Le mercenaire regarda un instant dans le rétroviseur de la jeep pour observer la fratrie avant de jeter un coup d’œil en direction de Donovan, à sa droite. Récupérant le cigare coincé entre ses dents, Alec passa le bras par la fenêtre ouverte pour en jeter la cendre. Il roulait à une allure relativement faible et pourtant, la fraîcheur produite par le courant d’air suffit à lui mordre la chair à travers l’épais pull noir militaire qu’il portait ce jour-là. L’hiver avait été frais jusqu’à présent et mars avait à peine rendu la saison plus clémente. Cela faisait à présent un peu plus de trois mois que Mrs Chambers, le docteur Davis et lui avaient mis en place leur petit arrangement pour reprendre les rennes du camp des mains du sénateur suite au décès du Colonel Norwood. Un peu plus de trois mois, qu’il avait hérité des fonctions et des responsabilités de ce dernier. Des responsabilités, il en avait tout un tas désormais. Ne pas laisser Chambers prendre des bonnes décisions de merde était la première. Jensen n’avait nullement l’intention de réitérer les erreurs de son prédécesseur, suffisamment idéaliste pour croire que ce politicard était réellement en mesure de diriger. Heureusement pour lui, ils étaient trois à avoir la même principale responsabilité désormais, ce qui facilitait grandement les choses, il fallait bien l’avouer. Le plus compliqué dans ce jeu de dupe, c’était encore de maintenir les apparences auprès des dupés. Les autres, qu’ils soient civils, scientifiques, ou militaires, comme Donnie. Ou nouveaux, comme les deux frangins assis à l’arrière du 4x4.

- J’suppose que Wallace vous a déjà parlé de la muraille ? demanda-t-il pour briser le silence, le regard levé vers le rétro, après avoir pris une bouffée sur son cigare. La muraille, le mur, la barricade, la barrière... Peu importe comment on l’appelait, ce machin-là avait pris des mois a être construit. Et on commençait à discerner la construction au bout de la route. Elle n’avait rien de la Grande muraille chinoise mais au moins, elle faisait son taff correctement : empêcher les infectés de venir s’aventurer trop au sud. C’est le seul checkpoint, enchaîna Jensen, sa première question se voulant rhétorique, donc si vous devez aller au nord, c’est par là que vous devrez passer. Ralentissant l’allure à mesure qu’ils approchaient, Alec passa un bout de tête par la fenêtre pour que ses hommes voit qu’il s’agissait de lui et commencent à ouvrir la grille.

Ça, c’était une autre de ses responsabilités. Non, pas faire le tour du propriétaire aux nouveaux venus non. Voir de quoi ils étaient capables en revanche, oui. Alec avait besoin de voir ce que les Rogers avaient dans le ventre. Les frères devaient forcément être en mesure de se débrouiller, ça oui. À moins qu’ils aient été protégés par des types comme lui, Jensen doutait que des bras cassés – comme certains habitants du camp – aient pu survivre aussi longtemps dehors. La question maintenant était de savoir si oui ou non ils étaient capables de suivre des ordres et de travailler en équipe. Qu’il sache s’ils pouvaient être envoyés à l’extérieur en ravitaillements, ou autre, ou s’il valait mieux les laissaient à l’intérieur du fort à s’occuper des cultures.

- I heard you’re country boys, right ? Le terme n’était pas péjoratif pour un sou. En tout cas, dans sa bouche. Entre les Rogers et Jensen, c’était certainement lui le white trash, même si depuis son adolescence, le paramilitaire avait réussi à s’extirper de sa condition. Dans une certaine mesure. Alec n’avait donc aucun mauvais à priori sur la fratrie, comme il n’en avait eu aucun pour Donnie avec qui il partageait un background similaire. Bien au contraire. Les gars comme eux, les Rogers, étaient généralement travailleurs, volontaires, respectueux et de bonne nature, bien loin donc du cliché de l’abruti de redneck que l’on dépeignait à la télévision. Si ils étaient fidèles à ça, il n’y avait aucune raison pour que ça se passe mal. Comment c’était chez vous ? demanda l’homme, alors que le quatuor passait le mur et que le véhicule accélérait.

Depuis quand est-ce qu’on était rendu ici ? C’était une grande question. Pas longtemps, c’était une certitude, mais au final, je m’en fichais un peu. Tant que j’étais avec mon bro, c’était tout ce qui comptait. Je n’avais jusqu’à présent pas retenu le prénom de grand monde, mais il faut dire que je n’avais jamais été doué pour ça. Ce matin, je ne sais même plus trop comment, j’avais appris qu’on aller dehors avec le chef des militaires. L’idée était réjouissante, j’aimais être dehors c’était une certitude et puis j’aurais Jason avec moi comme toujours et rien que pour ça, je ne m’inquiétais pas de la suite des évènements.

Être assis à l’arrière d’un véhicule motorisé, avec mon frère à côté de moi, c’était comme un voyage au pays des souvenirs. Je ne me rappelais même pas depuis combien de temps on n’avait pas été ensemble dans une situation comme ça. Déjà, cela remontait à la mort de Papa et puis même, de son vivant, on passait plus de temps à dos de canasson que dans une voiture et pourtant il y avait un pick-up, il roulait tous les trente-six du mois quoi. Si la situation avait été moins craignos, j’aurais sans doute était en train de me chamailler avec mon petit frère. Le jeu typique de qui tape le plus fort dans l’épaule de l’autre? J’aurais sans doute perdu, mais ça passait le temps. Finalement, Alec prit la parole m’empêchant de mettre en péril notre crédibilité, du moins pour le moment. J’étais en train de lisser ma moustache d’un geste monotone. C’était une chose que je faisais sans vraiment m’en rendre compte et qui d’après Jason me donnait un air un peu pervers.

- Copy that.

J’avais répondu simplement, je ne voyais pas quoi dire de plus, je sentais bien que c’était plus une information à retenir qu’autre chose. En tout cas, je devais bien faire comprendre que j’avais enregistré. J’étais peut-être légèrement con sur les bords, mais au moins, je savais prendre en compte ce qu’on me disait. J’avais envie de faire grande impression aujourd’hui, parce que non pas que je me serais sentie mal en restant dans le camp, mais dérouiller des trucs ça faisait quand même du bien des fois. La remarque de Donovan me rappela vaguement une série que ma fille regardait, mais la télé et moi c’était loin d’être une grande histoire d’amour alors j’étais bien incapable de rebondir dessus. Heureusement pour moi ce n’était qu’un détail puisque déjà de nouvelles questions arrivèrent.

- Kansas, mais c’est presque pareil. On avait un ranch et on élevait des bovins. J’ai su monter à cheval avant de savoir écrire et m’occuper de la maison avant de savoir conduire.

C’était peut-être légèrement exagéré, mais en soi, cela n’était pas foncièrement faux. J’avais eu mon permis avec un peu de retard vis-à-vis de mon âge, mais en même temps avec un cheval on pouvait faire tout autant de chose ou presque. Alors, pourquoi gaspiller du temps et se faire chier à le passer. Enfin, c’était ma mère qui avait fini par me convaincre en me disant que Ruby serait bien plus impressionné si je pouvais l’emmener quelques parts avec un vrai véhicule. Je passais d’un geste un peu songeur mon pouce sur le tatouage que j’avais à l’annulaire. Ce nom évoquera toujours quelque chose pour moi et jamais je ne pourrais visiblement penser à elle sans avoir un pincement au cœur.

J’entendais alors la chanson qu’était en train de chantonner Donovan et je ne pus m’empêcher de porter une main à ma poche pour en sortir mon vieil harmonica. Hors de question de jouer du moins pas avant d’avoir eu un feu vert.

- Si tu continues de chanter, je vais me sentir obligé de t’accompagner.

J’affichais un petit sourire en coin. Cette chanson je l’avais déjà entendu, je ne savais pas trop où, mais les cassettes de country c’était des choses qui avaient toujours été présentes dans ma vie, papa en avait des tas. J’agitais devant moi l’objet que j’avais entre les mains pour qu’il puisse le voir. Avec Jason on avait presque de quoi monter un groupe de country avec les instruments qu’on avait avec nous, mais on n’avait pas encore eu l’occasion d’en profiter ce qui arriverait sans doute un jour.

Jason n'était pas franchement le plus emballé du monde par le fait d'être installé à l'arrière d'une voiture. S'il pouvait énoncer ses préférences, il aurait sans hésitation porté son dévolu sur sa moto, ou encore mieux, sur un cheval. Le sien, tant qu'à faire. Néanmoins, il n'en était évidemment pas question actuellement, puisqu'ils étaient en pleine expédition en petit groupe, à quatre plus précisément. C'était une situation assez inédite, puisque les deux frères avaient l'habitude de n'être que tous les deux depuis le début de l'épidémie.
Le blond ne savait pas exactement de quoi il était question. Si on lui avait énoncé le programme, il l'avait oublié. L'important, c'était qu'il y avait de l'action à l'horizon, et cela suffisait à éclipser son humeur bougonne. Il observait le paysage qui défilait par la fenêtre, notamment lorsque le conducteur leur désigna un mur, celui dont on leur avait effectivement déjà parlé et qui servait à gérer les masses de rôdeurs. Il opina légèrement de la tête en guise de réponse, après tout il ne s'était pas intéressé de près à la question. Savoir qu'ils étaient en sécurité dans le camp lui suffisait.

Puisqu'ils semblaient avoir encore un bout de chemin à faire, ce fut naturellement le moment de faire la conversation. Ils étaient les nouveaux venus, et ce n'était donc guère étonnant qu'ils aient à en passer par là. C'étaient somme toute des questions classiques, comment vivaient-ils avant tout ça, d'où venaient-ils... Il n'eut pas à répondre immédiatement, puisque Merl s'en chargea. La question sur le Texas lui avait d'ailleurs tiré un sourire. C'était tellement facile et tellement cliché... D'un autre côté, il fallait tout de même avouer que ça aurait pu être le cas. Jason jeta un regard à son frère pour compléter ses dires. À son goût, il avait un peu oublié l'essentiel en ne mentionnant que le bétail de leur élevage.

« On élevait des chevaux, aussi. Faudrait voir pas l'oublier. C'était une super vie, avec les grands espaces et les bêtes. T'as jamais expérimenté la liberté tant que t'as pas connu ça.

Le jeune homme avait l'air parfaitement convaincu de ce qu'il disait. De plus, c'était clairement la partie de sa vie d'avant qu'il prisait le plus. Bien entendu, il aimait également élever le bétail, mais c'était incomparable avec l'expérience de l'élevage de chevaux. Il retint un soupir en jetant un regard par la fenêtre. À chaque fois, cela le faisait repenser à Harley, et il espérait qu'il allait bien, qu'il vivait libre quelque part et qu'il s'en sortait. Il en était malade tant son cheval lui manquait, et le mieux pour lui était encore de tâcher d'oublier. Heureusement, il y eut une distraction bienvenue lorsque son frère proposa d'accompagner Donovan à l'harmonica. Il se tourna vers Merl avec une moue lourde de sens.

- Frangin, tu sais que les solos d'harmonica c'est pas trop mon truc. Ça m'ferai mal de devoir te l'faire bouffer, et pas nécessairement par la bouche si tu vois l'genre.

En réalité, il n'avait pas réellement une dent contre l'harmonica. Mais il préférait lorsque cela faisait partie d'un ensemble d'instruments... ou qu'il s'agissait de camper au coin d'un feu, avec la viande à griller, les marshmallows et tout le tremblement. Cela leur était arrivé une paire de fois au cours de leur vie, lorsqu'ils partaient avec leurs hommes pour emmener leur bétail paître plus loin dans les grandes plaines. On aurait alors pu croire qu'ils vivaient le parfait cliché des cow-boys, leurs chevaux broutant plus loin tandis qu'ils mangeaient adossés à leurs selles, avec le soleil couchant en arrière-plan. C'était du vécu, pendant la saison chaude. Avec un soupir, il se passa machinalement une main dans les cheveux avant d'interroger les militaires.

- C'est quoi le programme exactement ? »

Jason avait définitivement besoin de se dégourdir les jambes, de se défouler un peu. De penser à autre chose... ou de ne pas penser du tout. L'action était sans doute le meilleur exutoire. À l'air libre avec son frère, il n'aurait sans doute pas ressassé de pensées sensibles.