Comme s’il pouvait sérieusement le laisser s’en tirer. Comme s’il n’avait pas une réputation d’emmerdeur à tenir. Kareem fronça les sourcils, restant dans sa provocation gratuite, en fixant le norvégien en train d’essayer de mettre des kilomètres entre eux. Il n’y eut qu’une phrase pour venir le piquer – dans sa fierté, ou ailleurs, qu’importait ! l’essentiel étant qu’il y ait une réaction, enfin ! Après tous ces efforts pour le faire vivement réagir.

« Pourquoi je te juge ? » Répéta Kareem, en feintant la surprise. Il osait poser la question ? Alors que ça n’était même pas la bonne. Mieux valait savoir pourquoi il le détestait aussi viscéralement. Sauf que là, l’émirien était bien incapable de répondre sincèrement. Sans doute parce qu’il n’avait pas fouillé en lui-même pour comprendre : « Je parlerais surtout de constatation. » Argua-t-il. « Je constate que tu ne fais pas grand-chose quand d’autres font ta part. »

Et il n’eut pas besoin de plus pour appuyer son propos. Sa besace pleine de dessins d’enfants de trois ans attestés de ce qu’il disait de toute façon, et qu’il le vive bien ou non, c’était un fait ; Alors, certes, Ludwig avait autant le droit que les autres de prendre une pause de temps à autre, et il n’était personne pour s’en plaindre. Sauf qu’il s’agissait de Kareem, et pour trouver des prétextes fumeux pour faire chier son monde, il était bien loin d’être le dernier :

« Oh, alors je ne fais pas partie de cette communauté ? » Fit-il mine de s’offusquer, en plaçant une main contre son thorax comme s’il manquait de souffle. « Je n’ai donc rien le droit de te dire ? »

Un sourire carnassier plus tard, ce pauvre Ludwig devait se rendre compte qu’il avait tendu une perche trop grosse pour ne pas être saisi. Et qu’il aurait en effet mieux valu qu’il s’éloigne en katimini pour se faire oublier, quitte à frustrer l’émirien. Maintenant qu’il avait répondu à ses offensives mesquines, il était trop tard. Le voilà pris dans ses filets :

« Il y a un passe-droit pour parler à monsieur ? Une personne à qui s’adresser d’un prime abord pour qu’on te passe le message ? » Demanda-t-il en tournant sur lui-même pour trouver cette personne. « Tu es donc quelqu’un de très important, c’est ça ? » Se moqua-t-il sèchement. C’était grotesque, il le savait.

« Je me suis mal exprimé » voilà bien tout ce que trouva à dire Ludwig devant sa rhétorique. A croire maintenant qu’il attendait que le vent arrête de souffler. On pouvait dire ce qu’on voulait de lui, au moins parvenait-il à le surprendre. Mais de là à savoir si c’était juste de la bêtise ou de l’insolence, Kareem était à deux doigts de l’applaudir. A l’évidence, le rouquin ne le faisait clairement pas exprès, il ne cherchait pas à attirer ses foudres : il était juste constamment au mauvais endroit au mauvais moment.

Et c’était peut-être ce qui le rendait encore plus agaçant. Il lui rappelait son frère. Celui avec qui il avait survécu les six premiers mois. Avait-il vraiment ressenti de la tendresse à son égard ? Evidemment, c’était son frère. Mais ce dernier était mieux là où il était aujourd’hui : mort. Même pas enterré. Son cadavre devait être encore dans la ruelle où il l’avait laissé, incapable de lui donner une sépulture digne de son vécu. C’était toute l’ironie de la chose, non ? Kareem avait des regrets, du genre qui lui faisait mal au ventre quand il y pensait. Et si son père l’apprenait, probablement le haïrait-il d’être aussi faible.

« C’est une constante chez toi de mal t’exprimer. » Fit-il en gardant ses yeux sombres rivés sur le regard clair du libraire : « De mal faire. » Reprit-il ensuite, comme s’il déroulait finalement une liste. « De ne rien faire, aussi. »

Des points sur cette fameuse liste, il en avait énormément. Il était même capable d’en inventer sur le tas. Juste à cause du mépris qu’il éprouvait à l’égard du rouquin. Parce que sur l’instant, le sacrifice de Ludwig n’était pas advenu, parce qu’il ferait vite montre d’un courage que Kareem ne comprenait pas – et trouverait idiote quoi qu’il lui arrive.

« Est-ce que tu as déjà amorcé un… Changement pour t’améliorer, ou tu te contentes d’être… » Il se stoppa. Ses yeux le fixèrent des pieds jusqu’à la tête, et de la tête jusqu’aux pieds. « Toi ? »

Autant dire que ça n’était pas un compliment qu’il lui faisait ; mais ce point était déjà évident.

« Tiens, tu viens de trouver une dose de courage au fond de ta poche ? » Demanda-t-il de but en blanc, en étirant un sourire cruel sur ses lèvres.

Il fallait dire que la répartie de Ludwig était inédite ! Il ne s’y attendait clairement pas. Mais là encore, il fallait le dire très vite pour Kareem, qui avait connu largement plus tranchant en la matière. Est-ce qu’il était content de s’attarder ici ? Non. Et lorsque les évènements qui arrivaient les frapperaient, il le serait d’autant moins le concernant. Suivre Louve n’avait pas été la grande idée du siècle, mais c’était tout de même un pas en avant vers un peu plus d’humanité. On ne pouvait pas dire que c’était une franche réussite, cependant.

« Parce que tu crois que je n’y ai pas pensé ? » Rétorqua-t-il.

Qu’est-ce qui le rattachait ici, le Ludwig, au juste ? Les gens ? Probablement pas. Kareem suspectait surtout une certaine protection qui l’empêchait d’affronter le dehors. Plus le fait qu’au moins, il restait bien en vie au lieu de mourir bêtement à l’extérieur. Kareem le pensait faible – probablement à tort – mais au moins était-il assez intelligent pour connaître ses limites. Soit il s’agissait du plus grand béta de la terre, soit du dernier opportuniste particulièrement censé qui vivait encore. Son cœur balançait entre les deux suppositions :

« Tu as d’autres bonnes idées à me suggérer ou tu passes ton tour ? » Demanda-t-il pour être faussement poli.

Mieux valait qu’il passe son tour, s’il ne voulait pas se faire dévorer tout cru par le grand méchant loup. Surtout que Kareem était d’humeur à croquer un mouton un peu faiblard, qui tremblerait à l’idée même de le croiser. Comme quoi ! inspirer la peur était parfois délicieux. Il n’y avait qu’à voir, face à Ludwig ! Et l’échappée, renouvelée, du rouquin, fut aussi plaisante à voir que le reste. Il avait bien raison de s’enfuir… Parce que Kareem ne donnait clairement pas cher de sa peau sinon.

« Mieux vaut tard que jamais. Des fois que des taches t’attendent. » Tacla-t-il une énième fois.

Il ne ratait jamais une occasion d’être désagréable.
Jamais.