C’est presque amusant, de voir Amanda Simonetti conversant si joyeusement, serrant coquètement sur ses épaules le manteau d’hiver, le rose peignant ses joues marquées par l’âge. On en serait à oublier qu’elle fut pendant plus d’un demi-siècle l’épouse d’un patron de la drogue et la mère de quatre garçons tous aussi criminels les uns que les autres. Mais Julian est simplement soulagé qu’elle retrouve sa vivacité d’esprit et qu’il n’ait plus à passer ses après-midis à courir derrière elle dans les rues de Walla Walla lorsqu’elle oubliait jusqu’à son prénom. Au moins a-t-elle trouvé chez cette bonne soeur, sinon une confidente, au moins une agréable compagnie avec laquelle dérouler les souvenirs de la belle époque.

L’entousiasme avec lequel Amanda retrouve sa nouvelle amie, la chaleur du sourire qu’elle réserve aussi à Neela, ont de quoi éveiller chez Julian des penchants jaloux. Mais à vrai dire, les dernières semaines ont été passées à dérouler de compliquées filatures et de délicates enquêtes, et c’est tout appliqué à ne pas trahir sa couverture qu’il a occupé son temps. Aussi salue-t-il sa mère d’un signe de main alors que Neela s’approche pour s’enquérir de l’avancée de ses recherches. « C’est peut dire qu’ils sont méfiants, » dit-il en continuant de regarder sa mère, qui lui fait de grands signes avant de revenir au récit de ses aventures italiennes. « Mais j’ai en effet quelque chose de croustillant pour vous aujourd’hui. » Il se tourne vers son interlocutrice, scannant comme elle les environs pour s’assurer de leur sécurité. « Je compte comme toujours sur votre discrétion. Cela concerne notre ami le sénateur Barnett. » Le qualificatif d’ami étant bien évidemment ironique, Julian n’ayant aucun mal à s’imaginer que le sénateur, au vu de ses idées et affinités politiques, prendrait un certain plaisir à lui faire payer son ancienne allégeance s’il en avait l’occasion. Mais si l’ancien milicien n’a pas grand-chose à faire de la santé de Barnett, il sait que l’information qu’il vient de glaner vaut son pesant d’or. « Je n’ai pas tout les détails, mais certains semblent prêts à passer à l’action de manière plus… radicale, et à viser certaines cibles. Pour les éliminer, je suppose. Le sénateur en fait partie. »

L’effet de surprise ne déçoit pas - Julian savait qu’il ferait mouche avec cette information de premier ordre. De fait, il a hésite à la délivrer. Devait-il laisser l’histoire suivre son cours et naviguer avec le flot en évitant les impasses ? Ou mettre son grain de seul dans la machinerie pour en dévier le cours ? Aujourd’hui, il a décidé de tirer profit de cette précieuse information pour approfondir la confiance qu’il s’échine à bâtir depuis des mois. Après tout, la vie du sénateur Barnett lui importe peu, mais c’est un homme important aux yeux de sa communauté. Qu’il disparaisse ne ferait ni chaud ni froid à Julian. Mais si éviter sa disparition lui permet de monter en grade, là, cela devient plus intéressant. A condition, bien sûr, qu’il ne risque pas de mettre en péril sa couverture.

Si elle essaie de se contenir, Neela semble donc profondément contrariée par la nouvelle. Julian n’en attendait pas moins. « Difficile à dire. Cela ne semblait pas être prêt, alors probablement pas dans les prochains jours, mais… je ne saurais dire si cela se compte en semaines ou en mois. J’ai eu l’impression qu’ils parlaient d’un moment propice. Il n’est pas exclu qu’ils essaient de coordonner plusieurs attaques, » explique Julian. « Je sais que la comparaison ne vous plaira pas, mais c’est bien le procédé qu’avait utilisé la résistance pour renverser l’ancien régime. Des actions ponctuelles et éclatantes pour semer le chaos. La transition a fait bon nombre de lésés, et il semble qu’ils préfèrent se battre pour revenir en arrière plutôt que s’adapter à la nouvelle donne. » Il sourit, l’air de dire, contrairement à moi. « Certes, Armand Phillips est un pacifiste, mais il sera difficile de tenir l’ordre avec une justice laxiste. » Son regard coule vers Neela, attentif à ses réactions. Serait-elle de ceux qui pensent que New Eden ne doit pas retomber dans la violence, fut-ce pour préserver son ordre actuel ? Ou au contraire, voit-elle qu’il est nécessaire, parfois, d’être un peu souple sur l’éthique pour parvenir à ses fins sans même que le commun des mortels ne le sache ? Il est prêt, lui, à rempiler dans l’ombre : à être autre chose qu’un simple observateur dans ses missions ; à pouvoir, parfois, utiliser la menace, voire un soupçon de violence.

Gouverner n’est pas une tâche simple, il n’en a absolument aucun doute, bien que lui ne fût qu’à la tête d’un réseau familial de trafic de drogue qui n’avait pas la complexité de la gestion d’une ville entière. Il lui semble, toutefois, qu’au regard de l’urgence multisectorielle, l’heure n’est pas au consensus, et il faut parfois imposer ses mesures, fut-ce par la force. En surveillant les mécontents du coin de l’œil. Une entorse à la morale que beaucoup de tenants du nouveau régime ne semblent pas prêts à réaliser.

Un sourire discret se dessine sur les lèvres de Julian lorsque Neela évoque chercher une marge de manœuvre. Il sent bien, qu’en dépit de ses idées progressistes et de son travail pour Ortega, que cette femme est prête à bien des choses. Bien sûr, elle déguise savamment ses revendications derrière des paroles politiques, mais Julian sent bien que, si l’occasion lui en était donnée, elle saurait se montrer audacieuse. « Nous devons obtenir plus de marge de manœuvre de la part de ce qui nous dirige, » se contente de résumer Julian. « Prévenir plutôt que guérir… Mmh… que faisons-nous dans ce cas ? Nous pouvons éviter au sénateur Barnett cet attentat, mais nous devrons garder les instigateurs à l’œil. J’ai bien peur que tant qu’ils seront dans la nature, ils n’abandonneront pas facilement. »

Une pause, sagement mesurée, leur permet d’observer les vieilles dames en pleine conversation, évitant un échange des regards. L’occasion pour Julian d’avancer ses pions. « Nous avons besoin d’un réseau d’information plus structuré. Seul, je ne peux être partout, et je risque d’attirer rapidement des soupçons. Nous devrions pouvoir tisser une toile d’araignée à travers la ville. Un réseau d’informateurs. Egalement parce que nos ennemis ne seront pas toujours aux endroits où nous nous attendrons à les trouver. Une bonne partie, oui, sont facilement identifiables à cause de leurs liens avec l’ancien régime. Mais d’autres… seront simplement déçus, excédés, désespérés par les défauts de gouvernance. Et ils pourraient être poussés à des actions radicales pour faire bouger rapidement les choses. » L’idée lui plaît : retrouver, en quelques sortes, les cordes qu’il tirait quand il était Enquêteur. Pouvoir diriger une équipe d’espions à travers la ville. Il s’y voit déjà. Mais Neela partagerait-elle son enthousiasme ?