« Qu’est-ce qu’il se passe ici ? » marmonna Valérian à l’adresse de Yulia, avec qui il arrivait au No man’s land où tous deux furent accueillis par une étonnante animation.

Plus qu’à l’ordinaire, l’écho de nombreuses conversations se répercutait effectivement aux quatre coins de l’entrepôt et une rumeur ambiante bourdonnait dans l’air, à l’instar du bruit produit par un gros essaim d’abeilles. De toute évidence, le No man’s land accueillait en son sein un événement spécial, ce jour-là.

Très vite, le grec aperçut dans la foule de l’entrepôt des silhouettes qui se distinguaient nettement de celles des locaux : vêtus d’habits propres, correctement coiffés et exhibant une peau nette, dépourvue de crasse, ces quelques hommes et femmes restaient groupés et surveillaient les parages, manifestement prudents. À n’en pas douter, ils n’étaient pas du coin.

Tandis que le grec scrutait avec attention les nouveaux venus, il reconnut quelques visages et comprit que le groupe de la Marina était finalement réapparu, après avoir passé l’hiver reclus de son côté. L’attaque de la Marina avait en effet refroidi bien des esprits et incité cette communauté à se retirer du troc jusqu’à nouvel ordre. Certains de ses membres discutaient cependant avec Kara, ce qui laissait présager - et espérer - une reprise des échanges entre les différentes communautés sous peu.

Un peu à l’écart du reste de leur groupe, deux femmes installaient un stand autour duquel s’agglutinaient d’ores et déjà quelques badauds. Valérian eut l’ombre d’un sourire en les reconnaissait l’une et l’autre.

« Je reviens. » dit alors Valérian à Yulia, qui, avec un haussement d’épaules, partit de son côté interroger les locaux au sujet de ce qui se tramait à l’entrepôt. S'ils étaient venus au No man's land chercher des bandages destinés à Jaren et Dana, leur visite éclair risquait cependant de prendre une tournure inattendue au vu des circonstances inhabituelles qui animaient le hangar.

Se grattant machinalement le crâne, Valérian s’approcha du stand et entendit à ce moment-là Daniella interpeller les badauds, leur proposant de se faire épouiller en échange de quelques ressources. Paré de son habituel sourire goguenard, le grec contourna les curieux pour s’avancer vers les jeunes femmes et se présenter à elles, d'un ton mielleux : « Je crains ne pas avoir de cigarettes aussi exotiques que celles que tu apprécies d’habitude, Daniella. Mais j’ai sur moi un paquet de Marlboro humides susceptible de t’intéresser. Est-ce que toi et Shawna seriez d’accord pour retirer ces saloperies de ma tête en échange du peu de tabac dont je dispose ? » Il n’avait pas grand chose à leur offrir d’autre, en vérité ; le reste de ses ressources était destiné aux bandages de Jaren et Dana : « J’ai des pastilles à la menthe, sinon. Si jamais vous préférez quelque chose de nettement plus corsé ! »

Ses yeux étaient encadrés de rides amusées. Il inclina malicieusement la tête, en guise de révérence : « Ravi de vous revoir, en tout cas. Votre communauté est donc finalement sortie de son hibernation ? »

Shawna soupira à la question de Daniella. Partir à la chasse aux poux ? Ce n’était vraiment pas ce qu’elle avait envisagé en faisant la route jusqu’au No Man’s Land. Mais maintenant qu’elle était là, elle était bien obligée de prêter mains fortes à ces gens et user de ses compétences dans le milieu capillaire, surtout si elle et les siens, arrivaient à en tirer parti ! « Pas vraiment. J’ai horreur de ces bestioles. » Se contenta-t-elle de dire à la brune tout en haussant les épaules. Leur petit stand commençait à prendre forme, la coiffeuse pourrait bientôt se mettre au travail. Certains habitués des lieux, visiblement influents dans l’entrepôt, leur avaient apporté un stock conséquent de vinaigre. Ils avaient également déniché plusieurs peignes à poux pour l’occasion. « Ouais, ça me paraît pas mal. Tu les accueilles, ils te donnent de quoi payer l’épouillage puis ils vont s’installer. J’espère qu’on aura suffisamment de sièges… Parce que faut quand même laisser poser le vinaigre un certain temps pour que ça fasse effet. Faudra voir si on peut trouver de la cellophane, si j’peux enrouler les cheveux avec, ça asphyxiera la vermine ! » Radical. Elle fit une moue dégoûtée à sa partenaire. Devoir passer et repasser un peigne dans des tignasses pleines de poux, cela n’avait rien d’attrayant… Heureusement, elle avait réussi à trouver une paire de gants. Elle aussi avait attaché sa crinière, enroulée dans un bandana rouge. Il était hors de question qu’elle attrape une de ces saloperies ! Ni l’un de ses coéquipiers !

Alors que la métisse enfilait un petit tablier et ses gants, qu’elle vérifiait une dernière fois que tout était en ordre, Daniella laissa sa voix résonner dans l’entrepôt, pour annoncer l’ouverture de ce salon de coiffure un peu particulier. Et d’ailleurs, leur premier client ne tarda pas à se présenter. Interpellée par la voix masculine, Shawna releva les yeux avant de reconnaître un visage familier. « Bonjour Valérian ! » S’exclama-t-elle alors en lui offrant un grand sourire. Ils avaient eu l’occasion de se croiser à la Marina. Les souvenirs de ces événements étaient toujours un peu douloureux pour la jeune femme, et elle en gardait d’horribles cicatrices sur son avant-bras, des traces laissées par les graves brûlures subies là-bas.

Ecoutant le brun faire ses propositions en échange du soin anti-poux, la jeune femme croisa les yeux de son amie. En matière de troc et d’affaires, c’était Dani la plus à même de savoir si le prix proposé par le grec convenait ou non. Elle, était là pour s’occuper des cheveux et la présence de l’autre jeune femme était sûrement indispensable, les premiers temps du moins. Une fois le paiement effectué, elle fit signe à l’homme de venir s’installer avant de lui répondre avec malice « Le plaisir est pour nous ! D’autant plus que tu es notre premier client ! J’vais te chouchouter et tu verras que ces vilains poux seront bientôt un mauvais souvenir. » Elle laissa échapper un doux rire alors qu’il prenait place sur l’un des fauteuils. Elle plaça un sac poubelle déchiré en deux sur ses épaules. Oui… Elle faisait avec les moyens du bord, à défaut d’avoir du linge propre et surtout de pouvoir le laver. Puis alors qu’elle pulvérisait déjà ses mèches sombres de vinaigre, elle reprit « Et oui ! Comme tu peux le voi, les affaires ont l’air de reprendre doucement… Et je fais exceptionnellement partie du voyage. On peut dire que c’est bien… Tombé.. »

La risette de Valérian s’élargit sensiblement à l’accueil que lui firent les jeunes femmes, dont la tenue avait de quoi faire sourire : elles étaient manifestement prêtes à partir en guerre contre les poux ! L’une et l’autre avaient, après tout, du pain sur la planche au No man’s land, où ces satanées bestioles sévissaient depuis quelques temps, au grand dam des habitués.

« Bonjour, Shawna. » répondit-il d’un ton courtois à la jeune femme, rayonnante. Les yeux du grec, pétillants, se tournèrent ensuite vers Daniella qui accepta gracieusement son offre, avant de lui rappeler les mésaventures qu’il avait subies le jour de leur rencontre : « Je crains d'avoir dû m’en débarrasser, malheureusement. » lui répondit-il, en feignant une immense déception, un sourire au coin des yeux : « figures-toi qu’on avait tendance à me suivre à l’odeur, après que tu l’aies aspergée de cervelle ; les mouches, plus particulièrement. »

Avant de s’installer sur le siège qu’on lui présentait, Valérian jeta un coup d’oeil à Yulia, un peu plus loin, et lui fit comprendre à force de gestes et d’expressions exagérés qu’il en aurait pour un moment. Nul doute que la russe aurait, elle aussi, besoin d’un épouillage. Le grec la soupçonnait en effet d’être responsable de sa propre infestation. Après tout, c’était elle qui passait le plus clair de son temps au No man’s land, pas lui.

« Je l’espère. » soupira Valérian au commentaire de Shawna : « ces bestioles me rendent fou… J’ai l’impression que toute l’activité de Seattle est concentrée sur mon crâne, en ce moment. » Par ailleurs, il était franchement dégueulasse de sentir ces saloperies grouiller sur sa tête !  

Un peu à regret, Valérian tendit son paquet de cigarettes à Daniella et s’assit avec autant de dignité que possible dans son fauteuil. Tant pis pour les clopes ! Il préférait de loin être débarrassé de ces saloperies plutôt que de pouvoir soulager sa méchante addiction. De toute façon, il parviendrait probablement à en obtenir un autre par le biais du troc… Peut-être Maes consentirait-il, par ailleurs, à lui céder quelque-unes de ses cigarettes, en attendant ?

Hmpf… Probablement que non.

Valérian écouta Shawna, puis Daniella, tandis que la première installait un sac poubelle sur ses épaules et commençait à pulvériser ses cheveux : « Votre retour semble effectivement avoir tiré ce vieux hangar de sa torpeur hivernale. J’y ai rarement vu autant d’animation. » Si leur communauté acceptait de participer à nouveau au troc, nul doute que les affaires iraient bon train, comme le disait la métisse. Daniella mentionna alors le fait que les routes avaient été impraticables, jusqu’à présent : « Avec le déluge qui s’est abattu sur Seattle, je n’en doute pas. Vos récoltes n’ont pas trop souffert de ces pluies, tout de même ? » s’enquit-il sur le ton de la conversation. Isaac lui avait en effet parlé des productions légumières et fruitières de cette communauté : « J’y pense, mais mon groupe et moi avons bien réceptionné la main d’oeuvre que vous nous avez envoyée, dernièrement. » Il parlait bien évidemment des quelques membres de cette communauté, venus prêter main-forte à l’isolation de la distillerie : « la cohabitation se passe bien. Quoique, j’imagine qu’un épouillage sera également de rigueur pour eux, lorsqu’ils seront de retour. » ajouta t-il d’un air un peu coupable.

Le commentaire suivant de Daniella fit légèrement pouffer Valérian : « Bien sûr que je suis vivant ! Qu’es-ce que tu crois ? Il faut plus qu’un gang de fous-furieux lourdement armé pour venir à bout de moi. » La malice s’effaça de ses yeux et il ajouta ensuite avec sincérité : « Je suis également ravi de voir que vous allez bien. Cette nuit, à la Marina, j’ai dû quitter les lieux en vitesse, une de mes amies ayant été blessée au cours de l'affrontement. Jusqu'à présent, j'ignorais ce qu’il était advenu de vous. »

S’affairant déjà à recouvrir la tignasse sombre du grec avec une quantité plutôt conséquente de vinaigre, Shawna prit la peine de s’en excuser. « Je suis désolée pour l’odeur. Mais c’est le seul truc vraiment radical et surtout en quantité suffisante pour traiter tout le monde… Faut en mettre pas mal pour tuer ces maudites bestioles. Je vais laisser agir quelques minutes, puis je passerai plusieurs fois le peigne anti-poux. » Cela n’allait pas forcément agréable, malheureusement c’était le traitement le plus efficace pour se débarrasser des parasites. La coiffeuse aurait préféré se contenter de quelques shampoings, démêlages et coupes. S’occuper de la vermine, ce n’était franchement pas le plus agréable à faire.

Et alors que Daniella et Valérian parlaient de l’effervescence qui animait l’entrepôt depuis leur arrivée, l’homme leur annonça qu’un petit groupe du Fort était arrivé chez eux. Affichant un léger sourire, la métisse intervint alors « Isaac et les autres sont bien arrivés ? Je suis ravie d’entendre que tout se passe bien ! » Elle espérait que les travaux avanceraient bien et que le cavalier et les autres arriveraient à s’entendre. La jeune femme était plutôt optimiste, cette collaboration était nécessaire pour la vie de leur groupe respectif.  « Tu leur passeras le bonjour de ma part. J’aimerais bien voir leur tête en apprenant que tu m’as croisé ici. » Elle se mit à rire, persuadée que les autres seraient étonnés de la savoir au No Man’s Land. A vrai dire, sa décision de partir avait été prise au dernier moment. Mais maintenant qu’elle était là, elle ne le regrettait pas, malgré les poux.

Suite au conseil du grec, elle lui répondit « Et oui, je veillerai à vérifier leurs têtes à leur retour. D’ailleurs, si vous voulez être vraiment sûrs de vous en débarrasser, il faut que tu conseilles à tout le monde de se traiter. Il faudrait également que vous laviez tous vos vêtements, draps, couvertures pour que ce soit efficace. Et à défaut, si c’est trop compliqué… Enfermer tout ça dans des sacs poubelles durant plusieurs jours. » Elle se souvenait de sa mère râler dès qu’elle ou l’une de ses sœurs ramenaient des poux à la maison lorsqu’elle était plus jeune. Une véritable galère pour cette mère et ses quatre filles aux chevelures crépues et épaisses. Shawna se souvenait du calvaire que cela avait été à chaque fois.

Puis quand l’homme évoqua les événements de la Marina, la jeune maman se confia. « Comme tu peux le voir, nous nous en sommes pas trop mal tirés… Quelques égratignures on va dire… » Elle désigna les larges cicatrices de brûlure sur son avant-bras.