One day you're there, the next one you're gone.
Mar 19 Mai 2020 - 16:39
Débrouillard Discipliné Curieux Patient Observateur Opportuniste Inexpressif Rancunier Hypocrite Pessimiste | Son boss l’avait fait tatouer le jour même où il lui avait donné un beretta m9. Paradoxal n'est-ce pas?Un tatouage religieux puis une arme. Aujourd’hui, ce flingue ne quitte pas Aamir ; comme son Ganesh. Il le porte dans un holster autour du torse. À sa ceinture, pendouille une machette qu’il a trouvée sur le corps d’un mort qui ne s’était pas encore relevé. Quand il y repense, la quasi-totalité de ce qu’il possède à l’heure actuelle, il l’a trouvé. Trouver, voler… Cela fait-il une différence maintenant ? Les rangers qu’il a aux pieds, il les a volées à un militaire qui n’en avait plus besoin. Son sac à dos, il l’a trouvé dans une carcasse de voiture. Ses paquets de clopes, tantôt il les trouve, tantôt il les vole. Aamir marque une différence mentale entre les choses qu’il trouve et les choses qu’il vole. Il se tient debout, devant ce grand miroir brisé. Cela faisait quelques temps qu’Aamir ne s’était pas vu, regardé. Malgré les fissures, il est là, il se reconnait encore. Le temps ne l’a bien-sûr pas épargné. C'est fou comme il ressemble à son père. Son teint est cuivré, bien que sali par la poussière et la crasse. Ses yeux, d’un marron foncé, sont cernés. Il ressentait la fatigue mais maintenant, il la voit. Qu’est-ce qu’il ne donnerait pas pour une bonne nuit de sommeil, dans un vrai lit, avec un oreiller moelleux. À cette simple pensée, un semblant de sourire vient étirer ses lèvres charnues. Un sourire à peine visible. Un sourire qu’il juge ridicule, tout comme cette idée. Cette nuit, s’il a un peu de chance, il dormira dans sa voiture. Le jeune homme porte sa main dans ses cheveux ébouriffés, en secouant la tête, comme pour chasser cette pensée de son esprit. Ses cheveux noirs corbeau auraient bien besoin d’une petite coupe ou ne serait-ce que d’un bon shampoing. De quand date sa dernière douche ? Il ne saurait dire. Peut-être avait-il 34 ans l’époque… Il en a 35 aujourd’hui. Mais son visage reste un brin enfantin. Ses joues sont un peu moins rondes qu’avant, parce qu’il ne mange plus à sa faim. Son corps aussi a maigri mais ce n’est pas choquant. Il n’a jamais été considéré comme gros ou maigre. Il était mince, ni grand ni petit. Dans ses vagues souvenirs, il était à deux centimètres d’atteindre le mètre quatre-vingt. Les manches de sa chemise noire sont retroussées. À l’intérieur de son avant bras droit, se trouve un tatouage. Un tatouage hindou, Ganesh. C’était une idée de son ancien boss, comme pour marquer son appartenance au "groupe". Aamir trouvait ça ridicule à l’époque, il n’avait jamais été croyant. |
Depuis le début de cette apocalypse, Aamir s’est rendu compte que son père avait raison. La forme physique, c’est important. Il n’a jamais fait parti de ces hommes ultra musclés aux biceps saillants sous une chemise mais il avait sa forme à lui. Sa forme et son endurance qui l’ont sauvé bien plus d’une fois.
Il n’a jamais été du genre à s’entourer de dizaine et dizaine de personnes mais il n’a jamais été solitaire pour autant. Il avait son petit groupe de survie et puis tout a basculé. Le voila depuis maintenant quelques semaines, seul. Et cette solitude commence à le peser. Lui, cet homme à qui l’on a reproché de ne pas être assez expressif, aimerait tant parler. De tout, de rien, de lui. Il se sent comme exilé. Cette solitude le rend anxieux. Par bribes seulement, cette anxiété le change petit à petit. Ce qu’il pensait être n’est plus, ou bien s’est endormi au fond de lui. Il se contente d’errer et de survivre. Il a bien-sûr entendu parler de ces camps, ces villes où la vie semble être quasi "normale" (la normalité pour lui se résume à avoir un abri régulier, de la nourriture chaque jour et croiser plus de vivants que de rôdeurs) mais il est indécis.Il a envie d'y croire,il se persuade qu'il en a envie. Mais comme tout à chacun, les temps l'ont forcé à devenir méfiant.Ou, pour tourner la chose à son avantage, observateur. Peut-être même un peu pessimiste parfois. Certains jours, certaines nuits, Aamir ne croit plus en l'être humain. Ou du moins en la bonté humaine. Il aime à se dire que c'est son côté terre à terrequi parle pour ne plus être déçu.
Ses mains gantées d’un cuir sombre se cramponnent au volant; la voiture est à l’arrêt mais il est prêt a démarrer quand on le lui dira. Il attend, garé dans cette ruelle à sens unique.
« Démarre » l’homme à l’arrière n'a à peine le temps de finir son mot que le pied d’Aamir s’enfonce sur la pédale d’accélération. Sa main droite joue sur le levier de vitesse, comme les doigts d’un pianiste se baladeraient sur les touches noires et blanches, laissant courir une douce mélodie. Sa mélodie, c’était le bruit du moteur qui brondissait. Il aimait cette métaphore, pour lui conduire était un art qu’il maîtrisait à la perfection. Les rues défilent, il n’a pas le temps de reconnaître un seul visage parmi les passants. Il connait cette ville et ces ruelles, il pourrait même conduire les yeux fermés. Il adorerait ça, prendre ce risque, ça l’exciterait et il sentirait cette boule d’énergie dans son ventre, ses poils seraient redressés sur ses avant-bras ; là sous sa veste de costume noir. Au volant de cette voiture bien trop cher pour lui, il se sentait puissant. Maître de son bolide, maître de son destin et maître de la vie de son patron, assis derrière. Un petit coup de volant trop à gauche et voilà qu’ils partiraient en tonneaux, heurteraient sans doute d’autres véhicules ; des gens y perdraient la vie. Son boss en premier mais pas lui. Pas lui. Il y avait souvent songé à ce coup de volant trop à gauche, à ce pouvoir de vie ou de mort qu’il pensait avoir. Il y avait rêvé mais jamais, ô grand jamais, il ne l’aurait fait. Ils s’éloignent du centre de Vancouver à vive allure, le Vancouver Lake se dessine au loin. Il voit des jeunes plonger, jouer ; insouciants. C’est une belle journée de printemps et dans quelques jours, il aurait trente ans.
Aamir est né par une fraîche nuit de printemps de 1985 à Vancouver. Il aurait pu naître ailleurs, de l’autre côté de la planète. Sa vie aurait alors peut-être été totalement différente s’il était né là-bas, en Inde. Son père, Jivan, est né à Jaipur dans l’Etat du Rajasthan. C’est là-bas qu’il rencontra la femme de sa vie, Priya, qui deviendra par la suite la mère de ses enfants et qu’il épousera en 1967. Les deux amoureux partageaient un appartement avec la famille de Priya. Ce n’était pas le grand luxe mais ils étaient loin d’être à plaindre. Ils étaient heureux bien que très modestes. Quand Jivan y réfléchissait, ils auraient dû être bien plus riches et avoir un réfrigérateur bien plus rempli s’ils n’avaient pas autant de bouches à nourrir. Priya avait insisté pour ne pas se séparer de sa famille sans revenus fixes. Il y avait ses deux sœurs, pas encore mariées, sa mère et son père. Les relations avec ce dernier n’étaient pas simples, il n’aimait pas se faire entretenir, comme il disait. Mais Jivan ne pipait mot. Priya était heureuse et c’était tout ce qui l’importait. Le bonheur de sa femme. Ce même bonheur qui ne cessait de grandir à chaque fois que la famille s’agrandissait. Il y avait à présent deux nouvelles bouches à nourrir mais cette fois-ci, pour ces bouches-ci, il était prêt à tout sacrifier. C’était ses enfants, sa chaire, son sang. Les bambins, respectivement appelés Kunal et Neha, avaient deux ans d’écart. Jivan travaillait plus, il ne les voyait que très peu mais il pouvait les nourrir et leur offrir un toit au dessus de la tête. Il estimait que ça valait probablement tout l’or du monde. Priya, elle, n’était plus si heureuse. Elle voyait son mari se tuer à la tâche. Elle savait que la situation ne pouvait durer éternellement. Elle avait entendu, par l’une de ses amies qui connaissait elle-même une amie, que le travail était bien mieux payé sur les terres de l’oncle Sam. Jivan était qualifié, il savait tout faire de ses dix doigts et elle, elle n’aurait qu’à faire valoir ses compétences de sage-femme.
Il leur aura fallu plus de deux ans pour prendre cette décision et surtout, pour s’organiser. D’un commun accord avec la famille de Priya, ils garderaient Kunal et Neha, le temps que tout soit correctement réglé dans le pays de tous les possibles. Bien-sûr, les Rahis enverraient chaque fois de l’argent en Inde pour qu’ils puisent payer le loyer, la nourriture et l’éducation des enfants. C’était donc en 1984 que leur histoire américaine commença. Ils emménagèrent dans la ville de Vancouver, où la population indo-américaine était la plus dense. Ils parvinrent rapidement à se faire une place dans cette petite ville. Cliché mais pourtant bien réelle, la fraternité entre expatriés indiens les a fortement aider à s’intégrer dans ce nouveau pays. Ils avaient tous les deux trouvé un travail. Ces emplois ne les rendaient pas riches mais ils pouvaient vivre ici et assumer la vie des autres au Rajasthan. Bientôt, se disaient-ils, ils pourront faire venir leurs deux enfants. Mais ce petit tableau presque idyllique pour eux, allait vite être remis en cause. Ô, ils n’étaient pas malheureux par ce qui allait arriver mais bel et bien déstabilisés. Ils n’étaient pas préparés à ce que le médecin leur annonce qu’un petit être vivant était entrain de se former dans le ventre de Priya. Ils pesèrent longuement le pour et le contre. La grossesse, ici, ça avait un coup. Mais l’après grossesse ? Ils avaient dû mal à y songer. Ils s’étaient enfin stabilisés. Ils allaient enfin pouvoir retrouver définitivement Kunal et Neha et voilà que le destin avait décidé autrement. Que faire ? Ils ne pouvaient se résoudre à se séparer d’un être qui n’était même pas encore né mais qu’ils aimaient pourtant déjà. Alors ils prirent une décision lourde de conséquence. Ils allaient garder ce petit être et retarder l’arrivée de leurs deux autres enfants.
Souvent, la nuit, Jivan entendait sa femme pleurer mais il feintait de dormir pour ne pas avoir affronter son chagrin. Il savait qu’elle était tiraillée. À la fois heureuse de donner à nouveau la vie et dévastée à l’idée de ne pas voir ses premiers enfants grandir. Parfois, lui aussi, peinait à retenir ses larmes. Il se demandait si Kunal et Neha se souvenaient même d’eux ?
Les neuf mois de grossesse se passèrent dans cette même « schizophrénie ». Tantôt heureux, tantôt tristes. Tantôt le sentiment de faire ce qu’il fallait, tantôt cette impression d’être égoïstes. Mais ce trop plein de sentiments contradictoires fût balayé d’un revers de main le seize juin mille neuf cent quatre-vingt-cinq. Dès les premiers cris d’Aamir, plus rien d’autre ne semblait compter. Ils n'oubliaient pas les deux autres mais maintenant, ils avaient un petit être humain à aimer. C’était dans ce schéma quasi parfait que grandi Aamir. Des parents aimants, sans aucun autre problème apparent. Il n’avait jamais l’impression de ne manquer de rien. Son enfance était extraordinairement normale. À la maison, on parlait hindi. Dehors, on parlait anglais. Pour qu’il puisse s’intégrer plus facilement ici et là-bas. Dès qu’il fût en âge de comprendre les choses, ses parents lui expliquèrent qu’il avait un frère et une sœur, qu’il ne vivait pas dans le même pays qu’eux mais que bientôt, il les rencontrerait. Lorsque les Rahis partirent pour la première fois à trois pour Jaipur, le petit Aamir était tout excité. Il avait quelques copains en Amérique mais rien ne valait un frère et une sœur. C’est ce qu’on lui avait dit et lui, il avait pris ça pour argent comptant. C’était à peine s’il tenait en place dans l’avion. Il tortillait ses petites jambes dans tous les sens « mon frère et ma sœur » n’arrêtait-il pas de répéter. En anglais puis en hindi. Et de nouveau en anglais. Jivan l’avait prévenu que la famille ici ne parlait pas anglais mais Aamir voulait leur apprendre ces deux mots. Frère. Sœur. Il était plus jeune de cinq ans par rapport à Neha et de huit ans comparé à Kunal mais il voulait leur apprendre ce que lui avait appris.Il s’imaginait déjà tant de choses. Il avait répété sa rencontre avec sa famille qu’il ne connaissait pas. Il était encore alors trop jeune pour comprendre que l’imagination ne collait pas à la réalité. « Pourquoi tu pleures maman ? » avait-il demandé lorsqu’il avait les yeux vers sa mère. Des larmes de joie, lui avait-elle répondu. Au loin, il ne les reconnaissait pas encore malgré les photos, se tenaient son grand-père et la petite fratrie. Priya lâcha la petite main d’Aamir pour courir, droit devant elle. Aamir, lui, se cramponna au bras de son père. Lui, qui était si impatient de les rencontrer, se découvrit une timidité débordante. En face de lui, les deux autres enfants avaient l’air tout aussi timide, se cachant derrière le vieillard. Ils étaient intimidés par leurs propres parents. Le regard de Priya changea. Elles n’avaient plus l’air si joyeuses, ses larmes. Jivan, quant à lui, serrait les dents. « Laisses leurs du temps chérie ». Du temps, c’est ce qu’il fallait. On lui avait toujours dit que le temps ferait son œuvre. Mais pour cette petite famille éparpillée, le temps ne changea pas grand chose. Kunal et Neha restèrent en Inde, ils avaient commencé leur éducation ici, ils étaient élevés par leurs grands-parents et ces derniers avaient jugé bon d’avertir Priya que cela les chamboulerait plus qu’autre chose de venir aux Etats-Unis. Que, lorsqu’ils seraient en âge de décider, ils choisiraient eux-mêmes où et surtout avec qui vivre. En contre partie, les Rahis s’engageaient à venir une fois par an, pendant au moins trois semaines, à Jaipur. Cela devait être le rendez-vous annuel. Au fil des années, ils avaient fini par s’apprivoiser. Pendant trois semaines, une fois par an, ils étaient une petite famille modèle. Aamir attendait ce rendez-vous, bien qu’il se sentait toujours un peu à l’écart de Kunal et Neha. Le monde ici était différent de celui de Vancouver. Kunal et Neha le considéraient comme l’ami plus jeune et étranger, avec ses manières bizarres venues d’ailleurs. Ce sentiment était réciproque. Ils ne s’aimaient pas mais s’appréciaient à leur façon. Une fois par an pendant trois semaines.
Le temps passait, plus Aamir grandissait et moins il attendait ses « vacances ». Il avait maintenant seize ans. Rien dans sa vie n’avait changé ou ne l’avait marqué. À l’école, il n’était ni bon ni mauvais. Un élève qui se fondait dans la masse. Il s’était fait son groupe d’amis, il avait eu sa première petite copine, son premier chagrin, sa première bagarre, sa première cigarette, son permis. Une adolescence sans encombre, tout comme sa vie. Il savait qu’il pouvait s’estimer heureux. Il avait pleinement conscience de la souffrance que le monde pouvait offrir. Il le voyait chez amis, dans les histoires de ses parents ou même à la télévision. L’adolescent ne savait pas encore quoi faire de sa vie après le lycée mais il reconnaissait sa chance. Et puis après tout, il avait encore deux ans pour y réfléchir. Jivan lui avait cependant bien fait comprendre qu’il ne devait pas prendre ce choix à la légère. Que rien ici n’était gratuit, pas même l’accès à la connaissance.
À ses dix-huit ans, pour la première fois de sa vie, Aamir annonça à ses parents qu’il ne viendrait pas avec eux à Jaipur. Eux qui attendaient cette période de l’année avec impatience. Ce moment où tout le monde était réuni, où l’hypocrisie régnait. Les Rahis se voilaient la face mais Aamir n’était pas dupe. Il n’était plus le bienvenu là-bas. Il savait, du moins il songeait, que Kunal et Neha étaient rongé par la jalousie. . Rongés par l’envie de vivre dans une maison semblable à la leur, par l’envie de porter les dernières chaussures à la mode, l’envie d’intégrer une université américaine. Comme dans les films américains, ceux qui dépeignent un monde où tout est possible si on se donne les moyens. Ceux qui nous mentent mais ceux en qui on ne peut s’empêcher de croire. Naïvement. Aamir, lui, savait qu’ils n’étaient pas né avec les mêmes chances mais après tout, n’étaient-ils pas plus heureux là-bas ? Le jeune homme fît son monologue, sans s’arrêter, sans expression faciale, avec un accent américain quasi parfait. Pas en hindi. Sa mère n’arrivait pas à le regarder dans les yeux ; ces mêmes yeux qui se noyaient dans des larmes. Elle voyait dans les paroles de son fils un rejet. Le rejet de sa propre famille voir de ses origines. Son père, lui, le regardait droit dans les yeux. Aamir jurerait qu’il comprenait. Il comprenait que son fils de les rejetait en rien. Seulement qu’il n’était pas à son aise, que lui, il était né ici, entouré de son père et sa mère. Pas dans le brouhaha incessant de Jaipur et encore moins auprès de sa sœur, son frère, ses tantes et ses grands-parents. Tout comme Kunal et Neha avaient refusé de venir ici, lui, refusa d’aller là-bas. Le jeune homme savait que cette décision allait briser le cœur de sa mère, elle qui vivait pour ces trois foutues semaines. Mais il était las de cette comédie. Et, comme un coup du sort, comme un ultime coup de grâce pour Priya, Aamir reçut le lendemain sa lettre d’acceptation à l’université de Portland, pour y étudier un an de mathématiques, un an de sciences sociales. Il allait donc quitter le nid familial, pour au moins deux ans. Il savait que ce n’était pas un adieu, Jivan le savait aussi. Il avait toujours été plus proche de son père que de sa mère, il avait la sensation qu’ils se comprenaient mieux. Alors que ses parents préparaient leur départ pour Jaipur, lui préparait le sien pour Portland. Les au revoir ne furent pas déchirants, du moins pour lui. « Tu pourrais au moins faire semblant » lâcha Priya. Que voulait-elle dire ? Il ne partait qu'à quelques kilomètres. Bien-sûr qu’il ressentait un pincement au cœur, c’était un grand changement de ne plus les voir chaque jour, chaque matin. Mais devait-il pour autant pleurer toutes les larmes de son corps ? Il n’y arrivait pas, il avait toujours été comme ça et il jugeait ça lâche de la part de sa mère de le lui reprocher, là, comme ça.
A l’Université, Aamir découvrit un autre monde. Il aimait décrire ce monde comme étant le portrait de la schizophrénie d’une jeunesse américaine. Ces américains pas encore tout à fait adultes mais loin de l’adolescence. La journée était réservée à l’apprentissage. Rarement il lui avait été donné de voir des personnes aussi assidues et appliquées dans leur travail. Même lui, qui malgré sa scolarité plutôt plate, prenait goût à venir, à apprendre et à progresser. Sa curiosité et sa soif d’apprendre faisait qu’il était d’ailleurs loin d’être dans les derniers de sa promotion. Le jeune homme avait pour habitue d’appeler ses parents, en hindi, pour leur vanter ce petit exploit. Ce qui se passait le soir et particulièrement le week-end, ça, il n’en parlait pas dans ses appels. En effet, Aamir vivait dans ce cliché de la jeunesse étudiante. Ce cliché dégoulinant d’alcool, de sexe et de drogues douces. Ce n’était pas dangereux selon lui, il voulait juste vivre l’expérience de ces deux mondes différents. Un soir, à l’aube de ses vingt-ans, sortant un club, il fît une rencontre qui allait changer sa vie. Pas une rencontre amoureuse, non, loin de là. Aamir titubait légèrement lorsque, dans une rue parallèle, il entendit des cris. Il n’arrivait pas à déterminer la nature de ces cris mais machinalement, ses pieds le guidèrent à l’entrée de cette ruelle. Deux hommes, typés, gisaient sur le sol. Trois autres debout, dont deux couteaux en main, menaçant la vie du troisième. Ce dernier fît volte face, dévoilant son faciès à Aamir. C’était un homme qui devait avoir, à vue d’œil, une grosse vingtaine d’année de plus que lui. Aamir cligna des yeux, à plusieurs reprises. Il ressemblait à son père mais ce n’était évidemment pas lui. Leurs regards se croisèrent. Une fraction de seconde. L’homme se mis à courir vers Aamir. Lui, restait tétanisé. L’alcool aidant, il ne savait pas s’il devait courir à son tour ou rester là, sans savoir les intentions de cet homme. Cette scène se déroula en moins de deux minutes mais cela semblait durer une éternité. Comme au ralenti. « tu sais conduire ? » lâcha l’homme, en hindi, à Aamir. Le jeune homme dodelina de la tête. Les deux autres, toujours couteaux aux poings, se mirent à courir à leur tour. L’adrénaline monta, d’un seul coup. Il avait l’impression de retrouver toutes ses capacités, de dessaouler aussi vite que l’alcool était monté. L’indien lança des clés vers Aamir, celui-ci les attrapa non sans mal. Et, sans qu’il n’eut le temps de comprendre le pourquoi du comment, il se retrouva au volant d’une grosse voiture noire, filant à toute berzingue. Il ne savait pas où il allait, ni vraiment ce qu’il faisait et encore moins qui était l’homme, assis, là, derrière. Il n’en avait aucune idée mais il trouvait ça excitant. « Je te revaudrai ça, petit ». L’homme demanda seulement le nom et prénom d’Aamir avant de le laisser partir. Les premiers mois suivant cette nuit, Aamir pensait souvent à ce qui s’était passé. À cette phrase. « Je te revaudrai ça ». Au début, il avait attendu. Encore et encore. En vain.
Deux années passèrent avant qu’Aamir ne revoit cet homme mystérieux. C’était une fin journée paisible et il était de retour à Vancouver. Le temps de trouver un vrai boulot, se disait-il. Il n’était pas tard lorsqu’il poussa la porte d’un pub tenu par un ami de ses parents. À vrai dire, il avait l’impression que tous les indiens de cette ville étaient amis. « salut Aamir, il y a un homme qui te cherchait, je lui ai dit que tu viendrais ici à l’heure habituelle. Il t’attend, là-bas ». Le proprio désigna le coin du bar avec son menton. Aamir leva un sourcil. Il ne comprenait pas qui pouvait bien le chercher. Ses potes connaissaient son numéro de téléphone. Comme à peu près tous les gens qu’il connaissait. Lorsque l’homme, bien encré sur sa chaise, tourna sa tête, le sang d’Aamir ne fit qu’un tour. « merde, merde… qu’est-ce qu’il me veut ? » . Il l’avait bien sûr reconnu. C’était l’homme qu’il avait aidé, ce fameux soir à Portland. « Je vois que tu te souviens de moi » lâcha l’homme, un sourire malicieux aux lèvres. Bien-sûr qu’il se souvenait, comment oublier un homme pourchassé par deux marmules armées? « Moi non plus je ne t’ai pas oublié. Tu m'as sans doute sauver ce soir là. Et sache, pour commencer, que je tiens toujours ma parole ». Au même moment, il se leva de sa chaise et tendit sa main à Aamir. Les deux hommes se faisaient face. Sobre et en pleine lumière, Aamir le trouvait moins impressionnant. Peut-être parce que, pendant des mois, ses souvenirs s’étaient transformés en chimères. Il le visualisait grand, musclé, tatoué. Or, il ne le dépassait que de quelques centimètres et le seul tatouage qu’il possédait était sur son avant-bras. Il lui serra la main et pris place en face de lui, sans dire un mot. « J’ai cru comprendre que tu cherchais du travail. Un vrai travail. » Comment le savait-il ? Aamir était décontenancé, il faisait pâle figure face à cet homme. Il devait parler. Mais les mots ne venaient pas, alors il hocha la tête, tout en crispant sa mâchoire. « J’ai besoin d’un type comme toi. » Aamir l’interrogea du regard. « Tout ce que tu auras à faire, c’est de conduire. De me déposer ci et là. Démarrer, rouler, t’arrêter, descendre, m’ouvrir la porte, attendre mon retour et démarrer à nouveau. Sans poser de question, je n’aime pas les bavardages inutiles. Tu seras bien payé si tu fais du bon travail » il marqua une courte pause. « Je te laisse jusqu’à la fin de la semaine pour y réfléchir. Je te retrouverais ici vendredi, même heure » l’homme bu sa bière d’une traite, se leva puis tourna les talons. « Attendez ! » enfin ! Enfin Aamir réussit à réagir. « Je ne sais même pas votre prénom ! » Votre prénom ? C’était tout ce à quoi il pensait ? Un homme quasi sorti de nulle part lui proposait un job et la seule chose qui l’intéressait, c’était son prénom ? L’homme esquissa un demi-sourire. « Irfan » lâcha-t-il avant de disparaitre.
La semaine passa lentement. Chaque jour Aamir s’interrogeait. Devait-il accepter ? Il ne connaissait pas cet homme. Que faisait-il dans la vie pour avoir les loisirs de se payer un chauffeur ? Mais surtout, que faisait-il dans la vie pour se retrouver entouré de deux hommes armés dans une ruelle à Portland? Irfan avait insisté sur le fait de ne pas poser des questions et pourtant, Aamir s’en posait des centaines. Sa tête lui disait de refuser. Que cette histoire semblait trop dangereuse, trop sombre. Mais son cœur lui, le poussait sur le chemin inverse. Il repensait à l’excitation qu’il avait ressentie. C’était exaltant. Conduire, sans savoir où ni pourquoi, avec ce sentiment d’avoir la mort aux trousses. Il allait accepter, il le savait au fond de lui. Alors, le vendredi, il se présenta au bar, à l’heure et l’endroit indiqué. Il attendit, quinze, vingt minutes. Irfan daigna enfin se montrer, tout sourire. « Je t’avais dit que je te revaudrai ça petit. Bienvenu dans la famille » La famille ? Quelle famille ? Irfan déposa deux jeux de clés différents sur la table. « Celle-ci, c’est pour la voiture. Celle-ci, pour ton nouvel appartement. Vois ça comme ton logement de fonction, tu ne vas pas vivre éternellement chez Jivan et Priya, n’est-ce ? » Il était drôlement bien renseigné, Aamir songeait qu’il devait peut-être faire machine arrière. « Maintenant, rentres dans ton nouveau chez toi, mets un costume noir et reviens me chercher. Ce soir, on se rend à Portland » Trop tard. Aamir ne bronchait pas, il restait stoïque. Irfan soupira et déposa une petite liasse de billet sur la table. « Ton premier salaire. Allez, maintenant va te changer ». Doucement, à la manière d’un enfant, Aamir s’exécuta. Il poussa la porte de son nouvel appartement. Il ne savait pas à quoi s’attendre mais il était presque déçu de ne pas tomber sur un grand loft à la décoration épurée. À la place, il trouva un appartement classique avec un salon, une cuisine, une salle de bain et une chambre. Un appartement typique, sans fioriture qui ne criait pas la richesse. Il enfila un des nombreux costards noirs qui se trouvaient dans sa nouvelle penderie. Il ne s’était jamais vu aussi élégant, il avait fière allure ainsi vêtu. C’était bien-sûr moins confortable que ses t-shirts ou ses sweats mais il s’y habituerait. Tout comme il allait s’habituer à sa nouvelle voiture. Il l’avait déjà conduit, une fois. Cette fameuse fois. Ses souvenirs avaient beau être modifiés par le temps, il se remémorait parfaitement la façon dont il devait conduire la bête.
Les mois, les années défilèrent. Il était maintenant habitué à ses costumes noirs, à la vitesse, à obéir sans poser de question. Irfan l’avait pris sous son aile, l’appelant parfois « fiston ». Irfan lui avait présenté plusieurs femmes. Il avait dit à Aamir « tu devrais te marier, pour l’image. Tout est une question d'image, de paraître ». Chose qu’il finit par accepter. Il n’y avait pas d’amour dans ce couple mais au moins, il prenait du bon temps et renvoyait l’image d’un presque trentenaire, marié avec un emploi stable.
Il avait également rencontré ceux qu’Irfan appelait ses associés, sans pour autant jamais lui révéler le pourquoi du comment. Ils étaient tous indiens. Ils avaient tous le même tatouage. Et tous un flingue accroché à la taille. Lui aussi, il avait ce fameux tatouage et un flingue. Il ne savait pas pourquoi, sans doute par précaution. L'argent pouvait attirer des gens dangereux. Ou peut-être faisait-il parti des gens dangereux ? À vrai dire, peu lui importait. Irfan lui offrait une vie à laquelle il n’avait jamais pensé. C’était palpitant. La plupart des journées étaient calmes mais parfois, la situation dérapait bien vite. Parce qu’il n’y avait pas qu’Irfan et ses associés qui étaient armés. Aamir n’avait jamais eu à se servir de son beretta, lui, il était là pour les emmener loin, rapidement, en sécurité. Il aimait ça.
Irfan lui avait aussi permis de beaucoup voyager, à travers les Etats-Unis mais surtout en Inde. Peut-être avait-il de gros clients là-bas ou bien était-ce lui, le gros client? Aamir était également retourné avec ses parents à Jaipur. Les choses s’étaient améliorées avec sa famille là-bas mais lorsqu’il venait avec Irfan, jamais il ne les contactait. Aamir ne savait pas pourquoi ils étaient ici alors autant ne pas prendre de risque.
Parfois, Aamir laissait traîner ses oreilles dans la voiture. Les coups de fil d’Irfan étaient tantôt en anglais, tantôt en hindi. Par chance, il comprenait parfaitement les deux. Beaucoup d’argent était en jeu. Parfois aussi, Aamir s’autorisait à se questionner intérieurement. Il se plaisait à s’imaginer en chauffeur privé d’un grand baron de la drogue. Ou d’un proxénète. Ou peut-être même d’un chef de gang où le sang coulait à flot et les règlements de compte battaient frénétiquement le tempo de ses journées, de ses nuits. Il n’avait jamais su et jamais il ne saura.
Mi octobre 2015 – Portland, Oregon
11/10 - Il tire une latte sur sa cigarette, en prenant bien soin de recracher la fumée par la fenêtre de la voiture. Irfan l’a prévenu, ce rendez-vous sera assez long. À la radio, les premières notes de Can’t feel my face retentissent. Aamir lâche un soupir. Si seulement Irfan n’avait pas que des cd de musiques indiennes dans cette bagnole, il pourrait écouter autre chose que ces mêmes titres qui passent en boucle. Il tire à nouveau sur sa cigarette. Sur son téléphone, il fait défiler son fil d’actualité Twitter. Il tombe sur un article qui parle d’un nouveau type de stupéfiants qui rend les gens un peu fous. Cela lui arracherait presque un sourire. Comme si les anciens stupéfiants ne faisaient pas faire des choses étranges aux gens. Une enquête est en cours. Aamir se demande si, à l’apparition de la coke, une enquête a eu lieu et surtout s’ils en ont fait tout un foin. Il se dit que c’est bon signe, que si les médias n’ont rien d’autre à faire que de parler du nouveau stupéfiant à la mode, c’est que le Monde doit être calme. Mais pas le temps d’y réfléchir plus longtemps qu’un autre article l’interpelle, la coupe du monde de rugby, les résultats de la dix-septième journée. Il ne s’y connait pas trop mais il juge cela plus intéressant.
12/10 - Le lendemain matin, le jeune homme est réveillé par les vibrations de son téléphone. Il émerge doucement, sa femme est sûrement déjà partie au travail. Il attrape son smart-phone et déchiffre, les yeux encore un peu embués les messages sur son groupe d’amis « Vous avez vu ? Vous en pensez quoi ? C’est des conneries. Moi je sais pas… C’est bizarre quand-même » il cligne les yeux. Une fois, deux fois. Ça parle encore de drogue ? C’est quoi cette histoire encore, des morts qui se relèvent ? Il tape frénétiquement sur son écran « Ils préparent sans doute Halloween ces cons… Et bientôt quoi, ils vont nous dire que Leonard Nimoy s’est relevé aussi ? » Longue vie et prospérité. Il jette son téléphone sur le côté et décide de se rendormir.
18/10 – Ça commence à prendre une trop grosse ampleur cette histoire. Aamir a beau se dire qu’il ne faut pas céder à la panique, au fond de lui, comme la plupart des citoyens, il a bien compris que quelque chose n’allait pas. « Il faudrait être abruti pour ne pas s’en rendre compte ! » avait scandé Irfan. Ils se font de plus en plus souvent arrêter par les forces de l’ordre. Savoir où ils vont, ce qu’ils font. Les hommes en kaki, armés, se multiplient dans les rues. Mais d’après le président, ils sont là pour le bien des citoyens. C’est vrai que ça chauffe dans les rues.
26/10 – « Démarres ! Démarres cette foutue voiture ! » Irfan entre en trombe. Aamir tique, jamais Irfan ne perd son calme comme ça, il démarre cependant aussi vite qu’il le peut. Il zyeute son patron dans le rétroviseur central. Celui-ci a l’air paniqué. Il regarde tout autour de lui. Pourtant, il sait qu’il est en sécurité dans cette voiture. Aamir lance un autre regard furtif vers Irfan. Il a du sang sur sa chemise. Est-ce le sien ? Celui d’un autre ? Pas de question, c’est la règle. Irfan lui donne une adresse différente de d’habitude, lui dit qu’ils dormiront là-bas. Au Nord, hors de la ville. Aamir, feintant de rentrer l’adresse dans le gps, tente un message à sa femme « je ne rentrerai pas ce soir ». Il espère qu’elle le recevra, le réseau est vraiment pourri ces temps-ci. Il leur faut des heures d’embouteillages pour réussir à quitter la ville et atteindre la maison indiquée. Aamir pense à ses parents, ils doivent sans doute être en route pour l'aéroport. C'est aujourd'hui qu'ils devaient partir à Jaipur. Il espère qu’ils ont réussi, il sait que Priya a une peur bleue des forces de l’ordre.
Novembre 2015 – près de Deep Cove, Washington
Voilà maintenant près de trois semaines qu’ils sont dans cette grande maison de campagne. « Bordel… Comment peut-il se payer une baraque comme ça ? » songe Aamir, au début. Ils sont cloîtrés. Irfan et ses deux bras droit leurs ont clairement fait comprendre que toute sortie était définitive. « Voyez ça comme des vacances ». Des vacances ? Aamir n’y croit pas une seconde mais dans cette campagne, il n’a aucun réseau et même les télévisions ne fonctionnent pas. Ils leur cachent quelque chose et la tension commence à monter dans cette maison. Ils sont sept. Sept hommes à se regarder en chiens de faïence toute la journée. Chacun veut pouvoir prévenir ses proches qu’ils vont biens mais personne ne peut. Et puis la nourriture et l’eau commence à manquer. L’alcool aussi. Ils ont pour habitude de boire, beaucoup, chaque jour. Ca fait passer le temps quand ils jouent aux cartes ou au billard. Il reste à Aamir un paquet de clope. Il peut se contenter d’un repas par jour mais pas d’une cigarette par jour. Il s’est d’ailleurs battu un soir avec un « associé » qui lui a volé une cigarette. Il va falloir qu’il sorte, sinon il va imploser.
Par chance, comme si Irfan avait entendu ses prières silencieuses, il réveille Aamir, un bon matin. Ça lui pique les yeux de se lever si tôt. « J’ai besoin de toi fiston. Tu vas devoir me conduire en ville. » Aamir a l’impression de sourire mais il le sait, ça ne se voit pas. « Pas besoin de mettre ton costard, ça caille dehors. Mais ça, surtout, prends ça » Irfan insiste sur le flingue. Son boss envoie deux de ses sbires dehors, en premier. Aamir ne comprend pas. Il a envie d’hurler, de demander ce qui se passe pour qu’ils soient terrifiés à ce point. La voie est libre. Il peut sortir la voiture. Dehors, tout est calme. Calme comme ces dernières semaines. Aamir a toujours détesté la campagne. Pas un bruit, pas âmes qui vivent. Il roule à vive allure. Les trois bonhommes qui l’accompagnent sont tendus, la main sur le revolver, près à dégainer. Ils approchent la communauté de Deep Cove. Irfan qui, pour la première fois, s’est assis devant lui demande de s’arrêter. « À partir de maintenant tu vas écouter tout ce que je te dis petit. » son air est grave, son ton l’est tout autant. « Tout ce que tu as pu lire son internet le mois dernier est vrai. Les morts se relèvent. La charogne marche et elle n’est pas là pour jouer. Elle est dangereuse. Elle est mortelle. Alors peu importe ce que tu vas voir ici,t, tu dois continuer de rouler. Peu importe si tu as peur, je ne veux pas le savoir. Tu joues avec nos vies à tous. Tu roules, tu traces comme tu sais le faire. Tu ne regardes rien. Ton rôle s’est d’avancer, de nous emmener et nous ramener tous ici, en vie. » Aamir fixe la route au loin, il n’ose même pas regarder Irfan dans les yeux. Il sent une boule dans son ventre. Dans sa gorge aussi. Ils se foutent de lui ? Non, Irfan a l’air bien trop sérieux. Il a peur. Aamir aussi. Ils pensent à ses parents, il espère que la situation est différente en Inde. Il pense aussi à sa femme, où est-elle maintenant?
Il roule, aussi vite qu’il le peut. Il essaye de ne se concentrer que sur la route devant lui. Mais comment ne pas regarder à droite, à gauche ? Comment ne pas voir la désolation qui défile sous ses yeux ? Et puis, il est curieux. Curieux de voir à quoi ressemblent ces morts qui déambulent ? Deep Cove semble déserte. Les devantures de magasins sont détruites. Sûrement par les vivants, les pilleurs. Des voitures probablement abandonnées mais encore en bon état jonchent sur la route et les trottoirs. La ville a juste l’air à l’arrêt, pas morte. Mais c’est là, qu’il le voit. Son premier « mort-vivant ». En un éclair. Ses yeux sont laiteux, sa peau décharnée. Ses vêtements sont sales, il avance sans avoir l’air de savoir où aller. Instinctivement, comme poussé par cette curiosité malsaine propre à l’homme, Aamir ralenti. Le mort-vivant se tourne vers la voiture quasi à l’arrêt. Aamir pourrait jurer qu’il les regarde. Il est presque pétrifié par cette vision. Le revenant se jette sur la voiture. Il frappe, de toutes ses forces. Ses ongles essayent de percer la vitre. Aamir fait un bond sur son siège mais reste captivé par ce triste et effrayant spectacle. Seule une vitre les sépare de ce fou. Il entend les deux sbires rirent à l’arrière. Irfan les fait taire. Il pose une main amicale, presque paternelle, sur l’épaule d’Aamir. Un nouveau sursaut. Il redémarre. Il sent ses yeux se mouiller. Il doit se ressaisir. Mais comment ne pas perdre pieds? Il a été tenu à l'écart de ce désastre pendant presque trois semaines. Il a été tenu sciemment dans l'ignorance. Il était là,comme un con, à boire et jouer aux cartes alors que le monde a l'extérieur mourrait. Il ne sait pas s'il doit être reconnaissant ou énervé. Les deux. Tout se mélange dans sa tête mais le sentiment qui prend le plus le dessus est la peur. Ce n'est pas un surhomme Aamir, il ne se connait pas d'âme courageuse prêt à sauver la ville des zombies. Il est effrayé.
16 février 2016 – Vancouver, Washington
Cela fait plus de deux mois qu’il a vu son premier cadavre ambulant. Et ce serait mentir que de dire qu’il est habitué maintenant. Irfan limite les sorties au stricte nécessaire et a même durci les règles. Aamir n’a jamais affronté les rôdeurs à proprement parlé. Il est toujours à l’abri dans sa voiture. Lui, il est là pour conduire. Même si le monde semble s’être écroulé, Irfan tient à garder chacun à sa place. Et sa place, c’est derrière un volant. Il ne trouve pas ça très malin de sa part de le laisser sur la touche à chaque fois, ils ne savent pas combien de temps cette histoire va durer et il pourrait se montrer utile lors des missions de ravitaillement. Mais ce n’est pas lui le boss et il a bien conscience qu’il faut continuer de maintenir une hiérarchie pour ne pas sombrer dans le chaos à leur tour. Alors c’est tout naturellement qu’Irfan continue de prendre les décisions. Il a scrupuleusement évité les villes de Vancouver et de Portland ces dernières semaines. Il sait que tout son groupe y a trop de souvenirs. Mais c’est reculer pour mieux sauter.
C’est en fin de matinée qu’Irfan prend la décision de se rendre à Vancouver. Aamir surprend la conversation et insiste pour venir. Il joue sur le fait qu’il est leur meilleur espoir. Pas sur place mais pour arriver sur place. Irfan accepte. Il sait que les routes sont revenues tortueuses, même celles de campagne. Il sait aussi qu’Aamir est obéissant, prudent et surtout très rapide. Qu’il n’a pas peur de rouler sur la charogne s’il le faut. Il lui fait seulement promettre qu’il ne devra pas retourner dans son appartement ou essayer de retrouver sa femme. Aamir acquiesce. Il a parfois un petit pincement au cœur en pensant à elle, à ce qu’elle a bien pu devenir mais il voit maintenant un avantage à ne pas avoir eu de lien fort avec elle, c’était purement charnel entre eux.
Aamir roule au pas dans cette ville qui l’a vu naître et grandir. Il reconnaît son ancien lycée et même le pub où il avait pour habitude d’aller. Ce même pub où Irfan l’a recruté. Tout n’est que désolation ici et si Irfan n’insistait pas pour mettre son vieux cd de musiques indiennes, on pourrait entendre les râles des morts-vivants s’élever dans toute la ville. C’est sans doute pour ça qu’il insiste tant avec sa musique de Bollywood. Aamir doit accélérer un peu. Le bruit de la voiture, et sans doute de la musique, commence à attirer les rôdeurs. Ils les suivent, lentement, à leur vitesse mais ils sont là. Pas en surnombre mais quand-même. « On va fouiller ce pâté de maison, toi, continues de rouler pour les attirer plus loin. N’oublies pas, trois coups de klaxon si ça dégénère pour toi. Il est 13h02, sois de retour à 13h45, tapantes » Les trois hommes sortent de la voiture, tel un commando de l’armée américaine. Irfan fait signe à Aamir de baisser sa vitre. « Fais pas le con petit » lui lâche-t-il avec un regard presque tutélaire. Il sait que la maison de ses parents n’est qu’à cinq minutes d’ici. Aamir hoche la tête. Ils sont censés être à Jaipur de toute façon. Il relève son carreau et appuie sur la pédale d’accélération. Il détale à vive allure. Dans son rétroviseur, il aperçoit du mouvement. Ça fonctionne à tous les coups. Ces êtres pas totalement morts sans pour autant être vivants n’ont vraiment rien dans la cervelle songe Aamir. Il tourne et retourne, en prenant soin de ne pas revenir dans la rue où se trouve une petite partie de son groupe. Il est 13h20, il repense à la phrase d’Ifran. Ne pas faire le con. C’est implicite. Il ne lui a pas dit clairement ce qu’il n’avait pas le droit de faire. Est-ce qu’il sait quelque chose qu’Aamir ignore ? Il n’est qu’à un virage de la maison de ses parents, de la maison de son enfance. Il ferme les yeux. Il tourne. Il lui reste vingt-cinq minutes. Il est devant la maison de ses parents. Les volets sont fermés mais en piteux état. La peinture de la porte est grattée, pleine de graffitis. Il coupe le moteur. Il n’a rien à faire ici. Rien à l’intérieur ne serait utilisable, ses parents détestaient les boites de conserves et compagnie. Et s’il y avait quelque chose d’utile, il se doute que les pilleurs les ont déjà volés. Il regarde autour de lui, toujours à l’abri dans son véhicule. Il y a deux ou trois rôdeurs, ci et là. Il est curieux, il l’a toujours été. Il ouvre la portière et, en quelques secondes, le voilà dehors. Il prend son beretta dans sa main. C’est ridicule, il ne sait même pas vraiment s’en servir. Mais il se rassure comme il peut. Il avance vers ce qui était, il y a plusieurs années, sa maison. Il sent ses muscles se raidir. Aamir est effrayé mais sa curiosité le pousse à avancer. Il essaye d’ouvrir la porte mais en vain. Elle n’est pas verrouillée mais sans doute bloquée, barricadée de l’intérieur. Il s’énerve en songeant que des junkies ont du prendre possession de cette maison, sa maison. Il se jette sur la porte. Une fois, deux fois. Ça commence à bouger. La quatrième fois sera la bonne. Dans un vacarme, il tombe sur le sol de son entrée, où il s’entremêle avec des chaises et une commode. Sans doute ce qui bloquait la porte. Il n’a pas le temps de se relever qu’il sent une odeur nauséabonde. Une odeur comme il n’a jamais senti. Ça ressemble fortement à l’odeur des morts-vivants qu’il a croisés dehors mais en pire. Il ne peut se retenir de rendre le peu de nourriture qu’il a dans le ventre. Il enroule son écharpe autour de son visage mais c’est à peine si cela masque l’odeur.
Aamir avance à pas de loup dans cette maison qu’il connait par cœur. Au sol, il reconnait la valise de Priya, sa mère. Elle est ouverte, déchirée. Sur la petite desserte du salon, il voit les billets d’avion et les passeports. Son cœur s’emballe, il a du mal à respirer. « Papa ? Maman ? » Chuchote-t-il. Aucune réponse. Il entend un bruit à l’étage qui le fait bondir. « C’est moi, Aamir » il crie maintenant. Le bruit semble s’agiter en haut. Il décide de monter. Il sait ce que lui dirait Irfan « retourne dans la voiture petit, ça ne vaut pas le coup, il n’y a rien de beau à voir ici ». Il court dans les escaliers, il ne fait même pas attention au sang séché au sol ou sur le mur. Dans le couloir, près de son ancienne chambre, une robe pleine de sang, des os et des cheveux. Il connait cette robe. Il commence à voir flou, ses oreilles bourdonnent et il a comme des fourmis dans les mains. Il va tomber, il le sent. Il entend une porte grincer. Il se retourne. Non, ce n’est pas possible. Il doit être en plein cauchemar. « Pa…. Papa ? » Balbutie-t-il, dans un murmure à peine audible. Il est pétrifié, sa nuque est raide. Il vacille. Ça n’est pas son père à proprement mais bien ce qu’il reste de son père. Et là-bas, dans le coin, c’est ce qu’il reste de sa mère. Les jambes décharnées de son paternel avancent vers lui, lentement mais sûrement, animées par l’odeur de sa chaire. Aamir fixe le cadavre ambulant de son père. Son cœur est à présent serré, là, dans sa poitrine. Il sait qu’il doit bouger mais il est tout engourdi. Il trébuche et dévale les escaliers. Il a mal mais ne le sent pas tout de suite. Le corps de Jivan passe par-dessus la balustrade. Il n’arrive pas à se relever mais il rampe vers Aamir. Il rampe plus vite qu’il ne marche. Il grogne. Aamir n’arrive pas à se relever lui non plus, mais il glisse en arrière, aussi vite qu’il le peut. Dans un éclair de lucidité, il braque son arme vers ce qu’il reste de son père. Mais il est incapable de tirer. Pourquoi fait-il cela ? S’attend-t-il à ce que son père le reconnaisse et s’arrête ? Qu’il se stoppe sous la menace de l’arme à feu ? Bien-sûr que non mais il ne peut se résoudre à le faire. Il tire, à côté. Le bruit résonne. Il s’arrête et baisse son arme. À quoi bon lutter ? Quitte à finir bouffer par ces monstres, autant que ce soit son père. Il sent des larmes rouler sur ses joues, il ferme les yeux. Les battements de son cœur s’accélèrent, il les entend bien qu’ils ne couvrent pas totalement les grognements de son père. Soudain, un deuxième coup de feu. Il fait un bond et sent des mains soulever son corps. Il n’a même pas le courage d’ouvrir les yeux. Jusqu’à ce qu’il se prenne une baffe. Puis une autre. Il sent des doigts s’enfoncer sur ses joues, comme son père avait l’habitude de faire. Il ouvre les yeux. La poigne sur son visage est tellement forte qu’il ne peut tourner la tête et doit faire face à son sauveur, au tueur de son père. « Je t’avais dit de ne pas faire le con » Irfan rugit. Aamir ne peut même pas parler tant la main d’Irfan écrase ses joues. Ce dernier le traine jusqu’à la voiture. Aamir entend des râles, des grognements. Ils ont dû être attirés par les deux coups de feu. Mais il n’a même pas conscience de ce qui se passe autour de lui tant sa tête est embrumée. Il se laisse comme porté et se retrouve derrière le volant. Irfan ferme les portes. « Tu as cinq minutes pour aller récupérer les autres et semer ses rôdeurs » Aamir ne se sent pas en état de conduire mais sous la menace d’Irfan, il n’a pas le choix. Il est 13h40. Il démarre, il roule sans en avoir vraiment la lucidité de le faire. « Et ne crois pas que ta désobéissance sera sans conséquence ». Il est 13h45, il récupère les gars, comme il devait le faire. Les quatre hommes rentrent tous saint et sauf à la maison mais Aamir n’est plus le même. Il a le cœur brisé, il se sent vide. Il a définitivement perdu ses parents et, il a beau être le petit chouchou d’Irfan, il lui ferait payer à coup sûr son insubordination.
LA SUITE EST ICI
Ses journées ont bien changées depuis qu’il est seul. Il ne pensait pas que le plus dur, dans cette Apocalypse, serait l’ennui. Bien-sûr, il continue de rencontrer des rôdeurs et des survivants aux mauvaises intentions mais la plupart du temps, il est seul. Il est seul et s’ennui à mourir. Il a peur de vriller barjo, de se mettre à parler seul ou d’avoir des hallucinations. Lorsqu’il n’est pas occupé à se chercher à manger, à se rendre au No man’s land pour faire un peu de troc ou fouiller des maisons et même des cadavres, il est dans sa voiture ; à attendre Dieu seul sait quoi. Parfois, il trouve un livre alors il le lit. Une fois, deux fois jusqu’à ce qu’il le connaisse par cœur. Il n’a pas vraiment d’habitudes à proprement parler, il se contente de survivre.
- Invité
- Invité
- Casier judiciaire
- Feuille de personnage
Re: One day you're there, the next one you're gone.
Mar 19 Mai 2020 - 16:40
Super choix d'avatar, il est trop cool!
- Johanna L. Gordon
Sanctuary Point
Administratrice
- Casier judiciaire
- Feuille de personnage
Re: One day you're there, the next one you're gone.
Mar 19 Mai 2020 - 18:03
Bonne rédaction !
Bonne rédaction
- Invité
- Invité
- Casier judiciaire
- Feuille de personnage
Re: One day you're there, the next one you're gone.
Mar 19 Mai 2020 - 20:11
Et bon courage pour la fin de ta rédaction ! =D
- Invité
- Invité
- Casier judiciaire
- Feuille de personnage
- Invité
- Invité
- Casier judiciaire
- Feuille de personnage
Re: One day you're there, the next one you're gone.
Mar 19 Mai 2020 - 21:55
- Invité
- Invité
- Casier judiciaire
- Feuille de personnage
Re: One day you're there, the next one you're gone.
Mer 20 Mai 2020 - 14:52
Bon courage pour ta fiche
- Invité
- Invité
- Casier judiciaire
- Feuille de personnage
- Contenu sponsorisé
- Casier judiciaire
- Feuille de personnage
Page 1 sur 5 • 1, 2, 3, 4, 5