Peu après les funérailles de Joaquin, j’ai mis les voiles et rattrapé la péniche avant son départ pour Gig Harbor. Après cette avalanche d’événements et d’émotions, j’ai besoin de changer un peu d’air. Peut-être à cause du regard critique et désagréable de Kira sur le massacre de la plateforme. Peut-être parce que je n’ai pas envie de me confronter à Luna qui n’apprécie pas beaucoup non plus que j’ai pris part aux combats.

Et puis, je voulais les revoir. L’équipe réunie, malgré les blessés et les pertes, et peut-être qu’on trouverait à célébrer cette victoire. Comme si, de leur passage, il ne restait rien.

“Putain.” Je bats une main devant moi pour brasser le vent. Ca n'marche pas très bien. Ça schlingue grave. J’ai installé mes affaires dans le dortoir, sur mon lit habituel, sors un petit paquet de mon sac à dos. Emballage dans un carré de tissu qui est là bien davantage pour contenir la chair que pour faire joli, il n’a pas empêché le moins du monde la décomposition naturelle de commencer.

Peu importe, de toute façon je me doute qu’il va pas s’en faire un collier.

Je remonte les couloirs, les épaules et l’esprit plus légers. La vie reprend doucement son cours. Je croise de nouveaux visages, n’y prête qu’une vague attention. Entre les parois de la péniche, les remous de l’eau qui tangue doucement la structure, la Cage à quelques pas seulement, je me sens parfaitement dans mon élément.

Je toque à la porte de l’infirmerie, pousse doucement le battant de peur d’interrompre des soins. Mais il n’y a bien que Dany.

“Hey.” Je décoche l'un de mes rares sourires, rassuré de le voir toujours bien entier - du moins autant que je l’ai laissé. La fierté se lit sans doute dans la démarche qui m’amène jusqu’à lui. Loin de mon grand-frère de coeur, j’ai l’impression d’avoir pris mon envol, d’une certaine manière.

Sans trop savoir comment aborder ces retrouvailles, j’préfère être direct. “J’t’ai ramené un cadeau. De la plateforme.” En lui tendant le paquet à bout de bras. J’ai hâte de voir sa tête quand il l’ouvrira, et j'espère qu'au-delà de la satisfaction d'avoir trouvé vengeance, il sera fier de moi.

Mon cadeau lui échappe des mains dans un étrange sursaut. Tout tombe. Le paquet, le tissu qui s’ouvre mollement sur l’oreille sectionnée, mon sourire et tout mon enthousiasme mêlé de fierté.

Je fronce les sourcils et me tait face à sa réaction. J’me sens… mal. Vexé, j’crois. Peut-être un peu coupable aussi. L’coeur un peu trop serré, l’incompréhension plein le regard quand j’essaie de capter le sien.

“Mais…” c’est un cadeau. La preuve d’une vengeance, même si son tortionnaire avait déjà rendu son dernier souffle lorsque je lui ai charcuté la chair. Même si Dany doit déjà être au courant de sa fin…

J’reste immobile un instant, penaud. C’est clairement pas la réaction à laquelle j’m’attendais. Très loin de la joie et de la fierté que j’espérais.

“Ok…” Une seconde d’hésitation, j’me pince les lèvres et avance, m’accroupis pour ramasser la boîte, l’oreille du bout des doigts - je dois bien admettre que c’est pas très ragoutant mais bon. Je la remballe à l’arrache, garde la boîte entre mes mains, devant moi. Comme un con. J’sais pas quoi en faire. J’sais pas tellement quoi faire de moi-même non plus.

“J’pensais que…” ça lui ferait plaisir. Mais attends. Il lui manque p’t’être une info genre grave importante. Mon regard s’éclaircit d’un nouvel espoir quand j’lui précise, “Mais t’inquiète, c’est pas à n’importe qui, c’est à Russel. T’sais, le type qui…” t’a fait beaucoup trop d’mal. Ça, j’peine à le dire vu sa façon de réagir. J’capte bien que parler de ça à Dany, l’mettre face à la réalité le dérange au lieu d’le soulager.

C’est putain de frustrant. J’ai d’bonnes intentions. J’ai pensé à lui en faisant ça. J’ai pris sur moi pour aider Ruby à l’tuer en l’faisant souffrir tout c’qu’il méritait. J’en ai gerbé pour lui rendre la monnaie d’sa pièce à cet enculé.
La précision n’change rien. C’est p’t’être même tout l’contraire.
Le bout d’mes doigts se crispe sur le paquet, enfoncent le tissu contre le morceau de chair en s’y accrochant. Ça m'énerve. Ça m'énerve vraiment. L’ascenseur émotionnel est trop fort, insupportable.

J’souffle bien plus bas, “T’sais quoi, laisse tomber.” J’pivote et balance le paquet au fond de la grande poubelle de l’infirmerie, entre les compresses et les gants usagés. “Tu fais chier.” que j’crache comme une insulte, la voix qui déraille légèrement, avant d’tourner les talons pour sortir.