Il a un petit rire qu’il étouffe pour ne réveiller personne dans la nuit noire. « En journée, tu devrais repérer le bâtiment facilement. Si tu viens tôt le matin, on ne devrait pas avoir grand-monde, tu ne dérangeras personne. »

L’enthousiasme de la jeune femme fait chaud au coeur. Et si l’homme était sorti un peu fatigué de sa garde, il sentait comme un certain regain d’énergie pour profiter de cette conversation impromptue. « Je n’ai pas tant que ça erré sur les routes quand j’y pense… » Lance-t-il, en réfléchissant un peu. « J’ai fait partie des grands camps de réfugiés au début de l’épidémie avant d’aller vivre à Gig Harbor avec ceux qui sont devenus ma famille aujourd’hui. Après, des conflits nous ont rapproché de ce groupe et de ces gens… On a changé plusieurs fois de lieu de camp… J’espère que celui-ci sera le dernier. Le déménagement a fait… beaucoup de mal à tout le monde ici… » Confie-t-il, en ayant malgré lui l’image de sa fille qui s’impose à lui, comme un fantôme passant dans son regard. « Enfin, je ne veux pas t’embêter avec ça. Tu faisais quel métier avant ? » Demande-t-il, toujours aussi intéressé par le passé des gens et cet ancien monde.

- Je note ! C’est soufflé dans un sourire.

Oui, l’infirmerie ce sera primordial que je connaisse son emplacement. Je ne suis pas spécialement maladroite, mais cela peut arriver. Spécialement en travaillant de nouveau avec les animaux.

J’écoute avec attention ce qu’accepte de me partager Lisandro. Il n’a pas été si longtemps sur les routes et c’est réellement tant mieux pour lui je trouve. Je me garde de tout commentaire pour l’instant bien sûr, n’ayant pas envie de le froissé ou de lui rappeler des difficultés par aller je ne sais quelle supposition je pourrais faire.

- Oui, on m’a expliqué… Pas question de tourner le couteau dans la plaie, je profite donc de sa prochaine question. J’étais Zoologiste et cheffe animalière pour le Zoo de Seattle. Je parle tout bas pour ne réveiller personne, mais c’est bien une pointe de fierté dans mes mots. Et toi Lisandro ? Dans le médical sans aucun doute, mais plus exactement ?

Léger hochement de tête quand elle n’enchaîne pas. Il ne tenait pas spécialement à évoquer une nouvelle fois les pertes - et Soo - qu’ils avaient essuyées à l’époque. Il préfère d’ailleurs se concentrer sur elle, sur cette vie d’avant qui lui semblait bien lointaine aujourd’hui. « Zoologiste, ce n’est pas commun. » Souffle-t-il, intrigué. La fierté dans la voix de la jeune femme ne passe pas inaperçu. « Une spécialité ou tout animal confondu ? »

Alors quand elle lui retourne la question, il a un léger rire amusé : « Thanatopracteur, j’avais un funérarium dans le centre de Seattle. » Lance-t-il, en surveillant la réaction de la brune qui ne devait pas vraiment s’attendre à ce genre de réponse. « Ne fais pas cette tête, je te rassure… Je voulais faire médecine. Mais je viens du Chili et à un moment donné… Je n’ai plus su payer l’université. Je suis allé jusqu’à ma première année d’internat après… Après je n’ai pas eu d’autres choix que de commencer à rembourser mes dettes. » Raconte-t-il, sans être gêné le moins du monde par son parcours. « Mais disons que depuis sept ans, j’ai été bien obligé de développer mes compétences… J’ai autant appris du terrain qu’au contact de personnes plus compétentes. De toute façon, pour des raisons évidentes, je ne peux plus m’occuper de chirurgie. » Dit-il, en mettant l’accent sur sa prothèse qui remplaçait sa main droite.

- Je suis spécialisée en comportement animal et en neurobiologie. Je me suis cependant occupée d’une grande variété d’animaux, des reptiles aux fauves, en passant par les poissons jusqu’aux oiseaux de proie. Travailler dans un zoo m’a permis d’être un peu touche-à-tout. Que j’explique au final.

J’arque les sourcils lorsque Lisandro me dit qu’il était thanatopracteur. La surprise se lit aisément sur mes traits, je n’en doute pas une seule seconde. Là où il se trompe sans doute cependant, c’est que je suis agréable surprise !

- Quel beau métier. Prendre soin des défunts pour offrir un dernier moment avec leurs proches en deuil. Je ne sais pas si j’aurais eu cette force, mais j’admire ce type de métier et je n’ai aucune gêne à l’exprimer. Oui, médecine c’est incroyablement dispendieux. J’ai voulu à un moment faire médecine animale, mais… les moyens n’étaient pas là.

Je louche bien sûr sur la prothèse de mon interlocuteur, puisqu’il me la présente afin d’expliquer qu’il ne pratique plus la chirurgie. Ça ne semble pas récent au premier coup d’œil.

- Cela n’a pas dû être aisé de s’adapter. Est-ce que vous avez un prothésiste ici ?

« C’est vrai qu’on ne doit pas s’ennuyer à s’occuper des animaux dans un zoo. » S’amuse-t-il, devant le grain de passion qui pointe dans la voix de son interlocutrice. Son sourire s'agrandit un peu plus quand elle ne se choque pas de son ancien métier. Il n’y a que son manque de confiance en ses propres capacités qui le poussent à justifier là où il en est, en parlant de son ancien métier.

« Ce n’était peut-être pas mon premier choix de métier, mais entre médecin légiste et thanatopracteur, l’objectif était un peu les mêmes finalement. L’un était de pouvoir rendre justice aux morts, l’autre de leur rendre leur dignité pour leurs derniers moments avec leurs proches. » Dit-il, acquiesçant aux paroles de cette nouvelle amie. Quand elle parle du coût de ces études, il ne peut qu’hocher la tête. « Le rêve américain coûtait cher… n’est-ce pas ? » Il a un mince sourire : « Aujourd’hui, je n’arrive pas à dire si ça semble dérisoire ou qu’au contraire, son prix est d’autant plus élevé. » Philosophie du soir, bonsoir.

Quant à son adaptation. « Non, pas facile du tout. » Il ne saurait mentir. « Et non, c’était une forgeronne à Seattle qui me l’a créé sur mesure. Elle est modulable au besoin… Ma fille avait moins peur de la fausse main que du crochet. Mais pour travailler ou sur le terrain, il est plus pratique. J’ai… disons… La chance que ça été fait proprement et que l’articulation a été préservée. » Fait-il, en baissant le regard sur sa main manquante. Parfois, il lui semblait encore pouvoir la sentir. « Mais je crois qu’un prothésiste pourrait faire carrière vu les dégâts qu’on a subit depuis toutes ces années… Même si… Il y a un vaccin qui a été mis sur place pour éviter ce genre… d’extrémités si tu me passes le mauvais jeu de mots. » Lui dit-il, avec un sourire.

- Le rêve américain, pfff. Je rigole doucement en disant ça, posant une main sur mes lèvres en espérant ne pas déranger personne.

La vérité, c’est que ma famille avait amplement l’argent pour me payer toutes les universités de ce monde. Cependant, le prix réel était ma liberté. Il aurait fallu que je fasse ce qu’eux voulaient me voir faire et je n’ai tout simplement pas pu.

Je préfère écouter ce brin ce vie qu’accepte de me partager Lisandro, plutôt que de ruminer une fois de plus sur la cage dorée dont je me suis échappée.

- J’imagine effectivement que la main a une fonction plus esthétique que pratique. Je conçois aussi que pour une enfant, c’est moins effrayant qu’un crochet. Comment s’appelle ta fille ? Les parents aiment toujours parler de leur enfant et j’aime les écouter. Cet amour inconditionnel est toujours beau à voir.

Il sourit à la jeune femme. Nul doute qu’elle saurait trouver sa place parmi eux. Sans aucun doute, elle aurait beaucoup de choses à lui apprendre. Il avise sa prothèse qui, aujourd’hui, à dire vrai, ne faisait plus peur à sa fille qui s’était habituée au bout d’un certain temps. « Si tu me lances au sujet de ma fille, je crains que tu n’ailles pas te coucher avant un moment. » S’amuse-t-il, d’un air bon enfant.

« Elle s’appelle Annabella, elle aura quatre ans à l’automne. » Déjà quatre ans, vraiment ? Ça le surprenait lui-même. « Et d’ailleurs, il faut que je te dise… » Et le chilien se lance sur le sujet de sa fille - comme tout bon père complètement gaga de sa progéniture. Parce que le ton était léger et l’ambiance heureuse, il ne fera que brièvement mention de la grande-soeur d’Annabella, parce qu’elle comptait, mais qu’il n’avait pas envie de la pleurer cette nuit. Quand il laissera la jeune femme retourner à son tipi, il ne saura pas vraiment déterminer si elle était restée près du lui par politesse ou par intérêt. Dans tous les cas, cette fringale nocturne aura été des plus intéressantes.

- FIN -