« C'était juste un vertige... » souffle Tasya au médecin qui s'entête à vouloir l'examiner. Après la longue route depuis Spokane, la mexicaine avait été prise d'un malaise en mettant un pied à terre et elle avait été redirigée vers le dispensaire. Cette dernière semaine a été intense. Son séjour à Spokane a été rude en émotions et elle peine à se remettre de son accouchement... Ses nuits sont agitées, elle manque d'appétit et est constamment en alerte... Tout a été si soudain depuis cette nuit où ils ont dû fuir Colville, son corps et son esprit peinent à suivre le tourbillon qu'a pris sa vie dernièrement.

Et maintenant ? Tasya a du mal à réaliser qu'elle est bien là, à Walla Walla. Ses yeux ne quittent pas sa petite Alba dans les bras d'une infirmière non loin. Elle a tellement peur que quelqu'un vienne la lui enlever. Maintenant que son bébé n'est plus au creux de son ventre, elle est complètement effrayée à l'idée de ne plus pouvoir la protéger. Mason les a bien rassuré : Armand a réussi à renverser l'Adonaï, les choses vont changer ici. Oui, mais pour elle ? Tasya est tout de même accusée d'avoir commis un crime contre un Evêque, va-t-on réellement oublié sa peine ? Après avoir vécu un véritable enfer à Colville, elle peine à croire qu'elle est bien là, à Walla Walla et que son calvaire a pris fin.

« Votre nom ? » demande une autre infirmière tenant dans la main un petit bloc note. La brune lâche des yeux sa petite fille, surprise. « Je répertorie toutes les personnes venant de Spokane... » précise-t-elle d'une voix douce. « Tasya Cruzz » L'infirmière pose alors son regard sur le petit bébé. « Alba Ross, ma fille » La mexicaine a la boule au ventre. « De quel district de Colville venez-vous ? » Un instant de flottement, elle hésite avant de répondre : « Je.. Je vivais au bidonville... » Elle sent la main du médecin descendre la bretelle de sa robe sur son épaule pour regarder le marquage au fer rouge. « Oui, c'est une disgraciée. » confirme-t-il. La peur redouble en intensité pour la brune qui se met aussitôt à trembler.

L'infirmière hésite à son tour avant de venir poser sa main sur celle de Tasya. Elle a un sourire sincère et des mots prononcés avec douceur : « Ne vous en faites pas, vous êtes en sécurité ici. » Tasya sent l'émotion la submerger. « Est-ce que vous avez de la famille à Walla Walla ? » La brune hoche doucement la tête. « Oui, Jacob Ross est... était mon époux, Phoebe Ross, ma belle-sœur et Victor Ross, mon beau-fils... » Et où sont-ils maintenant ? Elle n'ose pas le lui demander. Une mauvaise nouvelle serait trop difficile à encaisser. L'infirmière prend note des prénoms sur son bloc-note en promettant de revenir plus tard avec des nouvelles.

Elle prend congé et le médecin ne tarde pas à faire de même en lui conseillant de prendre du repos. Tasya se retrouve seule dans la petite chambre du dispensaire. Incapable de rester sur le lit où elle se sent bien trop exposée, la mexicaine se laisse glisser juste à côté, le long du mur. Assise à même le sol, son bébé dans les bras, elle se surprend à somnoler, épuisée.

Il repasse la porte de sa maison, trépignant d'une certaine impatience. Phoebe est là, et derrière son cache oeil, elle l'interroge du regard : Je ne l'ai pas trouvé, annonce-t-il, sans pouvoir cacher sa déception à ce sujet. Il est parti voilà déjà plusieurs heures pour revenir sans plus d'informations. Il se doute que c'est compliqué pour ceux qui gèrent tout ça de pouvoir organiser le rapatriement de tout le monde mais... Ne peuvent-ils pas aller un peu plus vite ? Lui veut juste savoir si elle est en vie, au moins ça ! Il n'a même pas eu de nouvelles !

Ils sont revenus de Spokane, mais apparemment il faut attendre avant de savoir si elle est sur la liste des gens de retour, ajoute-t-il simplement en pinçant les lèvres avant qu'un soupir ne lui échappe. Alors que Phoebe elle aussi a quitter le bidonville, et est en pleine hésitation sur la suite du programme pour elle, lui ne sait plus où donner de la tête. Il y a tellement à gérer. Ses journées sont accaparées par la gestion du haras et des défenses à reconstruire, il y a du travail à ne plus savoir quoi en faire. Le vent de changement qui souffre sur Walla Walla a une saveur nouvelle, excitante.

Il pince les lèvres : Je... Il ne tient pas en place, même : Je vais y retourner, et patienter à proximité pour pouvoir la croiser, ajoute-t-il. Dans son esprit, impensable qu'il ait pu lui arriver quelque chose là-bas. Tout comme il ne peut pas faire autrement que d'y croire encore : Tu peux t'occuper des petits en attendant ? Phoebe hoche la tête. Il doit aussi trouver où sont passés Norman et Alyssa. Mais c'est une autre histoire, et impossible de les retrouver pour l'instant malheureusement. Il soupire, essaie de composer avec la réalité qui est la sienne.

Ses pas le ramènent rapidement à proximité des rescapés de Spokane, et surtout de Colville. Il voit du monde. Ceux sont milles personnes qui sont ramenées, milles personnes qui vont devoir retrouver une existence ici, peut-être. Ou partir pour de bon, c'est aussi possible. Il se passe une main sur le crâne, regarde autour de lui. Mais rien à nouveau, si ce n'est un vide vertigineux. Comment vont-ils traverser tout ça ? Toute la misère que l'ancien régime a amené, et qu'il a l'impression de se prendre de plein fouet dans la figure.

Combien de temps reste-t-elle dans cette position, assise contre le lit ? Quelques minutes ? Quelques heures ? Tasya n'en a aucune idée. Elle finit par s'assoupir à même le sol. C'est Alba qui s'agite et qui la tire de son sommeil. La mexicaine met quelques secondes pour se souvenir de l'endroit où elle est. Alors qu'elle finit de nourrir sa fille, le médecin revient. « Si vous vous sentez mieux, nous allons vous ramener vers la zone de rapatriement. » Tasya se sent pâlir à l'idée de retourner là-bas. L'homme s'empresse de la rassurer. « Respirez, tout va bien se passer, vous êtes en sécurité maintenant. » Le médecin se montre doux, rassurant. Alba toujours blottie au creux de ses bras, Tasya hoche la tête. Il lui donne quelques conseils et lui demande de revenir régulièrement autant pour le suivi de son bébé que pour elle.

La brune est vite ramenée auprès du reste des rapatriés de Spokane. Ils sont tellement nombreux qu'elle se sent immédiatement perdue au milieu de la foule. Elle erre quelques secondes, son bébé contre elle. Tasya entend alors une voix familière et elle se retourne. « Tiens, ça ne serait pas la putain d'Alec ? » Deux miliciens de Colville la regardent avec un air moqueur. « Elle a accouché en plus... » La mexicaine sent la panique l'envahir. Elle se recule, s'écarte et se laisse absorber par la foule pour mettre le plus de distance possible avec les deux hommes. Ses pas l'éloignent des miliciens et elle ne se sent soulagée que lorsqu'elle se retourne et constate qu'ils ne la suivent pas. Elle retient un sanglot, luttant contre la peur. Ça et là, elle assiste à des retrouvailles. Les gens semblent soulagés mais beaucoup ont un air complètement hagard. Tasya marche sans trop savoir où aller, certains visages lui sont familiers pour les avoir déjà croisé au bidonville ou parfois même soigné au dispensaire de Colville. Où est Elliot ? Mason ? Line ?

Et soudain, elle le voit, perdu au milieu de la foule dense. Il lui tourne le dos, mais elle en est certaine, il est là, c'est lui. Tasya sent son cœur louper un battement. Elle se précipite, tente de faire son chemin parmi les gens. Elle s'excuse quand elle bouscule une dame âgée, puis un homme qui lui passe devant. La distance se rétrécie et elle finit par s'arrêter lorsqu'elle est à environ un mètre derrière lui. Son cœur bat si fort dans sa poitrine qu'elle a l'impression qu'il va exploser. Et si en le touchant, il disparaissait ? Et s'il n'était qu'une illusion ? Et si elle finissait par se réveiller à Colville ? D'une petite voix fébrile, elle l'appelle. « Jacob ? » Alba laisse échapper un petit cri elle aussi. « Jacob... » répète-t-elle. Il doit se retourner, il le faut. Et lorsqu'enfin, il le fait, les larmes inondent ses yeux.

Il parvient dans les environs sans perdre du temps, sondant la foule, à la recherche d'un détail qui changerait tout pour lui. Il regarde, avise, essaie de dénicher Tasya comme il peut, la crainte au cœur qu'elle ne soit pas encore rentrée, ou pire encore : qu'elle n'ait pas survécu. Les morts de Colville sont nombreux, les malades de Spokane aussi. Et si elle n'était pas parvenue à passer à travers les mailles du filet ? Si la mort avait refermé sa poigne sur elle, et leur enfant ? L'angoisse le saisit : il ne faut pas penser à ça. Alors, il redouble d'effort.

Est-ce que vous l'avez vu ? Ses mots sont les mêmes, il les répète en boucle en essayant de temporiser sa propre angoisse, de ne pas faire n'importe quoi. Un soupir lui échappe, il avise autour et désespère d'y arriver. Ce n'est pas le moment de baisser les bras pourtant, il doit s'obstiner, se buter même, quitte à rentrer sur les rotules et recommencer demain. Il sera toujours le grand type un peu paumé qui recherche sa femme parmi des égarés, qu'est-ce que ça change pour lui ? Rien. N'a-t-il pas toujours été comme ça, de toute façon ?

Alors, il enchaine. Il s'échine. S'il vous plait, vous la connaissez ? Les descriptions, une petite mexicaine, la mi-vingtaine, enceinte, ou qui a accouché peut-être, il ne sait pas. C'est désespérant justement parce qu'il ne sait pas. Mais qu'importe, il s'accroche. On lui répond que non. Parfois, on lui dit que oui, mais qu'ils ne l'ont pas vu depuis longtemps. Tasya s'est illustré là-bas, à Colville. Elle a soigné, elle a aidé. Si c'est possible, il la reconnait bien là-dedans. Mais est-elle partie ? A-t-elle quitté l'avant-poste, ou y est-elle restée ?

Il entend une voix, se retourne finalement brusquement. Le coeur accroché comme il peut, il reconnait à peine le timbre de sa femme. Pourtant quand il la regarde : il n'y a aucun doute à son sens. C'est elle. C'est enfin elle ! Tasya ! S'exclame-t-il en fondant contre elle, pour la serrer dans ses bras, l'enfant au milieu d'eux qu'il tente d'épargner maladroitement : Enfin tu es rentrée, répond-t-il contre son oreille, en contenant ses larmes. Il se sent... Enfin entier. Enfin.

Lorsque Jacob la prend dans ses bras, elle sent son cœur se regonfler de cet amour si puissant qu'elle a toujours ressenti pour le rancher. Oui, elle est enfin rentrée. Ses jambes peinent à la soutenir, elle se sent complètement fébrile, submergée par l'émotion. Le moment est si fort qu'elle en a le vertige, elle est obligée de se raccrocher au bras de Jacob pour ne pas tomber. « J'ai cru.. Je pensais que je ne tiendrais pas... » Elle a un sanglot et le serre fort. Elle a toujours peur qu'il ne soit qu'une illusion, qu'il s'en aille aussi précipitamment qu'il est arrivé.

Si le monde autour d'eux semble disparaitre durant quelques minutes, ils sont bien vite rappelés à la réalité. Ils sont bousculés de part et d'autres par la foule. Tasya glisse une de ses mains dans la sienne et de l'autre, elle serre Alba contre elle. « Allons plus loin » implore-t-elle doucement. Elle jette de petits regards apeurés autour d'elle, s'attendant presque à ce qu'on vienne une nouvelle fois l'arrêter. Il lui faudra du temps pour aller de l'avant, pour ne plus trembler dès qu'elle croisera un uniforme.

Dans la foule, les disgraciés se démarquent des autres par leurs silhouettes amaigris même si on leur a prêté des vêtements en bon état. Ils gardent tous une certaine résignation sur leur visage et une crainte dans le regard. Ils ont tous connu l'enfer là-bas et aucun d'entre eux ne semble réaliser qu'ils sont enfin sortis d'affaire. La mexicaine reconnait Line, un peu plus loin, dans les bras d'une femme plus âgée, sa mère probablement. Elle est soulagée pour son amie. Jacob et elle se fraient un chemin pour s'éloigner de la population.

Quand ils sont enfin sortis de la foule, elle s'arrête, à bout de souffle. « Je... » Elle a tant à lui dire et en même temps, chaque parole qu'elle pourrait prononcer à propos de ce qu'elle a vécu, la terrifie. Les explications attendront, c'est Alba qui coupe court à toute tentative de discussion en se manifestant par de petits pleures. Avec une infinie douceur, la mexicaine tourne son petit visage vers son compagnon. « Jacob, je te présente ta fille, Alba » Et à nouveau, elle se sent submergée par ses émotions. A Colville, elle n'avait jamais osé espérer ces retrouvailles. Alba est toute petite, née un peu trop tôt mais ses pleures eux, sont bien vigoureux. Elle s'arrête et pose son regard sur son papa. « Les médecins disent qu'elle est en pleine forme » Et c'est une fierté. Elle a au moins réussi à tenir tout le temps de sa grossesse et c'est un petit miracle.

Il ne sait pas quoi dire à sa déclaration. Il ne sait pas lui-même ce qu'il a cru. Il a gardé espoir, encore plus avec tout ça, mais aussi la peur de voir un jour son nom apparaitre parmi les morts de Colville. L'avoir contre lui, c'est une réalisation, une consécration. Il n'arrive pas à la lâcher, de peur que ça soit une hallucination, ou quelque chose de ce genre-là. Il y a trop de fois où il a remis sa santé mentale en question, notamment depuis son passage par Glenwood. Les lèvres pincées, il a le nez plongé dans ses cheveux, et la voit s'éloigner finalement.

Plus loin, ils sont au calme, si c'est seulement possible. Ils pourraient rentrer directement mais Jacob n'arrive même pas à lui suggérer l'idée. C'est bête mais tout son cerveau vient de se mettre en pause, incapable d'enchainer, de prendre le relai. Quelque chose l'en empêcher. L'adrénaline, ou alors l'hormone du bonheur d'être avec la femme qu'il aime par-dessus tout. Ses yeux se baissent vers le petit être qu'elle tient et qu'elle lui présente. Une petite fille. Alba... Il fronce les sourcils en la scrutant.

Alba ? Ok. Il ne sait même pas pourquoi il pose la question, il ne s'interroge pas non plus sur le fait qu'elle soit vraiment sa fille. Il tend les bras pour l'attraper et venir la serrer contre lui. Les jumeaux, ils... Ils sont rentrés, souffle-t-il avec un bref sourire de circonstances. Enfin. Leurs enfants sont de retour, et Phoebe est à la maison. Victor a pu récupérer sa fille aussi, même s'ils n'ont aucune nouvelle de Grace. Ou même d'Elliot, à dire vrai. Où est-elle passé ? Un soupir lui échappe.

Et toi, tu... Il ne sait pas comment lui demander ça. Malgré la grossesse, Tasya a perdu du poids, ses traits sont marqués, elle semble fatigué. Le retour de Spokane a du être éprouvant, mais sa vie à Colville n'a pas son pareil ici, il en est persuadé. Alors comment lui poser ces questions-là ? Comment lui demander ? Quand est-ce que tu as accouché ? Enchaine-t-il simplement, avec l'impression de marcher sur des oeufs malgré lui. Il est inquiet forcément, mais le montrera plus tard sans doute.

« Alba » confirme-t-elle d'une voix douce. « Une femme que j'ai rencontré à Colville portait ce prénom. Elle.. Elle était d'une force incroyable » Comment lui expliquer ce qu'elle a pu ressentir ? Pourquoi elle a choisi ce nom ? C'était comme une évidence quand elle a su que son bébé était une petite fille. Jacob la prend contre lui et elle sent son cœur se remplir une nouvelle fois d'un amour sincère. Voir Alba dans les bras de son papa est la vision qu'elle espérait depuis tant de mois.

Et en apprenant que les jumeaux sont rentrés, elle est à deux doigts de s'effondrer. « Est-ce qu'ils vont bien ? » Elle a tellement hâte de rentrer, de les serrer dans ses bras, elle a un peu peur aussi. Comment vont-ils réagir ? Et s'ils ne la reconnaissent pas ? Et si elle-même ne les reconnait pas ? Ils ont eu 1 ans et elle a loupé plus de la moitié de leur vie. A cette idée, elle a un vertige, à nouveau. « Et Phoebe ? » demande-t-elle alors, inquiète pour sa belle-sœur et amie. Il s'est passé des choses ici, des évènements graves même si elle n'en connait pas encore exactement la teneur.

A sa première question, Tasya détourne le regard et sent le malaise grimper en flèche en elle. Lui parler de Colville lui semble impossible pour le moment. Alors elle préfère éviter le sujet : « Je suis rentrée » murmure-t-elle. C'est le principal, non ? Elle va pouvoir se reconstruire et oublier, tout oublier. Est-ce que ce sera possible ? Est-ce que les autorités vont la laisser tranquille ?

Quand est née Alba ? Tasya a une hésitation. Elle n'a aucune idée de la date du jour, elle a seulement connaissance de celle de sa naissance, comment pourrait-elle l'oublier ? « Elle est née le 21 mars... » souffle-t-elle avec un petit sourire. Le même jour que leurs jumeaux. La coïncidence est forte. « Colville a été envahi par des rôdeurs. Il y a eu un soulèvement et nous avons pu fuir, Mason, Elliot et trois autres personnes rencontrées là-bas. J'ai accouché sur la route, entre Colville et Spokane. Nous avons eu de la chance, nous allons bien, toutes les deux. » Elle se rapproche doucement et vient poser sa tête contre le torse de Jacob, tout contre Alba. Elle est rentrée et elle peine à le réaliser.

Et c'est une crainte qui passe dans son regard. « Est-ce que tu sais si c'est fini ? » Est-ce qu'ils ont eu des informations sur les disgraciés ? Sur leur sort ? « Est-ce qu'on peut rentrer ? » Elle enfouit son visage contre son épaule. « Depuis qu'elle est née, j'ai sans cesse l'impression qu'ils vont venir chercher Alba pour me l'enlever... » Et cette peur la paralyse.