Le feu. Les grognements des rôdeurs. Les hurlements des disgraciés, des gardes… des civils aussi. Et cette odeur entêtante de mort qui ne m’a pas quitté depuis des mois. J’ai l’impression que je vais suffoquer, que l’obscurité va me dévorer et ne laisser que des miettes. Et cette fois, je n’y arrive pas. Je ne démarre pas assez vite, je ne conduis pas assez bien. Les balles nous transpercent tous de part en part.

Et c’est fini.

J’ouvre les yeux en sursaut, le cœur battant à toute vitesse, un hurlement coincé dans la gorge. Dieu merci, je n’ai pas vraiment crié et personne ne bouge autour de moi. Il me faut de longues secondes avant de comprendre que je ne suis pas dans le dortoir, dans ma baraque, à des centaines de kilomètres des miens. C’est l’odeur fleurie d’Anja, blottie contre moi, les respirations des enfants, que je pourrais reconnaitre sans même avoir à ouvrir les yeux. Je suis là. Je suis rentré. Et j’essaie de me répéter ça dans ma tête, sans bouger, pour ne réveiller personne.

Mais j’ai besoin de prendre l’air, même quelques instants. Je me détache aussi délicatement que possible d’Anja, soufflant, quand elle marmonne quelques mots, que je reviens tout de suite. Et je dois enjamber la marée humaine devant moi. Les enfants ont entassé tous les matelas dans la chambre de leur mère, que je partage maintenant, pour qu’on reste ensemble cette nuit. Dire que ça m’a touché est un euphémisme et je crois que c’est ce qui m’a aidé à dormir d’une traite les dernières heures, pour la première fois depuis des mois. Je ne sais même pas combien de temps j’ai dormi, d’autant que nous sommes allés au lit assez tôt. Neela devait attendre Min-Oh et le préparer à mon retour Mais depuis, autant dire que c’est le trou noir et je me sens totalement désorienté alors que je me retrouve dans le couloir, fronçant les sourcils, alors que je ne me rappelle plus où sont les toilettes. Cet endroit est beaucoup trop grand pour moi.

Le pire ? C’est quand je finis par les trouver. Le simple fait de refermer la porte et de me retrouver dans un endroit aussi confiné me fait déglutir et j’ai un mouvement de recul. « Okay, okay… on verra ça plus tard hein. » Ne soyons pas trop ambitieux pour cette première nuit. Je soupire, partant plutôt à la recherche de ma veste et des cigarettes qui doivent normalement encore s’y trouver. Pour aller prendre un peu l’air, ça me parait une bonne alternative.

Sauf que les choses ne se passent pas totalement comme je l’avais prévu. J’ai à peine le temps de descendre les escaliers que je tombe nez à nez sur mon meilleur ami. « … tu… tu viens de rentrer ? » J’ajoute, hésitant, tirant sur les manches de mon t-shirt à manches longues beaucoup trop grand pour moi. « Tu n’as pas vu Neela je suppose. » Merde. Comment il va réagir ? Mani en profite pour me lécher la main, remuant joyeusement la queue, alors que je reprends, d’une voix plus douce, comme pour m’assurer que je capte bien son attention. « Je suis rentré. » Oui, je sais, j’ai toujours un talent plus que certain pour annoncer mon retour. Je pense même que je fais pire à chaque fois.

Dire que la journée a été riche en émotions est un euphémisme. Et pourtant, j’attendais ce moment autant que je l’appréhendais, incapable de savoir quelle pourrait être la réaction du meilleur ami que je n’ai jamais eu. Si la fatigue a eu raison de moi durant quelques heures et que je me sens un peu confus, je crois que ce n’est rien en comparaison de la lueur d’incompréhension qui brille dans les yeux de Min-Oh.

Les quelques secondes de silence s’égrènent, me donnant l’impression de durer une éternité, alors qu’il me regarde avec attention. Malgré les mois loin de lui, je suis à peu près sûr de savoir ce qui se passe. Il est en train de se demander si c’est bien réel. Et j’ai envie de lui dire. Que c’est le cas. Que je suis bien là. Pour de bon. Et que plus jamais je ne le laisserais lui non plus. Sauf que j’ai un doute sur le fait que tout ça soit bien vrai. J’ai mon estomac qui se serre à l’idée même que, si ça se trouve, je suis en train d’agoniser dans un coin d’un Colville à feu et à sang et que je ne retrouverais jamais les miens.

Et, alors que je commence à sentir la panique prendre le dessus, le geste de l’urgentiste change tout. Absolument tout. Je ferme les yeux à son étreinte, le serrant contre moi avec la même absence de force que j’ai pu avoir pour Anjali ou Neela. Mais avec ce même besoin maladif de m’assurer qu’il est bien là, qu’il est bien réel. J’inspire longuement alors qu’il prend la parole. « Je… je sais. » Et j’ajoute, à mi-voix. « Je ne t’ai pas vu à l’arrivée. C’était confus. Et je voulais juste vous retrouver. Je vous ai cherchés. Mais… » j’ai un sanglot qui me coupe dans mon explication, mais je reprends, aussi calme que possible. « … il n’y avait personne à mon ancienne maison. Ni à la vôtre. Ni chez Hailey. Nulle part. J’ai cru qu’il vous était arrivé quelque chose. » Mon pire cauchemar qui prenait vie. « Mais Anjali m’a retrouvé et m’a ramené ici. A l’abri. » Je ne sais même pas s’il m’écoute vraiment, mais je sais aussi que c’est tout à fait le genre d’explications dont il pourrait avoir besoin pour rendre la situation concrète. « Je suis désolé que tu m’aies attendu aussi longtemps mon frère. Vraiment désolé. Ca ne se reproduira pas. » Je ferais tout pour que ce ne soit pas le cas en tout cas.

J’ai retrouvé mon grand frère. Je l’ai retrouvé, il est bien là. Je me raccroche à ça, alors que je me répète intérieurement cette litanie de noms qui m’a aidé à tenir durant ces mois interminables, alors que je le serre sans vraiment de forces et que j’ignore la douleur à sentir sa propre pression sur mes côtes. De toute façon, j’ai mal absolument partout je crois et j’ai oublié depuis longtemps ce que ça faisait de n’avoir ni bleus, ni coups, ni rien de ce genre. « Okay… en sécurité. C’est… bien. » Murmuré d’un ton un peu incertain alors que je sens mon cœur s’emballer sous la panique, à l’idée même qu’ils puissent avoir été en danger. Je ne compte plus toutes ces fois où j’ai vu arriver des camions de disgraciés et où j’ai été terrorisé à l’idée de voir l’un d’eux en descendre.

Mais non, ils sont restés là. Ils ont vécu des moments difficiles, certains en grande partie par ma faute. Pour autant, ils vont bien. Autant que possible en tout cas. J’essaie de lui rendre un sourire quand il me dit que je n’ai plus intérêt à ce que ça se reproduise. Je vais éviter de lui dire que je n’y survivrais pas une deuxième fois de toute façon. Mais je fronce les sourcils au reste, secouant la tête. « Tu n’as pas échoué Min-Oh. Chacune des actions que vous avez faites a permis de faire tomber l’Adonaï. Sans ça, je n’aurais jamais pu revenir. » Et j’ajoute, cherchant son regard. « Je suis là et en vie. D’accord ? » Alors ce n’est pas vraiment un échec, quoi qu’il en pense.

Je me frotte la nuque nerveusement quand il me demande de le suivre, mais je m’exécute en silence, observant les lieux avec curiosité quand je me retrouve dans son bureau, Mani sur les talons. « Ah. Déjà ? » Je pensais avoir un peu de temps pour… A dire vrai, je n’en ai aucune idée. Reprendre du poids par miracle avant qu’il ne m’ausculte ? Possible. Mais je sais qu’il a besoin de s’assurer que je vais bien. Enfin, je ne suis pas sûr que ce terme soit vraiment pertinent me concernant. « Je… essaie de ne pas trop… enfin… » J’ai un soupir, incapable de savoir quoi lui dire. De ne pas être inquiet ? De ne pas péter un câble en voyant mon état ? Probablement tout ça. Possible qu’il se retranche derrière sa rigueur médicale, ça l’aidera. Dans un soupir, je finis par enlever mon pull, dévoilant ma maigreur, le marquage au fer rouge sur l’épaule et les noms gravés sur mon avant-bras. C’est sans compter les traces de coups qui ont commencé à s’estomper et qui s’étalent un peu partout avec des nuances de couleur improbables. « J’ai… je ne suis pas tombé malade. J’ai échappé aux épidémies et on a de toute façon été en isolement à Spokane… rapport à la peste. » Je ne sais même pas s’il est au courant de ça ou pas. Maintenant oui. Un soupir, alors que je reprends. « J’ai eu des côtes cassées, des doigts aussi. Rien de plus grave. » A part mon poids donc. J’ai eu la chance d’être en excellente forme physique au moment où je suis arrivé là-bas. Même si ce n’est plus le cas aujourd’hui, ça m’a probablement sauvé la vie. « Tu veux savoir quoi d’autre ? » Me focaliser sur le physique, ça me va bien. Et même si je ne suis plus vraiment du genre pudique, j’ai… honte, qu’il me voit comme ça.