac nounours en peluche dans ses bras, le gardant à proximité en permanence, pour le couteau qui se trouvait dedans – même si c’était ridicule, alors qu’il y avait des couteaux tout aussi dangereux dans la cuisine, mais ça n’était pas pareil. Elle ne put s’empêcher de pleurer en voyant Jena, si pâle et encore si faible. « Ça va aller ? » Elle voulait l’entendre le lui dire de vive voix. Avant même d’écouter quoi que ce soit d’autre. Même si elle sentait la tension qui régnait. Elle s’assit par terre, adossée au canapé, alors que tout le monde était réuni autour de Jena, ne voulant pas s’éloigner.

« Moi j’y suis allée… » Elle n’en avait pas eu envie, mais elle avait voulu voir, écouter aussi, ce qu’il se disait. « Mais il y a plein de gens qui ne sont pas là. Même les professeurs. Et les gens savent pas quoi faire… » Tout le monde était perdu, en vérité. Ses yeux s’illuminèrent, alors qu’il évoquait de leur apprendre à tirer. « Je sais déjà tirer ! Un peu ! C’est… On m’a appris. » Elle avait failli dire que son papa lui avait appris, mais elle avait aussi appelé River comme ça. Et, même si elle était gênée, elle l’avait sincèrement pensé, mais elle était perdue à ce sujet. Baissant le regard, rougissant légèrement, elle reprit la parole d’une plus petite voix. « J’avais un revolver avant, mais il a disparu. » Elle était presque sûre que Jena s’en était débarrassée, mais elle n’avait pas envie de l’accuser. Pas maintenant. « Et… Kendale m’apprend à me battre, chez lui. » Ils savaient qu’elle y allait, mais elle n’avait jamais dit la vérité à personne. Elle cachait ses quelques blessures, même si elles n’étaient pas nombreuses, sous couvert de chute à rollers, quand ça arrivait.

Elle hoche la tête, lèvres pincées, appréciant l'aide proposée par son époux cependant. Elle n'était pas la plus à l'aise sur un cheval. Elle avait été davantage habituée à la selle d'une moto. Et la cicatrice la tirait encore. Elle n'était pas très belle malheureusement, la plaie s'étant infectée. Elle avait eu de la chance d'être dans un groupe comme New Eden, qui avait accès aux médicaments et à des médecins compétents... Sans ça, elle serait sans doute morte. Malgré le chaos ambiant, le fait que le camp soit en pleine restructuration, alors que les lois jusque là en vigueur sont levées pour en instaurer d'autres, moins restrictives, Jena n'a, à aucun moment, envisagé de partir d'ici. Elle tient à son confort, et à sa famille. Elle conçoit bien quelques inquiétudes concernant River. Mais il a aidé Armand à faire son coup d'état, cela doit peser dans la balance... Désormais, ceux qui soutenaient l'Adonaï, mais qui ont ouvert les yeux et les rebelles qu'ils pourchassaient, sont libres, et cohabitent. Est-ce que cela peut se passer sans heurts ? Elle l'ignore. Mais si jamais River a des ennuis et doit rendre des comptes, ils partiront. Elle le suivra, où qu'il aille, cette promesse tient toujours.

Elle s'accroche aux larges épaules de son époux qui l'aide donc à démonter et ses doigts se crispent sur le tissu de son haut quand elle met les pieds à terre. Est-ce qu'elle a mal aux fesses ? Oui, complètement. Mais elle est soulagée de quitter l’hôpital et de rentrer chez elle. Elle s'y sentira moins seule. Moins dépendante aussi. Elle sait que les filles l'aideront à gérer le foyer. Elle déteste être une impotente comme ça... Elle a un petit cri de surprise quand River la soulève alors pour la porter. « Hey, nous ne sommes plus de jeunes mariés. » Elle lui glisse ça avec un fond de taquinerie, tandis qu'il ouvre la porte et qu'ils franchissent le seuil ainsi. Et pourtant, elle n'a pas envie de quitter ses bras rassurants et protecteurs. Le teint de la jeune femme est plus pâle que d'ordinaire, ses lèvres ont perdu leurs couleurs aussi, signe qu'elle est encore anémiée. Seul le temps jouera en sa faveur pour reconstituer son énergie.

River la dépose avec précaution sur le canapé. Plus confortable que le lit de l'hôpital. Il n'y va pas par quatre chemins, imposant une réunion de famille d'urgences. Et rappelant le danger. Elle sourit à Lynn qui la serre dans ses bras, lui avouant avoir eu peur. « Le principal, c’est que vous alliez bien. » Ce qu'il s'est passé après avoir été blessée est flou dans l'esprit de la mère de famille... Son cerveau brouillé par la douleur et l'hémorragie rapides. Elle tend une main vers le visage de sa fille, qui garde son sac contre elle, lui paraissant soudain si jeune... Si vulnérable. Lui rappelant la petite fille qu'elle avait été, ses grands yeux remplis de larmes. « Oui, je vais bien ma chérie. » Elle lui adresse un regard rassurant, accompagné d'un doux sourire confiant. Fatiguée, mais sortie d'affaire.

Maintenant, il faut préparer l'avenir. Cela fend le cœur de Jena d'entendre qu'April a peur de retourner à l'école. Maelys a fait l'effort, mais l'atmosphère est bizarre, les gens ne savent pas quoi faire. Est-ce si étonnant ? Un changement de régime aussi brutal, ça laisse forcément des zones floues. Et c'est la porte ouverte au pire malheureusement... Il ne manquerait plus que les disgraciés se décident à se venger de leurs anciens bourreaux. Un frisson d'angoisse secoue Jena alors que cela lui rappelle les pires épisodes de l'Histoire moderne... River exige de tous d'apprendre à se défendre. C'est sans doute préférable. « J'ai appris à me servir d'une arme il y a longtemps. » Elle vient appuyer Maelys. River n'est pas idiot, il devinera facilement qui leur a apprit. Elle lance un regard outré à Maelys cependant quand elle ajoute qu'elle apprend à se battre. Mais peut-elle vraiment râler ? Cela lui servira désormais. Enfin, encore des cachotteries. A la question de Lynn, Jena jette un regard à son époux. Qu'est-ce qu'il va se passer maintenant ? Excellente question. « Tu sais quels sont les projets de Phillips ? »