Kaycee accepta donc, sans chercher à négocier davantage – ça aurait été con de le faire, de toute façon – l’échange que lui proposait Kilian ; cette liqueur de framboise, contre des présentations en bonne et due forme avec la forgeronne du No Man’s Land. Finch ne la connaissait pas encore, cette Kara, mais il avait l’impression qu’elle avait son lot d’importance par ici. Puis, il ne fallait pas négliger qu’avec des gens qui, de nos jours, se méfiaient de tout et de rien, avoir une connaissance commune pour nous présenter l’un à l’autre, aidait considérablement à partir sur une bonne base ! Et des bonnes bases, le cogérant allait assurément en avoir de besoin, s’il voulait élargir son commerce.

L’homme avait ri lorsque la gamine lui demanda s’il trinquait avec tous les gens avec qui il faisait affaire, une lueur de malice au fond de son regard. « Eh bien, je prends habituellement le premier verre avec eux, oui. Répondit-il, toujours ce sourire amusé sur les lèvres. Un sourire presque prétentieux, lorsqu’il reprit ; Après tout, accepterais-tu de boire ce qu'un parfait inconnu te sert, sans qu’il en avale lui-même ? Qui sait si je n'aurais pas cherché à t'empoisonner avec cette liqueur de framboise ?! » C’était une coutume vieille comme le monde. À l’image de ces goûteurs, lors de ces banquets médiévaux, qui gouttaient chacun des plats destinés au roi. Après, il y avait aussi tout ce côté un peu narcissique de la part de Kilian ; à vouloir tant profiter de sa marchandise au même titre que ses acheteurs.

« Pour mes clients plus réguliers, toutefois, je leur troc les bouteilles bien celées. Je ne les ouvre pas avec eux, ni avant d’ailleurs, parce qu’ils me font déjà suffisamment confiance pour revenir faire affaire avec moi, sans que j’ai à leur prouver qu’ils ne craignent rien. » À ces mots, il leva son verre pour porter un toast avec Kaycee, avant de descendre, d’une traite, le liquide ambré qu’il venait de se servir. Surveillant toujours la réaction de la gamine, il fut amusé de la voir tremper les lèvres dans son propre verre, avant de trahir une brève grimace. Puis, la voyant reprendre une toute petite gorgée, avant de le taquiner sur les marins perdus en pleine mer – faisant visiblement référence à la vitesse avec laquelle il avait lui-même descendu son verre – il se lança alors dans les explications. Tentant de l’éduquer un peu plus sur le sujet ;

« Tu sais pourquoi ce verre est aussi petit ? Commença-t-il, en désignant le verre à shooter qu’elle tenait entre ses mains. C’est parce qu’on appelle ça un "shooter". Il est justement fait pour contenir l’équivalant d’une gorgée qui doit être bu "one-shot", d’une traite donc. » Après, elle faisait bien ce qu’elle voulait, qu’est-ce que ça pouvait bien lui foutre qu'elle le trinque en petites gorgées ? Tant, qu’au bout de la ligne, elle respectait sa part du marché. Pour le reste, il s’en battait les couilles. Rangeant donc son verre vide dans son sac à dos, il avait remis le bouchon sur la bouteille qu’il tendit ensuite à Kaycee. Elle lui appartenait, maintenant.

« J'étais le gérant de mon propre bar, ici, à Seattle, avant que cette épidémie ne vienne se mêler de nos vies… » C’est ce qu’il lui avait répondu, lorsqu’elle le questionna sur ce qui l’avait amené à troquer ce type de marchandise… Bien que ce fut un mensonge. Il n'avait jamais été le gérant de son propre bar, seulement le cogérant du bar de son cousin. Mais maintenant que Jay n'était plus là pour le surveiller, il pouvait bien dire ce qui lui chantait ! Et s’il voulait ainsi faire croire, à tout le monde, qu’il avait été le propriétaire du bar, qui allait bien venir le contredire ?! « Mais assez parler de moi. Et toi, donc, ton groupe ? Vous êtes beaucoup ? Vous vous déplacez au No Man’s Land que pour offrir des services médicaux ? Ou bien vous avez d’autre "spécialités" ? »

Kaycee haussa le sourcil pendant un quart de seconde quand Kilian évoqua un empoisonnement possible. Très honnêtement,elle n’y avait même pas songé. Certainement était-elle naïve, mais quel serait l’intérêt de l’homme de la tuer tout de suite. Ici au milieu de l’entrepôt :clairement aucun, mais il était vrai que le commerce ne se faisait pas toujours entre ces murs et piller pouvait mener à tuer.  

- Ce n’serait pas bon pour le bouche à oreille,d’essayer de m’empoisonner, répliqua-t-elle avec répartie, en affichant un sourire en coin. Ni elle, ni les autres. Ce type lui plaisait bien. Pas pour les atomes crochus qu’ils pourraient avoir mais parce qu’il semblait féroce dans les affaires et c’était des gens comme ça dont ils avaient besoin ! Si tu réussis à gagner la confiance de Kara, tu n’auras même plus besoin d’faire ça. Ce sera un gage suffisant… Elle continuait à essayer de le convaincre,mais était-ce vraiment nécessaire ? Après tout, c’était lui qui avait expressément demander à rencontrer la blonde, alors le job était certainement fait !

Elle ne releva pas son cours sur le verre à shooter qu’elle connaissait bien. Enfin un peu du moins. Laisser parler faisait partie du jeu aussi. Elle masqua ensuite sa surprise toutefois quand il lui donna toute la bouteille. Elle avait compris que la négociation n’engageait qu’un seul verre. Mais ce dernier était si minuscule, et le breuvage si bon. Ne jamais refuser un supplément ! Pendant une courte seconde, une ombre passa dans ses yeux. Elle s’était imaginée faire goûter ça à Roxanne, se reprenant de plein fouet l’absence de son amie à côté. 

- Oh tout s’explique, affirma-t-elle,en chassant son chagrin, après que l’ancien gérant de bar lui ait révélé sa profession. Elle ne se douta pas du mensonge, d’autant qu’effectivement, ça ne faisait guère de différence ! On est quelques-uns, répondit-elle à son tour, en restant vague. Ma mère était médecin aussi avant, ça aide. Chirurgienne même. Elle sait ce qu’elle fait, si un jour t’a besoin… Maladie, petits bobos, gros bobos… Elle avait l’habitude de vendre leur commerce. Elle passa sur ses connaissances en pédiatrie, se doutant que ça n’intéressait pas son interlocuteur. Pour l’instant,on n’fait que ça, admit-elle. C’est déjà pas mal. 

A l’époque, elle réfléchissait néanmoins aux autres possibilités qui s’offraient à eux. Il y avait notamment cette alliance avec les membres de Recovery Glove qu’elle aimerait davantage exploiter. Ces derniers faisaient du miel, ils avaient des serres. Et une énorme dette envers eux ! Elle ignorait hélas que cela ne verrait jamais le jour, car le camp tomberait quelques mois plus tard. Mais elle n’aurait de cesse d’essayer d’étoffer leur offre toutefois. 

- J’te remplis ma part du contrat ? Enchaina-t-elle d’ailleurs. Sa main montra la direction du stand de la forgeronne. L'instant suivant elle se positionnait devant cette dernière. Kara, j'te présente... Elle laissa Kilian s'annoncer: En vrai ils ne s'étaient même pas présentés. Il fait du troc ici, il marchande de l'alcool. Il était intéressé par te rencontrer...

Inutile d'en dire davantage, ça posait les grandes lignes. Les deux femmes avaient le même objectif : la pérennité de cet endroit et des échanges. Elle avisa la blonde, et puisque le contact était fait, après quelques instants, elle s’éclipsa.

Printemps 2019, l'on pouvait dire que cette période n'était pas de tout repos pour la forgeronne qui avait décidé de relever un défi de taille, celui d'organiser et d'encadrer le troc au No Man's Land. Répertorier les ressources et le savoir-faire de chacun lui prenait du temps, ajouter à cela l'entretien de sa forge et de son commerce, elle n'avait clairement pas de quoi s'ennuyer. Ce jour là, elle était posée derrière son stand, un énorme livre ouvert derrière son râtelier d'arme composé de trois vitrines et déposé sur deux grandes tables en bois recouvertes de peaux de vaches. Derrière elle, une grande tente privée dont l'intimité était préservée par une énorme bâche. Son placement, non loin de l'entrée, lui assurait un œil constant sur les allées et venus du No Man's Land. L'échange entre le gérant de bar et sa complice en affaire ne lui avait pas échappé et elle le suivait du coin de l’œil, fronçant au loin le sourcil en le voyait faire boire la petite blonde. L'information remonta très vite et l'a détendue aussitôt, oui, c'était le type qui avait déjà lâché quelques bouteilles d'alcool après l'attaque des hommes masqués, rare époque où le No Man's Land s'était serré les coudes, aussi bien sur le front que pour l'après-front, la reconstitution du lieu et le soutien aux blessés. Elle l'avait aussi repéré échanger ici et là, une potentielle future recrue du troc et laissa donc sa cadette à son oeuvre pour s'en retourner sur sa précieuse bible du troc afin d'y griffonner de nouvelles lignes.

Jusqu'à ce que quelques pas se fassent entendre à proximité de son stand d'où la blonde à tresses et dreadlocks releva lentement le museau. Elle n'avait pas meilleure mine que la petite blonde, une cicatrice de trois semaine fendait encore son visage, conséquence directe de l'affrontement avec les scarecrows et de son placement en première ligne. En revanche, elle ne manquait pas de forme ni d'énergie et elle se redressa aussitôt pour se tenir droite afin de dévisager l'homme de haut en bas d'un œil curieux, presque inquisiteur, prenant soin de d'enregistrer chaque petits détails.

Alors comme ça le jeune homme était intéressé pour la rencontrer ? Parfait, la réciprocité était là. "Bien. Il était temps." Pas d'animosité ni de reproche là dedans, simple constat que la blonde mettait en évidence, une façon comme une autre de souligner qu'elle l'avait déjà remarqué. "Enchantée, Kilian." Oui, elle connaissait déjà son nom, l"homme traînait dans le coin depuis plusieurs mois déjà, les nombreuses petites oreilles de la blonde lui avaient déjà reportée quelques murmures à son sujet. Elle avait été forcé de se renseigner un minimum sur les visiteurs depuis l'intervention de Scarecrows. Qui plus était, le savoir, c'était la base du pouvoir."Merci Kaycee." Et la petite s'en retourna au loin avec sa bouteille. "Dis moi tout Kilian, que me vaut cet honneur ?" Droit au but, comme toujours, le small-talk, ce n'était pas son truc. De plus, mieux valait le laisser parler avant de lui présenter l'éventail des possibilités qu'elle pouvait lui offrir, économie de salive et efficacité.