Je sursaute lorsqu’il s’énerve. Vrai que je ne m’attendais pas à une telle explosion et soudainement, il me fait peur. Juste un peu. Mais je suis dans la maison du Christ ; s’il y a un lieu où on ne doit pas reculer face à la souffrance, c’est ici. Car Adam a mal. Avant la colère, avant la rage, avant la rancune ; il a mal. Je me pince les lèvres, figée alors que je l’observe, puis je m’éclaircis la gorge.

- Voyons les choses différemment, autrement dit : sous un autre œil que la religion, puisque ce sujet ne fait pas encore mouche, certaines philosophes – j’ai… oublié lesquels, je suis navrée – pensaient que l’humanité, en tant qu’espèce, ce qui est très différent qu’en temps qu’individus, est un enfant dont Dieu serait le père. Et ce père, comme tous les parents, est obligé de nous laisser nous tromper et nous blesser pour apprendre. Je parle bien de l’Humanité, me sens-je obligée de rappeler, de son apparition il y a des milliers d’année à aujourd’hui. Et nous apprenons toujours… tout comme vous, je suppose, vous avez dû apprendre des leçons en vous faisant mal, enfant.

La douleur n’est-elle pas notre première enseignante ? Lorsque l’on vient au monde, on prend notre première respiration, et on a mal. Les muscles, les poumons, les côtes qui se mette en marche. C’est pour ça que les bébés pleurent en général. Puis on apprend le froid, car on a passé 9 mois dans un environnement doux à 37°C. On apprend la faim, la soif, les sons… et au travers tout ce processus, on a mal. Voilà pourquoi le Seigneur est obligé de nous faire souffrir, car c’est la seule manière pour que l’expérience nous forge des réflexes inaltérables.

- Connaissez-vous la théodicée de Leibniz ? J’en reviens toujours à cet exemple ; il n’est pas catholique, mais il résume si bien mon état d’esprit, il s’agit d’un essai philosophique où un personnage s’interroge, comme vous, sur la raison pour laquelle tant de chose vont mal si Dieu existe. Lui seront présentés d’autres mondes alternatifs, tous plus atroces que le sien. Il va alors comprendre que selon toutes les versions possibles… son monde est « le meilleur des mondes possibles », je marque une petite pause et recouvre finalement un sourire, ça ne veut pas dire que « ce monde est parfait » mais que selon toutes les probabilités… il est le moins pires, et ça, c’est la volonté de Dieu ; je me permets d’ailleurs d’ajouter : et vous voulez savoir pourquoi le Seigneur se contente de ça, je n’aime pas cette formulation mais je la vois venir de sa part, parce qu’il nous veut libres. On ne peut pas avoir le libre arbitre et l’absence de souffrance, c’est impossible, mais ils pouvaient tous, individuellement, faire en sorte que leur choix les guide vers des situations moins éprouvantes.

J'essaie d'reprendre peu à peu mon calme en l'écoutant. J'peux pas le nier qu'la nonne est intelligente... ou plutôt cultivée. La philosophie, j'connais un peu. Ça fait partie d'l'histoire et j'ai pas eu particulièrement l'choix d'en étudier et d'en lire durant mes années à l'université, mais j'dois dire que j'ai fait en sorte de supprimer ça d'mon cerveau l'plus rapidement possible. C'était barbant et complètement con pour la majorité du temps. Passer sa vie à faire des théories sur la vie, ça m'parait absolument ridicule, parce que s'pas comme si on finira par le savoir si t'avais raison ou pas.

Ça m'empêche pas d'ouvrir mes oreilles à s'qu'Eve-Madelaine me dit, sans vraiment enregistrer l'information. Si s'qu'elle dit est vraiment vrai, alors Dieu est juste un père abusif. Est-ce qu'on apprend à travers la souffrance? Ouais, probablement. J'suis assez d'accord. Quand qu'on s'prend une roche en vélo et qu'on s'ouvre le front, on a l'choix d'apprendre à éviter les roches ou d'éviter d'faire du vélo. Sauf qu'au final, j'trouve pas que ça permet à un parent d'taper sur un enfant pour lui apprendre la vie. C'est un peu fuck-up d'la part du seigneur quoi.

"Vous m'dites vraiment pas s'que j'veux entendre, j'dois l'admettre." J'ai l'réflexe de mettre mes mains ensemble, entre mes cuisses, me penchant un peu vers l'avant. Y a un mécanisme un peu inconscient dans mon esprit qui fait se secouer ma cuisse droite à une vitesse folle quand j'suis nerveux. J'le remarque même plus, mais j'suis sûr qu'en ce moment, elle se fait aller alors que j'rumine un peu toute la philosophie qu'elle me vomit dessus. L'truc avec tout ça, c'est qu'c'est toujours facile à contester, et j'ai pas envie d'm'engueuler avec elle. "J'avais espoir de me faire dire c'que j'pense quoi... Que June nous a tous trahis, et qu'j'ai raison d'men faire."

Dieu la protégera pas, mais j'sais pas comment la convaincre de ça. J'continue d'penser qu'le seigneur en a absolument rien à foutre de nous. Il nous a sûrement créés pour regarder l'spectacle, et il doit être dans la saison finale en ce moment. "J'aimerais tourner ça vers vous si ça vous gêne pas alors." Dans tes dents Eve-Madeleine, t'es mieux d'avoir une bonne explication à cela, et j'veux pas entendre l'histoire d'un évangile ou d'un autre putain d'mec qui sniffait de l'éther en 1842. "Qu'est-ce qui vous rend si importante? Dieu vous a fait souffrir, pour vous donner des leçons, pour vous faire grandir, mais pourquoi il vous a gardé en vie vous? Pourquoi pas l'pape? Ou un cardinal? Pourquoi vous?" Elle est peut-être la parfaite petite religieuse qui suit les enseignements du père, mais les autres sont où? S'il suffisait d'suivre la lumière pour être protégée par le Tout-Puissant, alors pourquoi on trouve tant de pécheurs encore en vie et si peu d'religieux?

A défaut d’autre chose, je souris lorsque qu’Adam me dit que je ne lui dis pas ce dont il s’attendait. Je suppose que c’est une bonne chose, non ? Dans tous les cas, je ne crois pas que ce soit rendre service à quelqu’un que de lui dire ce qu’il a envie d’ouïr, surtout dans ce genre de situation. C’est toujours plus difficile, mais plus enrichissant, de recevoir des avis divergents. Enfin… je pense.

- On la respecte tous beaucoup, ça donne envie d’en faire une personne semi-divine, répondis-je au sujet de June, mais elle est humaine. Qu’elle se trompe ne veut pas dire qu’elle nous veut du mal.

Je n’ai pas d’affection particulière pour l’avocate, ni d’intérêt personnel à la défendre, mais je pense effectivement que son rôle est difficile. Qu’aussi contrôlée qu’elle se veut être, avoir autant de survivants qui comptent sur elle doit lui paraître… terrifiant. A sa place, j’aurais craqué depuis longtemps. Je vois la nervosité du chasseur, incarnée par sa jambe qui ne cesse de s’agiter, mais il ne me laisse pas le temps de faire quelque chose pour ça.

Sa question me prend de court et ne me surprend pas en même temps. Cette fois, je ne souris plus. Parce que le sujet est on ne peut plus sérieux, parce qu’il fait appelle à des ressources intimes. La lumière de mes yeux clairs reste bienveillante, ma voix est calme, mais j’ai quitté le sentir de la légèreté.

- Je ne sais pas. En vérité… je ne crois pas que « l’importance » ait quelque chose à voir là-dedans…, pas du tout même, je ne vaux pas plus qu’un autre, je ne suis qu’une humble pécheresse au service du Seigneur, j’ai… vous savez, j’ai connu… des choses horribles au cours des dernières années, un bel euphémisme pour ne pas avouer textuellement que j’ai été violée et humiliée pendant plusieurs mois, vous pensez peut-être que je suis… que je suis une croyante un peu simplette qui se retrouve là par hasard, mais… j’ai eu ma part. De souffrance, de doute, de cauchemars, je suis obligée de m’arrêter un moment car ma voix tremble désormais, avoir survécu m’a appris beaucoup de chose… à commencer par la conviction qu’il est indispensable de faire le Bien chaque fois qu’on en a l’occasion, autrement… c’est le Mal qui l’emportera.

Je recouvre un petit sourire : finalement, en me poussant à cette introspection, Adam m’a fait réaliser quelque chose. Peut-être que je suis encore là parce que je suis douée à ce que je fais. Ma foi et ma motivation n’auraient probablement pas été si fortes, si je n’avais pas perdu toutes mes sœurs, si je n’avais pas été souillée, si je n’avais pas tant connu la misère. Le Seigneur m’a forgée… pour que je sois sa prophète. Une prophète adaptée à ces temps difficiles.

- Peut-être que j’ai survécu pour être là, à ce moment précis, pour éteindre l’incendie qui vous consume plutôt que de l’alimenter…, mon sourire s’agrandit un peu alors que je m’apprête à le taquiner, je suppose que si vous auriez préféré vous entretenir avec le Pape, il aurait fallu vivre cette fin des temps au Vatican, car après tout, nul ne sait ce qui se passe ailleurs. Il se pourrait bien que le chef de l’église, et certains de ses cardinaux, aient survécu aujourd’hui…