Le chemin en direction du cinquième district se fait de façon presque machinale. L’adrénaline est retombée, et à présent la petite brune se déplace avec la souplesse d’un vieil escalier qui grince à travers les rues désertées de la ville. Malgré les antalgiques qu’on lui a donné à l’hôpital, ses deux côtes brisées la font souffrir le martyre à chaque respiration un peu trop profonde, chaque mouvement un peu trop ample. Elle se traine lentement sur ses pieds, le visage et les vêtements tâchés de traces sèches d’hémoglobine, de liquide amniotique et de vernix, indifférente à l’image de fin du monde qu’elle peut renvoyer. Parce qu’après tout ce qu’elle vient de vivre, son apparence physique est le cadet de ses soucis. Pour l’heure, elle s’est mise en tête de se rendre chez Anjali afin d’aller y récupérer ses petits pour les rassurer et leur annoncer la bonne nouvelle. Malgré les conditions épouvantables, l’accouchement leur mère s’est déroulé sans heurts, et leur petit frère Neil est en bonne santé. Dix doigts, dix orteils, et une sacrée paire de poumons prêts à s’égosiller sur ce monde qui se permet de l’accueillir de manière aussi grossière. Péniblement, elle gravit les quelques marches menants à la porte d’entrée de la maison de sa voisine, veillant à ne pas s’essouffler. Lorsqu’elle frappe, c’est Charlie, l’ainé, qui vient lui ouvrir. Il la dévisage, et l’air inquiet qui vient lui déformer les traits rappelle à Sienna l’état dans lequel elle se trouve. « Je vais bien... » Elle souffle, un petit sourire les lèvres. « Habille les enfants, ta mère vient d’accoucher. Je t’expliquerai. » Il hoche la tête et la guide à l’intérieur jusqu’à l’évier de la cuisine afin qu’elle puisse se débarbouiller un peu.

A l’aide d’un torchon déjà utilisé, Sienna se frotte consciencieusement le visage et les mains dans l’espoir de se débarrasser des traces de sang et d’autres fluides dont elle est probablement maculée du menton jusqu’au front. Histoire de se rendre un minimum présentable pour la marmaille qu’elle est venue chercher, et surtout pour éviter de leur flanquer des cauchemars pour les dix années à venir. Toujours efficace, Charlie réunit rapidement ses frères et sœurs, et lorsque les jumeaux aperçoivent la brune, ils se précipitent vers elle comme ils ont l’habitude le faire pour réclamer un câlin. Lorsque Tommy vient s’accrocher à son bras, un gémissement de douleur lui échappe et le petit se recule d’un seul coup, les yeux écarquillés. « Ce n’est pas grave… » La voix est hachée, elle se force à sourire avant de passer ses doigts dans les boucles du rouquin. « Je suis tombée, je me suis fait un peu mal. » Les trois plus grands sont les seuls à comprendre qu’elle cherche à se montrer rassurante. Joker prend Dimitri dans ses bras, Sally prend la main de Keneka, et Charlie accourt auprès de Sienna pour l’aider à se redresser. La nourrice, probablement terrorisée par le bruit des explosions, ne s’opposent pas à leur départ mais ne proposent pas de les accompagner. Rapidement, le drôle de cortège se met en marche. Aussi prévenant qu’à son habitude, Charlie la soutient, et Tommy cale son rythme sur le sien, sa petite main blanche fourrée dans la sienne. Tous les autres sont excités comme des puces à l’idée de retrouver leur mère. Doucement mais surement, la petite procession parvient jusqu’à l’hôpital, et c’est là que la foire commence.

A peine posé au sol, Dimitri se met à courir, bientôt suivi par Keneka, qui profite d’un moment d’inattention de sa grande sœur pour lâcher sa main. Les jumeaux se mettent en tête de leur courir après, et bientôt, c’est l’ensemble de la fratrie qui envahit les couloirs de l’hôpital dans un joyeux bordel qui arrache un sourire au personnel soignant. Parce qu’avec tout ce qui est en train de se passer, les rires des enfants mettent inévitablement du baume au cœur. A force de passer sa tête par toutes les portes, c’est Cara qui tombe en premier sur la chambre d’Anjali, et elle n’a besoin que d’une seconde pour alerter tout le reste de ses frères et sœurs, qui se ruent dans la chambre en jouant des coudes pour arriver en premier. Sienna tourne la tête vers Charlie, qui la soutient toujours, en véritable gentleman. « Vas-y, va la voir. » Mais il n’en fait rien. Il prend son rôle à cœur et l’aide à marcher jusqu’à la chambre, ne la relâchant qu’au dernier moment pour venir en courant au chevet de sa mère. Le tableau fait plaisir à voir, et la petite brune sent l’émotion la gagner. Elle croise le regard d’Anjali et lui adresse un sourire. « Je me suis dit que tu pourrais avoir besoin de compagnie, j’espère que j’ai bien fait. » Keneka a ramassé des pissenlits en fleurs sur la route, et de sa petite main maladroite, elle vient les disposer dans un verre d’eau qui traine sur la table de chevet, renversant la moitié du liquide à côté. Dimitri s’agite sur la pointe des pieds dans l’espoir de mieux voir le bébé, jusqu’à ce que Jocker le soulève pour qu’il prenne de la hauteur. Des deux côtés du lit, les jumeaux parlent en même temps dans une joyeuse cacophonie confuse.

Il était si petit. La, au creux de ses bras, dormant paisiblement contre elle. Complètement isolé de toute l'horreur dans laquelle il avait poussé son premier cri, bien loin de son père, et trop proche de la mort. Neil. En l'absence de Mason, elle n'avait eu d'autres choix que de décider d'honorer une dernière fois son amie perdue. Une ultime pointe de vie face à la mort, dans l'espoir que jamais, le sourire de la brune ne puisse disparaître à jamais de ce monde. Malgré toute la cruauté qu'il possédait pourtant. Effleurant le front de son fils du bout des lèvres avant de se décider à le reposer dans le couffin à sa disposition, prête à s'autoriser à retrouver son masque de neutralité pour se protéger du reste du monde, avant que son regard ne capte une petite silhouette à l'entrée de sa chambre.
A peine le temps de réaliser, que déjà, Dimitri et Keneka accourent dans sa direction, lui laissant tout juste le temps de les réceptionner pour les serrer contre elle avec force. Ils étaient là, vivants. Et de deviner leurs coeurs battre à toute allure lui donne envie de fondre en larme à nouveau, avant que le reste de l'équipe n'arrive, lui arrachant un rire soulagé.

Mais comment vous avez atterrit ici ? Ou est Lila ? Cette nounou qui aurait dû être ici, au hasard. Plus tard si tu veux bien. Décide finalement Joker qui manque de lui briser une côté sous son étreinte, devinant sans mal un sanglot contenu dans le tremblement infime que lâche le brun dans son cou. Je suis là jaanu Murmure t-elle finalement quand l'équipe est au complet, relevant finalement le regard vers Charlie et ... Sienna.

Allez on s'pousse, vous allez l'étouffer ! Assure Sally avec tendresse à ses cadets, quand déjà le chaos reprend. Un chaos empli de couleurs, de joie, et de toute ces choses que New Eden à pu lui arracher et qui semble reprendre vie dans cette triste chambre d'hôpital. Des pissenlits maladroitement renversés sur sa table de chevet, à l'étreinte forte et assumée que lui offre Charlie sitôt qu'ils sont face à face, venant caresser les cheveux de l'adolescent en sachant à quel point la peur à dû lui tenir le ventre, au vu de comment il avait pu perdre ses parents biologiques. Ne pouvant s'empêcher de rire à la remarque hautement pertinente de Keneka qui assure que Neil devrait s'appeler jepréfèreunponey, avant qu'on ne la laisse enfin respirer. Merci. C'est bien tout ce qu'elle trouve à dire à Sienna sitôt qu'elles parviennent à se retrouver dans la mêlée, un sourire fatigué naissant à ses lèvres à sa remarque.

Je ne sais pas comment tu as fait pour faire fuir leur nounou, mais je t'embauche quand tu veux pour un coup de main supplémentaire... fait remarquer la brune avec un semblant de sourire malgré la douleur qui ne cesse de la tirailler, venant saisir la main de Sienna avec douceur. Viens. Je crois qu'on peut dire que tu fais aussi partie de cette famille, là tout de suite. Non ? Pour avoir accompli bien plus en quelques heures que peu de personnes auraient pu, alors qu'elles n'étaient que voisines de pallier quelques heures plus tôt. Lui indiquant le couffin ou continuait de dormir Neil malgré l'agitation autour de lui, laissant Dimitri tenter de lui toucher la joue alors que Keneka assure que c'est interdit, que Cara et Tommy s'en mêlent dans la foulée. Mais les piaillements incessants ont ce don incroyable de chasser l'espace de quelques minutes les cris et la douleur d'un peu plus tôt, alors qu'elle vient poser un regard soucieux sur Sienna sitôt que les enfants ont le dos tourné.

Comment te sens tu ? As tu pu seulement rencontrer un médecin, après ... Après tout ça. Mais les mots lui manquent, alors que chaque goutte de sang sur les vêtements de Sienna lui rappellent le regard vide de Nell.

Depuis le pas de la porte de la chambre d’hôpital, Sienna contemple la scène qui se déroule sous ses yeux avec un sourire attendri sur les lèvres. Le rire des enfants semble résonner dans toute la pièce. C’est un son que la petite brune ne se lasse pas d’entendre tant il dénote de manière positive avec la laideur du monde et des actions de ceux qui le foulent. Un son qu’elle peut presque sentir lorsqu’il se liquéfie en gouttes de miel directement sur son cœur pour apaiser ses bleus à l’âme. Pendant de longues secondes, elle reste pétrifiée, comme si sa simple présence venait ternir la beauté de ces retrouvailles familiales. Assister à ce spectacle intime provoque des choses en elle. Des choses étranges et irrationnelles qui viennent palpiter contre sa poitrine, lui faisant oublier la douleur et l’horreur des récents événements l’espace d’un bref instant. Alors qu’elle est sur le point de s’effacer discrètement, la voix d’Anjali rive ses pieds au sol. Un seul petit mot suffit à lui faire abandonner toute idée de retraite précipitée. Un remerciement qui lui donne le sentiment de s’être montrée utile, d’avoir véritablement servi à quelque chose, et sans trop savoir pourquoi, la petite brune sent ses joues s’enflammer devant cette validation. Sa remarque suivante est accueillie par des exclamations enthousiastes de la part des jumeaux, bientôt suivies par celles des plus jeunes, bien trop heureux d’imiter leurs ainés dans cette démonstration bruyante. La seule chose qui empêche Sienna de rire de bon cœur, c’est la peur de s’évanouir de douleur sous le nez des petits.

Elle va pour répondre quelque chose qui pourrait expliquer et justifier l’absence de Lila, embarrassée à l’idée de lui attirer des ennuis, mais elle n’en a pas l’occasion. Avant qu’elle n’ait pu ouvrir la bouche, la jeune mère vient prendre sa main dans la sienne avec douceur pour l’inviter à les rejoindre. Et lorsqu’elle reprend à nouveau la parole, enrobant ses mots d’une tendresse toute maternelle, c’est presque trop pour la petite brune qui sent les larmes lui monter aux yeux. Des milliers de petits éclats d’émotion la poignardent en plein cœur et viennent lui enserrer la gorge, l’empêchant par la même de répondre quelque chose d’intelligible. Elle se contente de hocher la tête avec un sourire empli gratitude, pressant ses doigts contre les siens dans un remerciement muet avant de poser son regard sur le couffin où Neil dort à poings fermés, indifférent à l’agitation ambiante. Ses frères et sœurs gravitent autour de lui comme une bulle protectrice, se chamaillant gentiment la meilleure place pour le couver du regard. Malgré les conditions particulières de sa venue au monde, Sienna se fait l’heureuse réflexion qu’il ne manquera jamais d’amour et qu’il grandira toujours bien entouré. Les paroles du général Phillips résonnent encore dans son esprit, et elle se prend à rêver d’un avenir meilleur. Cela n’effacera pas l’injustice et la violence. Cela ne ramènera les hommes et les femmes ayant perdu la vie sous le joug de cette société autoritaire. Mais c’était tout de même un premier pas vers quelque chose de différent.

Lorsque la mère de famille s’enquiert de son état, hors de portée des jeunes oreilles indiscrètes, la petite brune tente de faire bonne figure. « Je crois que ça va. » Sans en avoir vraiment conscience, elle est encore sous le choc de ce qui s’est passé un peu plus tôt. Le mouvement de foule, les coups de feu, les hurlements, le cadavre de Nell et l’accouchement d’Anjali. Tout est trop confus, comme si elle avait regardé cet enchainement de scènes tragiques à travers les yeux d’une autre. Son cerveau a enclenché un mécanisme d’auto-défense émotionnelle, et Sienna expérimente la dissociation pour la première fois de sa vie. Elle se raccroche au diagnostic du personnel soignant. « Seulement deux côtes cassées. Les médecins disent que ça guérira tout seul si je me ménage. » Elle omet de parler de la souffrance qui persiste malgré les antalgiques et de la douleur qui lui vrille le dos à l’endroit où le milicien l’a frappée avec la crosse de son fusil. Elle passe sous silence les larges hématomes d’un bleu presque noir qui lui recouvrent le haut du corps. Elle ne précise pas qu’une de ses côtes a failli lui perforer le poumon et qu’elle aurait tout simplement pu se noyer dans son propre sang en attendant l’arrivée des secours. Parce que verbaliser tout ça rendrait les choses beaucoup trop réelles. « Mais le plus important, c’est toi. Comment est-ce que tu te sens ? » Sa main libre vient recouvrir celle de la jeune femme dans une étreinte légère mais réconfortante. « Quand est-ce qu’ils vont te laisser sortir ? Est-ce que tu as besoin que je m’occupe des enfants ce soir ? » Elle espère une réponse positive, par peur de se retrouver à passer la soirée tout seule en tête à tête avec ses pensées.