Ah ça, il n'y avait pas à chercher. Kasper n'avait pas la moindre ombre d'envie de sortir du camp, d'aller se montrer utile en participant à cette foutue mission de ravitaillement. C'était même pas comme si on lui avait laissé le choix. On lui avait passé un bras derrière l'épaule et hop, direction la sortie. Le danois ne pouvait pas s'empêcher de se sentir comme un chien forcé de sortir de son panier pour aller se trimballer sous la pluie glaciale. Y avait des bons côtés ; il pourrait prendre l'air, voir du paysage. Sauf que depuis qu'ils étaient partis, la liste des points négatifs ne semblait pas vouloir se terminer. Il y avait un argument majeur qui suffisait au blond pour se crisper, serrer son poing contre le manche de son maillet : il pourrait crever. Tout ça parce que deux abrutis d'hispaniques avaient dû trouver intelligent à un moment de l'emmener avec eux. C'est clair qu'il avait l'air ravi, il suffisait de la voir sur la banquette arrière de cette voiture, constater avec un regard profondément désespéré les immeubles s'éloigner et laisser place à un peu plus de verdure. Tout ça pour aller chercher des conserves ou quelque chose du genre. Sincèrement, il préférerait encore faire un élevage de lapins dans un coin de sa chambre, devoir les dépecer à mains nues et les faire rôtir vivants plutôt que de participer à ces sorties.

Putain, ce que ça faisait chier.

Il soupira un peu plus bruyamment cette fois, quoique le geste fut perturbé par un soudain écart sur la route. De quoi rappeler l'utilité de la ceinture de sécurité qu'il était probablement le seul à avoir mise. « On vient pas de heurter un truc de vivant hein ? » Il fronça les sourcils, essayant de trouver le regard du conducteur dans le rétroviseur central. Il crut y déceler un certain amusement qui le motiva à ne pas chercher plus loin. Au moins, il se préparait psychologiquement. Ce serait certainement trop beau, et bien trop irréalisable que le terrain soit totalement dégagé et qu'ils puissent rentrer au camp avec des provisions, et sans avoir croisé une âme qui vive à l'extérieur. Enfin, qui vive. Les quelques esprits savants du camp étaient partis dans de grandes théories comme quoi les cerveaux des cadavres ambulants étaient un mix plus très frais entre de la pourriture et un éclat de conscience. Comme le serait un cerveau d'adolescent abruti par les jeux vidéos en fait. Mort, mais pas trop. Juste assez réactif pour connaître ses besoins primaires.

« J'ai jamais tué de mort-vivant, j'compte pas tout à fait commencer aujourd'hui. Il est jamais trop tard pour retourner me déposer au camp hein. Ce serait tout à fait dans votre intérêt. » Ca ne l'avait jamais ennuyé d'être aussi strict sur son rapport avec le fait de donner la mort. Il était allé se réfugier parmi les humains, ce n'était pas pour aller faire des dégâts quand il mettait le pied dehors. Les gars l'avaient embarqué, autant les prévenir ce à quoi ils allaient avoir droit. S'ils avaient de la compagnie, il se mettrait à courir, ou resterait planqué dans la voiture. Pas d'autres alternatives possibles. Pas pour lui.

"Bache izquierda !" J'm'exclame, la main droite solidement accrochée à la poignée du plafond. La gueule soudainement fendue d'un sourire béa, quand la caisse r'bondit dans un gros écart, bouscule les corps sans ménagements, j'me mets à rire sans complexe. "Podría conducir, si se pretende hacer tenemos un accidente. Nos hará un ataque al corazón, esta estafa." Mes heures de conduite n'sont pas si loin, mais faut croire que renverser c'te foutue moto m'aura enfermé à jamais dans la case de danger public. J'roule des yeux, sans perdre l'enthousiasme qui m'papillonne le ventre. J'ai pas eu à insister pour emmener l'autre gringo en balade. J'sais qu'on va s'taper d'bonnes barres avec ce cas social. Se moquer gentiment, l'faire chier dans son froc au moindre grognement. C'est d'ailleurs déjà assez drôle de se confier au chilien en espagnol, comme pour mieux travailler le sentiment d'malaise de l'autre.

Sans être encombré d'une ceinture inutile, j'me tourne complètement vers Kasper, enveloppe l'appui-tête d'un bras. "C'était pas exactement vivant, nan, t'en fais pas." Un mensonge appuyé d'une petite grimace désolée. Il peut bien être de dix ans mon aîné, ça n'pourra jouer qu'en sa défaveur. C'n'est pas vraiment méchant d'toutes façons, hein ? Juste un jeu.

"Jamais ?!" Sincèrement surpris, j'donne un ptit coup d'coude au conducteur au cas où il soit trop concentré sur la route pour profiter d'ces confessions. L'pauvre s'rend pas compte à quel point il s'enfonce en avouant des trucs comme ça. "On va t'envoyer au kaspipe, alors." Tout fier, j'me marre à m'en s'couer les épaules, donne une autre tape sur celle du chilien pour m'assurer son soutien. J'me calme en toisant l'autre et ses airs tout confus. Ou blasés. Je n'sais pas trop. Un peu plus de sérieux dans la voix, j'poursuis, "C'est rien qu'une petite sortie, ça peut pas t'faire de mal. Et puis c'trop tard pour te ramener, le supermarché est plus très loin." J'me réinstalle à peu près correctement dans le siège passager, en bon copilote. "Prochaine à droite, et puis à gauche sur la Luther King Jr, chef." Trop vitaminé, probablement pas les quelques filets d'soleil qui parviennent à percer et l'printemps qui pointe le bout d'son nez, j'souffle un bon coup, déplie le miroir au dessus de ma tête et reprends la conversation avec le reflet du danois, comme si de rien n'était, "T'sais, on va pas t'abandonner en pleine horde." C'est vrai, pour le coup. Va falloir que Kasper ait un minimum confiance en nous pour n'pas faire de connerie. Même si on l'taquine, même si on joue avec ses nerfs de pucelle, il n'sera pas question de perdre quelqu'un par faute d'attention ou par provocation. "Mais dis moi, comment t'as fait pour survivre jusque là sans en buter un seul ?" La question aussi est sincère. J'ai beau retourner l'problème dans tous les sens, impossible d'y trouver une solution tangible. Ce mec ne peut pas avoir autant de chance.

* Nid-de-poule à gauche !
** J'aurais pu conduire, si c'est pour que tu nous fasses un accident. Tu vas faire faire une crise cardiaque à l'autre con.