13 octobre 2016

Elle restait silencieuse la plupart du temps. L'enfant bavarde avait laissé place à la jeune femme meurtrie. Ce n'est pas qu'elle n'avait rien à dire. Parfois, ses lèvres s’entrouvraient et finalement, elle laissait retomber les mots au fond de sa gorge. C'était surtout qu'elle n'osait plus. Elle parlait de moins en moins, parce qu'elle craignait de blesser. Parce qu'elle ne se sentait pas encore tout à fait à sa place au milieu de ces gens. Son seul repère était Selene, celle qui avait été là depuis le début, ou presque. Mais elle lui échappait, en un sens. Elle comprenait l'amour qu'elle portait à Gabriel et qui lui portait et de fait, elle ressentait comme si elle n'avait plus besoin de la blonde maintenant que l'instituteur était près d'elle, pour le meilleur et pour le pire. Abigail s'effaçait, parfois, lorsqu'ils étaient ensemble, rassurée que sa meilleure amie soit en de si bonnes mains.

La journée l'avait quelque peu fatiguée. Elle n'était plus habituée aux longs voyages, même en voiture, et puis surtout, elle avait pensé le plus clair de son temps à s'en faire, jouant nerveusement avec ses doigts. Même lorsqu'elle fermait les yeux, il n'y avait pas de repos. La nuit était tombée. Les autres discutaient, parfois tous ensemble, parfois entre eux. Abi avait esquissé un ou deux sourires durant les conversations. La soirée avait été plutôt calme, voire même sereine étrangement. Si pour la plupart des membres du groupe ce genre d'instants se présentaient comme une pause dans la peur, Abi, elle, ne pouvait s'empêcher d'imaginer le pire, d'angoisser pour la nuit, pour demain, pour toujours. Chaque instant était un instant de tension profonde chez elle. Comme si elle ne pouvait se défaire de cette ombre derrière elle, qui l'étouffait. Elle décida de prendre l'air. Elle avait aperçu en arrivant l'échelle encore solide qui donnait sur le toit du bâtiment. C'est donc tout naturellement qu'elle se dirigea vers ce lieu, parce qu'elle était persuadée de s'y retrouver seule, un peu. Un instant. Le silence et pleurer sans qu'on puisse la voir. C'était tout ce qu'elle voulait. Son moment à elle, son désespoir pour elle toute seule et personne d'autre. Elle ne voulait pas partager.

Lorsqu'elle arriva sur le toit, elle vit aussitôt la silhouette de Will. Elle grimaça, frustrée de ne pas retrouver sa Solitude. Elle s'apprêta à repartir lorsqu'elle se décida finalement à rester. Pourquoi pas. Il n'avait pas vraiment l'air encore à l'aise dans le groupe, et la culpabilité était un point qu'ils avaient en commun. Peut-être qu'ils se comprendraient. Alors d'un pas lent et hésitant, elle s'approcha du jeune homme et s'installa à ses côtés. Elle soupira légèrement, prit son courage à deux (parce qu'elle n'avait plus l'habitude d'entamer une discussion) et déclara, sans pour autant le regarder :

« L'isolement n'est pas le meilleur moyen pour s'intégrer, tu sais. » Elle tenta un sourire. Râté. Elle avait l'air triste quand même.

Elle balançait nerveusement ses jambes dans le vide, se mordillant la lèvre, horriblement mal à l'aise. Elle se rendait à peine compte qu'elle parlait à un inconnu. Parce que c'était ce qu'il était. Un parfait inconnu. Elle avait croisé son regard, quelques fois, mais c'était ma première fois qu'elle lui adressait véritablement la parole. Qu'elle adressait véritablement la parole à quelqu'un d'autre que Breann ou Selene d'ailleurs. Ses mots la touchèrent. C'était exactement ce qu'elle sentait, ce qu'elle pensait. Entre entre. Elle acquiesça d'un signe de tête, une légère moue accrochée à ses lèvres gercées. Mais elle n'ajouta rien. Parce qu'elle se doutait qu'il savait, au fond, qu'elle était différente, que quelque chose n'allait pas. C'était celle qui ne parlait pas, fuyait les regards, avait la mâchoire crispée.

Elle osa tourner la tête vers lui à sa question. Elle eut même un bref sourire mi-amusée, mi-agacée. Pourquoi le suivrait-elle ? Elle ne le connaissait pas, et au fond, elle ne savait pas si elle avait envie de le connaître. Il était juste... là. Et peut-être qu'il était la bonne personne pour se libérer un peu. Parler à Selene était difficile. Ce n'est pas qu'elle ne l'écoutait pas ou ne l'aidait pas. Au contraire. Mais la culpabilité était encore trop vive, trop brûlante pour qu'Abigail se sente à l'aise sur ce sujet avec sa meilleure amie. C'était compliqué de lui faire comprendre à quel point elle tuerait et tuerait pour elle. De toute façon, elle n'avait jamais été bien douée avec les mots. Même avant tout ça. Même avant la fin du monde.

« Tout me tourmente. » dit-elle avec une fausse nonchalance. Se protéger. Elle ne pouvait pas s'ouvrir à quelqu'un qu'elle ne connaissait pas. Il pouvait l'utiliser contre elle. Il pouvait user de sa faiblesse pour l'anéantir, pour toucher Selene aussi, peut être. Et la mort d'Aori... Et si ce n'était pas un accident ? Et s'il faisait parti du groupe de Jonah et qu'il était le Cheval de Troie ? Et si... Son cœur semblait vouloir sortir de sa poitrine, l'angoisse l'envahit. Elle doutait, à présent. Tout son corps se raidit et presque inconsciemment elle se décala de quelques centimètres.

« Et toi ? Qu'est-ce que tu fais ici ? » En réalité, sa question était à double sens. « Ici » signifiait surtout « avec nous ». Sa voix était devenue plus terne, plus sombre. Elle le regardait, les sourcils légèrement froncés, prête à étudier chaque geste, chaque regard, chaque parole. Une seule erreur, et elle serait capable de le pousser en bas. Un seul mot de travers, une seule hésitation, et sa présence parmi eux était terminée. Elle n'hésiterai pas à l'éliminer si elle sentait qu'il était un danger. Ou même si elle en doutait une seule seconde. Elle
ne prendrait aucun risque.
« Pourquoi t'es là ? » insista la jeune femme, le toisant du regard un instant. Il avait l'épée de Damoclès au dessus de la tête et il le savait. Il n'y avait pas de doutes. En quelques secondes, le tension était palpable et Abigail ne faisait rien pour la faire redescendre. Au contraire. Les yeux rivés sur William (elle n'avait osé vraiment le regarder, le voir, qu'à partir du moment où elle avait voulu le jauger réellement).