La pensée et le mouvant

Le fruit de l'égo

En marge de Tacoma – Avril 2023

Le mouvement, fascinant phénomène qui mettait en branle toutes les choses. Inlassable marche vers ce qui sera. Ce qui fut étant perpétuellement dépassé, existant l’espace d’un instant avant d’être réduit au néant des souvenirs. La pensée se faisait dans ce mouvant existant indéfiniment, les réflexions, les croyances, les émotions n’étaient que des pointes de couleurs sur une longue ligne s’étendant irrésistiblement vers ce qui adviendra. La Nature aussi était sujette à ce passage, ne se lassant jamais de ce cycle dans lequel elle finissait toujours pas perdre, naissance, apogée, déclin puis mort voilà ce qu’était les quatre saisons de l’hémisphère nord. Une perception qui avait tellement imprégné ces sociétés qu’elle n’arrivait depuis à s’en départager, le monde était ainsi composé de moment d’expansion puis d’inertie et enfin de déclin déclenchant inévitablement des ruptures. Soit le départ d’un nouveau cycle.

Le Prophète n’était pas étranger à ces angoisses métaphysiques, lui-même envisageait la vitalité de ses croyances et de son groupe de la même façon que les saisons. L’exil – l’hiver – avait été rude, ils auraient pu ne pas en réchapper. L’inconnu et le danger de ces routes faisaient de chaque nouvelle journée, une véritable bénédiction. Ainsi lorsqu’ils s’étaient mis au service de cet étrange groupe persistant dans les représentations de l’ancien monde, entretenant tant que bien mal le spectacle de ce qui fut avant l’Effondrement ; leurs collaborations avaient fait l’effet d’un moindre mal. Une solution temporaire pour ne plus dépendre du hasard, d’une Nature qui risquant d’être préoccupé autre part ne puisse pas prendre soin de ses ouailles…

L’excursion qu’il avait organisée avec son plus fidèle apôtre visait à s’affranchir de ce contrat avec tout ce qu’ils abhorraient. Se mettre au service de Nature exigeait dès le départ de s’organiser aux marges d’un monde humain toujours destructeur. Car malgré sa réduction brutale et nécessaire, son pouvoir de nuisance se poursuivait continuant de souiller les sols, de laisser ses empreintes nauséabondes dans les royaumes sylvestres.

Le bâton de marche d’Ézéchiel tapait bruyamment sur le goudron qui s’effritait à vue d’œil, les deux croyants s’étaient aventurés sur cette immonde plaine de béton dont les seuls reliefs étaient ces rectangles de tôles entrain de s’effondrer sous leurs propres poids. Des zones qui étaient autrefois l’expression la plus aboutie du capitalisme d’abondance, de cet état de la société où le vrai n’était plus qu’un moment du faux.

- Ces lieux ne m’inspirent que le dégoût, comment avons-nous pu dénigrer à ce point notre terre ? Au nom de quoi avons-nous tué tant d’arbres, détruit tant de vies non-humaines ? Le progrès fut un de ces vils serpents qui justifia tous nos actes, nous n’aurions jamais dû croquer dans le fruit de l’égo. Nature nous avait pourtant prévenu… conclut-il amèrement en observant d’un regard maussade ce paysage désolé qu’ils quittaient peu à peu.

(c) DΛNDELION