Au moins, Jared était compréhensif. La bouffée de gêne qui l'avait envahi la quitta l'instant d'après, surtout face au sourire du jeune homme. S'il n'en avait pas le physique, il en avait au moins la personnalité : douce et avenante, patiente aussi. Que demander de plus ?

Je te donne au plus la trentaine, et ça reste jeune... J'espère... Plais anta-t-elle avec un sourire en coin.

Notamment parce qu'elle aussi avec trente ans, à peine révolue. Et que comme toutes les femmes conditionnées à cette société, l'âge lui faisait peur. Il amenait avec lui une forme d'inutilité à laquelle Olivia avait beaucoup de mal à se faire. Elle savait d'autant plus que c'était parfaitement absurde de croire en ces prérequis pour être validés physiquement par le plus grand nombre - elle n'avait jamais courru après le approbations - mais c'était difficile de se défaire des étiquettes qu'on nous attribuait. Et quand l'une d'elle nous était arraché, ça devenait compliqué de se définir autrement que par elle.

Un soupir lui échappa, et à la question de Jared, la jeune femme ne sut pas trop quoi lui répondre. Calvin n'était pas physiquement là, mais vu la force avec laquelle elle pensait à lui, il lui était difficile de ne plus le voir. Baissant les yeux, elle anota quelques mots sur son carnet, avant de hausser les épaules :

Il est mort l'an dernier. Annonça-t-elle au prêtre, simplement. Son but n'était pas de se faire plaindre, et qu'on lui présente encore des condoléances. Son deuil n'était pas fini, son homme lui manquait constamment, mais elle parvenait à ne plus pleurer depuis quelques semaines. Et c'était pas plus mal. D'ici quelques mois, ça fera un an. Fit-elle finalement.

A quoi ça servait de le préciser ? Elle n'en avait aucune idée. C'était juste un fait qu'elle posait là, comme ça, en essayant de ne pas être touché par ça. Ce qui était laborieux dans sa condition. La mort de Calvin l'avait propulsé dans une toute autre configuration : là où elle avait toujours pensé à deux, s'était retrouvée toute seule. A son accouchement, ça ne fut pas vraiment différent. Elle était incapable de songer à Nicolas comme une continuité de son propre monde.

Tu plaisantes ? C'est très facile à faire et ça tient chaud ! Souligna-t-elle avec un air amusé. De nouvelles notes furent prises : N'importe quels légumes ? Avec tout ce que donne le potager, autant te dire que si on en fait pas en soupe, on va manger de la ratatouille tout l'hiver.

Un autre soupir, cette fois.

Tu as été accueilli tout seul, ici ? Tenta-t-elle avec optimisme.

Alors, ils avaient le même âge. Seuls quelques mois les différenciaient finalement, et Olivia aimait bien cette idée. Notamment parce que ça aidait à pouvoir se situer sur une échelle avec les autres. Leurs âges, et le temps qu’ils avaient passé au sein du camp. Leur position sociale dans celui-ci. Ça lui apprenait beaucoup sur eux, et sur ce qu’elle pouvait se permettre ou non. Jared était un petit nouveau dans le coin, autant dire qu’elle n’avait pas l’impression de devoir craindre grand-chose d’un pasteur, d’une part, et d’une personne devant lui aussi prendre ses marques.

C’est gentil, souffla-t-elle d’une voix un peu éteinte, aux condoléances de l’homme.

Elle ne savait jamais vraiment comment le prendre. Notamment parce qu’elle n’avait jamais vraiment l’impression que Calvin était parti, l’avait laissé. La naissance de Nicolas avait brièvement rendu tout ça palpable, intense, mais elle était parvenue à refourguer ça dans le fond de son esprit pour l’oublier au passage. Comme si c’était vraiment possible. Olivia eut un petit soupir en y pensant : elle devait passer pour une folle à envisager sérieusement l’idée de faire survivre son mari dans sa mémoire. Mais elle s’accrochait avec toujours autant de force et de vigueur à ce qu’il était, et ce qu’il restait de lui dans son esprit.

Oh, désolée aussi, alors. Répondit-elle à sa remarque sur le fait qu’il était ici en solitaire. Je peux en témoigner, on met un peu de temps à… Se faire à une communauté. Je veux dire, ce n’est pas seulement comme un déménagement ou on découvre tout plein de nouvelles têtes et tout ça, c’est… Elle ne parvenait pas totalement à s’expliquer : C’est tout ce qu’il y a autour qui rend la chose encore plus difficile. A qui as-tu déjà pu parler ?

Le fait de devoir se promener avec tellement de bagages, de désamour, de haine, de colère et de chagrin. Ici, Olivia n’était chez elle que dans cette cuisine, mais parce qu’elle s’était saisie de l’endroit comme d’une bouée en plein large pour espérer survivre. Et c’était une force en elle qu’elle n’était pas sûre de vraiment comprendre en réalité. Pourquoi continuait-elle ? Ses yeux vairons se posèrent sur le pasteur, et sa question lui arracha un sourire triste :

Une dette que j’ai envers Caroline. Admit-elle soudainement. Elle s’est battue pour ma survie, alors je ne pouvais pas abandonner après tous les efforts qu’elle a fait pour moi sans même me connaitre.

Il y avait-il autre chose ? Non. Elle ne songea même pas à son propre enfant.

Et puis… Le fait de pouvoir m’occuper les mains m’occupe aussi l’esprit. Tu vois ? C’est mécanique, mais ça permet de ne pas y penser tout le temps et de ne pas ressentir tout le temps le manque, expliqua-t-elle d’une voix douce. Et toi ? Comment tu fais pour avancer ? Retourna-t-elle avec le même sourire doux sur les lèvres.