Dans la pièce qui sert de cuisine pour la préparation des repas, je reprends mon souffle. J’ai le tournis, je n’arrête pas de trembler, j’ai l’impression que mon corps est en feu. Je suis les recommandations des médecins pourtant, je mange beaucoup de viande – et c’est vrai que mes symptômes baissent après les repas – mais je crois que je ne me repose pas assez. C’est probablement une certitude mais je refuse de me laisser abattre par cette maladie. Le Seigneur me porte, je sens qu’il me donne la force d’apporter mon aide là où je peux. Nous sommes plus ou moins 60 à avoir été vaccinés et presque autant à être tombé malade… ça fait plus de lits à gérer que l’infirmerie n’est capable d’en faire tourner. Ils ont besoin de moi – comme de tous les coups de mains qui se présentent.

J’inspire, j’expire. Tout ira bien. Je pose le dernier plateau sur mon chariot et le pousse jusqu’à une grande salle où ont été réunis les patients qui ne souffrent pas de la même chose que nous. Par précaution, je porte un masque. Certains sont grippés, d’autres sont blessés, d’autres encore sont encore en observation. Il y en a une dizaine. Je me mets à distribuer les repas et réalise sans vraiment le voir qu’un partenaire vient s’improviser à ma rescousse. Une sueur froide me fait ralentir la cadence. Immobilisée au milieu de la pièce, je presse l’arête de mon nez entre mon index et mon pouce ; je sursaute légèrement quand une voix s’adresse à moi.

- Oh Cole, bonjour !

Sous le tissu blanc qui cache ma bouche, je lui souris. Ça me fait bien évidemment plaisir de le voir là, donner de son temps pour les autres est toujours un magnifique geste. C’est l’un des actes de bonté les plus chrétiens qu’il existe d’après-moi.

- Oh je… je prendrai peut-être un peu d’eau, j’ai la gorge desséchée et boire fera peut-être passer les vertiges, je peux te rejoindre dans la cuisine après avoir distribué les plateaux qu’il reste, il y en a seulement deux, ce serait rapide, et tu… te devrais mettre un masque.

Ma tête rentre un peu dans mes épaules alors que je fais cette timide suggestion. Bien que les médecins et les scientifiques pensent avoir isolé l’origine de notre problème, je préfère me plier aux règles de sécurité. C’est probablement plus sûr pour tout le monde.

Je lui adresse machinalement un signe en retour, non sans un sourire en retour. Pas le temps de le prévenir que Cole rentre dans le chariot mais… apparemment ça va. Rapidement, je termine ma tâche – non sans un clin d’œil d’un vieux monsieur alité et un signe de tête évocateur en direction de mon complice. J’ai rougi, mais je crois que c’est en partie à cause de la fièvre en train de remonter. Je souhaite bon appétit aux patients et je m’éclipse. D’abord, je me rends à la salle d’eau pour me laver les mains et me rafraîchir le visage. La migraine est comme un début d’incendie dans mon crâne qu’aucun pompier n’est en mesure d’éteindre.

- Aller, aller, que je murmure pour moi-même, ça va aller.

Avant de rejoindre la cuisine du dispensaire, je passe récupérer deux masques. Un autre pour moi, un pour le trentenaire qui m’attend. Je le trouve pensivement posé devant un verre rempli d’eau. Discrètement, je m’approche pour m’asseoir face à lui. Un nouveau sourire ourle mon visage de porcelaine tandis que je fais glisser la protection sanitaire, encore emballée, dans sa direction.

- Tiens, on ne sait jamais. C’est pour moi ? J’embraye en désignant le verre – visiblement oui, alors je m’en saisis, merci beaucoup.

Je bois avec avidité, ça me soulage à peine. Je me tortille sur ma chaise, passe une main sur mon front moite mais me ressaisit vite. Hors de question que Cole essaye de me mettre au repos : je préfère m’épuiser à me rendre utile qu’atteindre que les symptômes passent au fond d’un lit. Je ne risque pas plus ma vie ici que ceux qui s’aventurent à l’extérieur pour rapporter à manger.

- C’est gentil de ta part d’être venu aider. Tu te sens… bien ? A cause des effets secondaires je veux dire.

Je sais qu’il a été vacciné aussi et donc que comme moi, il n’a pas passé que des moments agréables suite à cela. Espérons que ça ne soit pas plus grave… ce serait finalement assez peu cher payé, comparativement à l’immunité acquise. J’ai encore soif, je me lève fébrilement pour aller me remplir un autre verre et le descendre aussi rapidement que le premier.

- Oh, euh… c’est… enfin…

Oui, je bafouille comme une idiote. Ça fait bizarre d’entendre Cole me dire comme ça qu’il s’inquiète pour moi et qu’il veut veiller sur moi. Je veux dire, c’est très très gentil et ça me touche, mais c’est si soudain et si… inhabituel. Du coup, je vire au rouge et je ne sais pas où me mettre. Je suis un peu gênée parce que je ne sais tout simplement pas comment répondre. Serait-ce des avances ? Non, voyons Eve-Madeleine, ne sois pas idiote. Il n’a aucune raison de s’intéresser à une pauvre nonne blafarde et malade. Le camp était rempli de femmes bien plus intéressantes que moi pour un homme comme Cole.

- C’est… c’est gentil… je fais simplement… de mon mieux, que je réponds un peu naïvement.

Je m’assois, j’essaye de noyer ma gêne dans un troisième verre d’eau et je me noie tout court. Fausse route, je tousse, ça me remonte à moitié dans le nez et je m’en mets partout. Une idiote, y’a pas de doute. Je finis de cracher mes poumons qui n’acceptent pas le liquide et je me lève pour me mettre en quête d’une serviette. Enfin… j’essaie de me lever. J’ai le vertige, un voile noir passe devant mon champ de vision. En voulant me rasseoir, je finis les fesses sur le carrelage, complètement déboussolée.

- Pardon, je…, ça tourne, ça tourne, et j’ai de plus en plus mal au crâne, je ne me sens pas très bien, parviens-je à marmonner.

Je vois d’ici Vaughn me gronder en disant qu’il m’avait prévenu, que je devrais rester tranquille au lieu de m’agiter partout. C’est fou, je ne sais pas faire autrement ; me donner pour les autres. Plus encore depuis que je suis arrivée ici, comme si… comme si m’oublier dans la générosité me permettait d’occulter les horreurs qui me hantent encore. Mais je ne suis qu’une enveloppe de chair et mon corps cède. Je le sens, lourds et fatigué, il refuse de m’obéir.

- Tu… tu veux bien m’aider à me… lever, s’il te plait ? J’articule péniblement, je vais juste… aller m’allonger cinq minutes…