Cette communauté était toujours aussi épuisante, et toujours aussi agaçante. Passé encore toutes les choses qu’il y avait à faire pour elle, tant qu’il s’agissait de se rendre loin d’eux pour du ravitaillement, ou tout simplement pour jouer les éclaireurs avisés. C’était bien l’une des choses qui l’arrangeaient le plus. Mais devoir supporter pendant plusieurs heures une personne, à l’intérieur, et l’écouter geindre de son quotidien ou de tout autre chose complètement inintéressant, Kareem pouvait entrevoir une certaine vision de l’enfer. Ce fut à ça qu’il dut occuper sa matinée, en compagnie de Frederik. Et comme souvent avec lui, s’échiner à le brosser dans le sens du poil et à lui sourire, fut aussi éprouvant que l’idée même d’avoir à le supporter plus que quelques heures.

Là où il se trouvait chanceux, ce fut de ne pas avoir supporté quelqu’un d’autre que Frederik. Elena par exemple, et sa semaine entière aurait été fichu. Il se demandait souvent quand est-ce qu’elle ferait une faveur à tout le monde en se perdant très loin d’ici pour ne jamais revenir. Probablement pas demain, puisqu’elle devait gérer ce groupe et qu’elle se faisait une joie de lui gâcher sa journée rien qu’en s’immisçant dans ses pensées. Est-ce qu’il y avait pire qu’Elena ? En prenant le large, Kareem n’eut pas besoin de chercher très loin dans sa tête pour savoir qui il méprisait bien davantage que la grecque.

Et d’ailleurs, il n’eut aucun mal à lui tomber dessus en essayant de trouver un coin tranquille ! Comme si le karma tentait de lui faire passer un message, plutôt clair en l’occurrence. Mais non. Il n’était pas question qu’il tente de supporter cette épreuve avec le sourire. Lorsque ses yeux sombres se fixèrent sur un Ludwig en train de s’amuser comme un enfant de cinq ans à faire des dessins, ça ne lui arracha aucun sourire attendri, juste un soupir clairement agacé de devoir supporter cette image. Parce que dans son esprit, un Norvégien qui n’en branlait pas une, c’était déjà coton. Mais un norvégien qui jouait les enfants pour faire des gribouillis sur un carnet à trente-cinq ans passés !

« Tu n’as pas l’impression que tu n’es utile à personne ici et qu’il y a des choses à faire ailleurs ? » Demanda-t-il finalement de but en blanc en scrutant le rouquin avec le même mépris qui le caractérisait tant lorsqu’il s’agissait de lui.

Ludwig aurait pu faire la même remarque pour lui. Après tout, il était ici, non ? Oui. Mais lui venait de passer une matinée éprouvante, et vu l’air décontracté du libraire, il n’en était probablement rien de lui.

Devait-il s’étonner de l’absence de réaction de la part du norvégien ? Kareem poussa un long et bruyant soupir agacé, frustré de ne pas avoir de répondant. Mais à quoi s’attendait-il, au fond ? A ce qu’une paire de couilles lui pousse dans la nuit, et qu’il se découvre soudainement du courage ? C’était grotesque, et il en avait conscience. Cependant, piétiner quelqu’un déjà semblable à un paillasson, ça n’était même plus si amusant. Serrant la mâchoire, voir le rouquin se lever pour rassembler ses affaires lui donna presque l’impression qu’une conversation allait s’engager.

Mais non. Rien.

« Ou est-ce que tu vas comme ça ? » Grogna-t-il sèchement en fronçant les sourcils.

Difficile de savoir si tout ça l’énervait ou l’excitait. Parce que c’était à s’y méprendre : Ludwig était en train de lui manquer cruellement de respect. Il faisait même preuve d’une certaine insolence, d’une confiance en lui, qu’il crevait d’envie de tuer dans l’œuf. Sans rire ! Ce type parvenait à susciter chez lui un torrent de haine, de mépris, voire de dégoût.

« Tu sais que c’est parfaitement mal poli de ne pas répondre quand on te parle ? » Fit-il en s’interposant devant Ludwig. Ils devaient faire pas loin de la même taille, à peu près la même silhouette élancée également. Pourtant, rien d’autres physiquement aurait pu les rapprocher. Parce que Kareem savait qu’il avait un charme fou, une allure, un charisme dont le norvégien était privé. Et en tant que victime toute trouvée, il valait mieux s’écraser : « Je t’ai posé une question. » Souffla-t-il.

La proximité entre eux, lui permit de poser une main sur son épaule, pour attirer son attention. Son regard le défia de relever les yeux cependant. Il ne s’attendait pas à lire quoi que ce soit dans les pupilles du rouquin, ni même à ce qu’il cherche à lui tenir tête. Il avait probablement rassemblé ce qu’il avait de courage en se levant pour partir, mais croire qu’il l’aurait belle aussi facilement était naïf :

« La moindre des choses, c’est de me répondre. » Susurra-t-il en fronçant les sourcils, appuyant d’un air méprisant son propos.

Il n’y eut qu’un bref instant où leur regard se croisèrent, avant que Ludwig ne baisse les yeux à nouveau pour s’écraser dans la foulée. Prévisible. Kareem eut presque envie de soupirer, de pester, devant ce semblant d’audace inutile, qui lui donnait envie de le secouer. Pourquoi le détestait-il autant ? Il était tout bonnement incapable de se figurer les raisons de cette haine, mais c’était aussi palpable qu’évident chez lui. Rare était les personnes à avoir subi son mépris avec autant de sincérité.

Est-ce qu’il s’en voulait ? Pas vraiment non plus. La culpabilité n’avait de toute façon jamais été le fort de Kareem, un trait propre à la majorité des psychopathes. Et si lui n’en était pas un diagnostiqué officiellement, il s’en rapprochait grandement. Derrière son œillade sombre se cachait un esprit tordu, qui usait et abusait de ses compétences pour obtenir, prendre, faire céder, ou canaliser sa propre frustration. Et après une journée aussi éprouvante, l’émirien était clairement sur les dents.

« Quelle bonne initiative, oui. » Concéda-t-il froidement à Ludwig, qui se dégagea de sa prise pour essayer de prendre la tangeante.

Mais Kareem n’en avait pas fini avec ses provocations, tout en sachant pertinemment que le norvégien ne ferait probablement rien pour lui répondre ; Frustrant ? Un peu ; Décourageant ? Peut-être. Mais c’était omettre le fait que le négociateur pouvait être une sacrée tête de con lorsque ça lui prenait, et que si ses nerfs ne se relâchaient pas très vite, tout ça deviendrait bien plus violent pour quelqu’un d’autres dans la foulée. Mieux valait Ludwig, peut-être

« Initiative que tu aurais dû avoir il y a de ça bien longtemps, tu ne crois pas ? » Constata-t-il en fronçant les sourcils, l’alpaguant alors qu’il lui tournait le dos et qu’il était sur le point de s’esquiver pour de bon. Ça ne faisait pas mouche… Peut-être que ce qu’il avait en tête viendrait lui hérisser le poil, tiens : « Est-ce que c’est possible d’être aussi ingrat ? » Demanda-t-il bien fort. « Et dépendant ? Inutile ? » Reprit-il dans la continuité.

Pour l’instant, il avait l’impression de n’enfoncer que des portes ouvertes.

« Je ne sais pas comment fait cette communauté pour tenir avec des grands enfants comme toi qui se font entretenir ; Quoique je devrais être impressionné : être capable de faire illusion aussi longtemps pour survivre, c’est incroyable. J’applaudirais presque la prestation. » Commenta-t-il, en s’exécutant.

Et lentement, méthodiquement, avec un cynisme assumé, Kareem applaudit pour de bon.