- Ils sont surtout armés, ajouta Kaycee à ses copains, alors qu’ils épiaient deux étrangers à distance. Un peu plus loin, Declan et Loyd venaient d’entrer dans une ancienne boutique. Le fusil à pompe du second n’avait pas échappé à l’œil de l’adolescente. Ni à quiconque.

Elle échangea un regard avec Roxanne puis pinça les lèvres, songeuse. Ils avaient faim, n’ayant rien mangé de conséquent depuis quelques jours. Les insectes, ce n'était pas suffisant. C’était un fait et ces deux-là pouvaient leur assurer un repas. Leurs démarches ne les montraient pas affaiblis et ils avaient des sacs avec eux. Et donc probablement quelques ressources. Mais ils ne paraissaient pas vraiment avenants : costauds, barbus, ils étaient même un chouia effrayants. Tout du moins si on s’en tenait aux bons vieux clichés d’antan.

Rapidement l’idée d’amadouer les deux gaillards se dessina. Ils évoquèrent rapidement la possibilité d’envoyer Lucy en appât pour les attirer dans un piège. C’était le scenario précis qui avait emmené les quatre compères à se rencontrer. Mais le profil des deux types, tout comme l’arme qu’ils possédaient les forçaient à tenter leur chance avec un peu plus de subtilité. Et de patience.

- Vous attendez notre signal pour intervenir, ok ? Répéta Kaycee alors qu’elle s’apprêtait à s’éclipser en compagnie de la plus jeune de la bande. Et vous faites pas repérer ! Elle interrogea du regard Roxanne et Lee pour obtenir leurs accords.

Dans un hochement de tête, elle entraina Lucy avec elle. Les deux filles avaient récupéré le sac à dos qu’ils avaient emporté pour la journée. Depuis quelques jours déjà, la joyeuse bande d’adolescents avait élu domicile sur l’épave d’un bateau, un peu plus au sud. Il était trop tôt encore pour eux pour réaliser tous les bienfaits de la sédentarité. Ça viendrait.

- Ça te dit de passer pour ma sœur ? Tu t’appelles Karen, ajouta la jeune fille dans un sourire amusé. Elle ne se sentait pas angoissée. Même plutôt excitée. Parce qu’elles n’avaient rien à se faire voler. Puis qu’elle avait confiance et ses deux amis pour protéger ses arrières. Si jamais les inconnus décidaient de les malmener. C’était pourtant un des premières fois qu’elle faisait ça. Elle n’en avait jamais vraiment eu le cran à l’époque, quand elle vivotait seulement avec Hannah et Roxanne. Mais la première n’était plus là, et Lee avait redonné un peu de peps à leurs ambitions !
- Et toi Sheila ! Rétorqua la fillette, en affichant un sourire taquin.

Quelques secondes plus tard, les deux « sœurs » marchaient devant la boutique où les hommes étaient entrés. L’idée était qu’ils viennent eux vers elles. Comment pourraient-ils ensuite se douter du traquenard qui les attendait ? Kaycee avait pris Lucy par sa main gauche, la droite tenant son éternelle batte de baseball. Malgré leurs dégaines de clochardes, elles ressemblaient à deux gamines paumées et inoffensives. Gentilles quoi.

Il faisait froid oui, mais les deux gamines ne pensaient pas à ça. C’était comme la faim, la saleté ou l’inconfort en général : on s’y accommodait. Dans une certaine mesure du moins… Puis elles étaient couvertes également. Kaycee portait un bonnet sur ses cheveux coupés au carré, encadrant ainsi son visage de première de la classe que lui donnaient ses lunettes. Ainsi qu’un blouson sali avec une capuche moumoutte. Lucy avait un peu le même look. Les lunettes en moins et les taches de rousseur en plus. On pouvait les prendre aisément pour des sœurs. Elles avaient les mêmes yeux bleus perçants.

La blonde se retourna vers les types quand ils les apostrophèrent depuis l’intérieur de la boutique, alors qu’elles passaient juste devant. Elles feignirent la surprise, écarquillèrent les yeux et échangèrent un regard. Le sentiment d’appréhension qui les enveloppa alors n’était pas simulé. De près, les deux hommes étaient encore plus imposants. Ils ne se montrèrent pas agressifs cependant et les gamines n’eurent pas le canon du fusil pointé sur elles. Ouf. Kaycee maintint toutefois sa batte fermement dans sa main.

La plus jeune acquiesça à la question de Loyd avant de regarder ce dernier s’éloigner dans la boutique pour bloquer le second accès.

- On veut pas d’embrouille, dit Kaycee sur la défensive. Un discours qui valait pour chaque rencontre qu’elle faisait. Elle l’avait affirmé à Lee, à Morgan, à Caleb, à Hadley. Parfois un vain. Toujours sincère néanmoins. Enfin presque, pour cette fois. Ignorez-nous…

Mais de toute évidence, les inconnus ne s’en contenteraient pas. Et tant mieux ! L’un des types les invita à entrer et s’assit sur le comptoir du magasin. L’adolescente balaya l’endroit du regard, cherchant naturellement des planques ou des issues. Elle resta d’abord près de la sortie, toujours sur ses gardes.

- Vous avez à manger ? Demanda alors Lucy d’une petite voix soumise. Elle pinça les lèvres et baissa les yeux. On chercher à manger… La blondinette la regarda. Cette môme avait un talent fou pour berner les gens. Quelle peste en herbe ! Lee pouvait être fier d’elle.
- On est toutes seules, oui, précisa Kaycee à la suite. Elle planta ses yeux dans ceux de Declan. Du moins en donna-t-elle l’impression, puisqu’elle se concentra au contraire sur son front. Au cours de ces derniers mois, elle avait travaillé le mensonge. Hannah en était experte, elle avait partagé son savoir. Sa copine s’était donc sacrément améliorée. Regarder les gens dans les yeux était important. C’est difficile alors… on a faim… mais on veut pas vous embêter… Ou donner l’impression de mendier.

Elle dévisagea le bonhomme. Du moins ce qu’elle pouvait en voir sous son attirail hivernal. Elle remarqua la batte. Ils avaient ça en commun. Il pensait certainement la manier bien mieux qu’elle. Tous les adultes pensaient être nettement plus efficaces et adroits qu’eux. Ça restait pourtant à prouver.

Kaycee ne fut pas longues à déterminer que Declan et son ami étaient des adultes lambda. Ce qui pour elle voulait dire qu’ils n’étaient pas capables de voir plus loin que le bout de leur nez. Pas méchants probablement, encore que cela restait à prouver, mais peu éclairés. Ils les traitèrent en effet comme des incapables. C’en était finalement devenu tellement prévisible. Parce qu’elles étaient dehors et qu’elles étaient jeunes, elles allaient attirer les rôdeurs plus que d’autres ?

- On n’est pas perdues… rectifia Lucy, d’une voix toujours intimidée, à la remarque de Loyd tout en lui jetant un regard perplexe. Kaycee ajouta :
- On vient du nord, autour de Montlake. Ce qui était une vérité. L’art du mensonge était de lier ces derniers avec des données véridiques autant que possible. On… cherche des amis. Ils s’étaient réfugiés dans un lycée par ici, au début de l’épidémie… Elle parlait évidemment du lycée Garfield et du refuge d’Emerald Freedom. Son lycée à elle…

Ses yeux s’étaient posés sur le type qui revenait du fond de la boutique et elle avait senti sa méfiance. Et la façon dont il tenait maintenant son fusil. Elle devait les rassurer. Cela sembla fonctionner car l’homme du comptoir sortit des conserves de son sac. Les yeux des deux gamines brillèrent. Pour de vrai ! Elles étaient réellement affamées ! Et si ces inconnus leur offraient ceci sans broncher, c’était qu’il en possédait bien davantage… Pourtant alors que Kaycee avait amorcé un mouvement pour s’approcher de lui et s’emparer des pêches au sirop, Declan remit les points sur les I. Sa menace fit mouche et les deux filles se crispèrent. L’adolescente le regarda les yeux écarquillés. Pas de doute, piller ces deux gars ne serait pas aisé ! Elle resta scotchée jusqu’à ce que le barbu lui donne les conserves.

- Merci, souffla-t-elle, avant d’échanger un regard avec Lucy et de défaire le sac à dos qu’elle portait, pour y enfouir les précieuses pêches au sirop. Elles en gardèrent une que Kaycee s’empressa d’ouvrir. La plus jeune les remercia aussi. On les mange froides, c’est bien aussi, répondit-elle à son interlocuteur, tout en attrapant les premiers fruits avec ses doigts. Elles avaient tellement besoin de se requinquer ! Les conserves non réchaufées, la plupart du temps, ça passait. C’était quand ils trouvaient des pâtes ou du riz qu’il était indispensable de les cuire. Alors ils rationnaient les cartouches de camping-gaz qu’ils avaient pour ce genre d’occasions. Vous êtes sûrs qu’il vous en reste assez pour vous, on ne veut pas… vous priver.

Cette phrase avait pour but de leur assurer qu’elles ne leur voulaient aucun préjudice. Qu’elles se souciaient de leur bien-être et des réserves qu’ils possédaient. Les gens étaient sensibles à l’empathie. Elle-même appréciait d’ailleurs la générosité spontanée de ce type. Elle continua à manger pendant quelques secondes, avant qu’il ne reste rien de la conserve qu’elles avaient entamée. Cet intermède avait certainement fait baisser la garde des hommes. La blonde releva les yeux vers eux.

- Par rapport à ce que vous avez dit tout à l’heure… La crainte du mauvais coup, les menaces, tout ça. Vous avez souvent été… agressés ? Leur demanda-t-elle alors en les regardant chacun tour à tour. Il ne pouvait en être autrement pour qu’ils se montrent à ce point sur leur garde, face à deux gamines qu’ils avaient eux-mêmes interpelées.