À force de traîner autant du côté de Bellevue alors qu'il s'était plus ou moins établi à Redmond, l'ancien homme d'affaires en venait à se demander s'il ne devrait pas simplement envisager de se poser ici. À dire vrai, la question avait déjà été formulée dans son esprit, mais force était de constater que le coin était encore trop proche de Seattle, trop proche de ces vivants qui visiblement voulaient sa peau. Et le prix était élevé, de ce qu'il avait compris. Combien hésiteraient à tirer s'ils croisaient sa route ? Sans doute pas beaucoup. Mieux valait donc éviter les risques inutiles et se faire tout petit. Se faire passer pour mort. Éviter les vivants était la meilleure option qu'il avait pour l'instant, principalement parce-qu'il avait bien conscience que, seul, il ne ferait pas le poids face à un potentiel groupe. Il pouvait et savait jouer de manipulation, plus bien habilement que la normale, mais il était encore trop tôt pour tenter le diable de la sorte et risquer de se brûler les ailes. Le jeu ne valait pas la chandelle, tout comme ces crétins qui en avaient après lui ne méritaient pas qu'il se jette bêtement dans la gueule du loup. Chaque chose viendrait en son temps, la remise à la lumière comme la vengeance, d'un côté comme de l'autre.

Le problème des villes était toujours le même : les cadavres pouvaient surgir de n'importe où, il était bien plus évident de ne pas les voir que s'ils se trouvaient au milieu d'un champ. Entre toutes les ruelles et les nombreux bâtiments, pas d'autre choix que de rester constamment sur ses gardes. Un mode de vie auquel le quarantenaire s'était fait plutôt rapidement, peut-être aidé par la méfiance dont il faisait déjà preuve avant. Après tout, on ne traînait pas dans de sales affaires en vivotant tranquillement comme si aucun risque n'était présent. Rester sur le qui vive concernant les morts était comme être prudent face aux dealers avec qui il faisait affaire auparavant, à la différence que les macchabées qui se traînaient dans les rues ne connaissaient pas son nom ni sa réputation, ils ne faisait aucune différence. Contrairement aux vivants, de toute évidence. Aussi se retrouvait-il aussi craint qu'à l'époque, même s'il avait fallu attendre que le monde implose pour qu'une prime soit mise sur sa gueule.

Comme à chaque fois, Atkins avait croisé un certain nombre de cadavres et, s'il s'appliquait auparavant à les descendre, il ne se donnait pour toujours cette peine désormais, pas si ce n'était pas directement nécessaire pour sa survie. Pour autant, il bloquait net en voyant, au détour d'une ruelle, un macchabée se rapprocher dangereusement d'une femme. Bien vivante, elle, apparemment absorbée par Dieu savait quoi. Il aurait pu filer, poursuivre sa route et la laisser dans sa merde, mais la situation l'intriguait. Qu'est-ce qui avait bien pu absorber son attention de la sorte ? Comment quelqu'un qui avait survécu aussi longtemps pouvait être débile au point de baisser sa garde de la sorte ? Sourcils froncés, gardant une distance raisonnable avec les concernés, il se contentait de siffler pour changer le cours des choses. En vain. Elle ne semblait même pas l'entendre tandis que le mort ne se donna même pas la peine de tourner la tête vers lui, à quelques centimètres d'elle désormais. Partir. La laisser là. Était-ce ce qui était arrivé à Morgan ? Avait-elle été happée en voyant son propre portrait alors que la Mort se rapprochait ?

Un simple questionnement, souvenir venu aussi brutalement qu'il s'était évanoui vite, le poussant à laisser filer un juron et s'élancer vers la vivante, couteau déjà en main. Les doigts putréfiés du cadavre se refermaient sur le bras de l'inconnue une seconde à peine avant qu'il ne lui plante la lame dans le crâne. L'instant d'après, le corps désormais définitivement sans vie étendu au sol, il agrippait vivement l'inconsciente par le bras. « On vous a pas appris depuis le temps à rester sur vos gardes ? » qu'il disait, le dédain clairement perceptible dans son ton, ajoutant un « y en a d'autres qui arrivent » en regardant vers l'endroit d'où il était lui-même arrivé. Pas de réaction. Elle était comme absente, paralysée. « Allez, on bouge. » Sur ces mots il claquait des doigts devant ses yeux. Prochaine étape ? La traîner quelque part à l'abri si elle ne réagissait pas d'elle-même. Sûr qu'il aurait pu la laisser et sauver sa seule vie, parce-que c'était bien ce qui comptait réellement, mais une personne seule était gérable, et il y avait toujours quelque chose à en tirer. Recevoir de l'aide n'était jamais gratuit, surtout pas venant de lui.

A l'instant même où le grand avait attrapé le bras de l'inconnue, le temps avait semblé s'être figé, les secondes s'égrenant avec une lenteur presque trop dangereuse au vu de la situation dans laquelle ils se trouvaient. Dans un tel monde, avec des cadavres aux quatre coins des rues, prendre son temps n'était plus un luxe qu'ils pouvaient se permettre, pas s'il voulaient rester en vie. Et la torpeur de la brune semblait interminable. Un peu plus et l'ancien homme d'affaires aurait dû la traîner lui-même, ou la laisser là. Elle revint tout de même à elle, visiblement libérée des visions invisibles à ses yeux à lui qui se jouaient dans son crâne. Il ne connaissait que trop bien ces fois où les souvenirs devenaient tellement étouffants qu'ils prenaient possession du corps, l'empêchant de bouger, le déconnectant complètement de la réalité comme une machine mise sur veille. Une veille qui pouvait bien être le dernier état avant le coma final. Trop dangereux.

Sans plus tarder, le grand s'était mis en route, suivi par la survivante toujours un peu sonnée. S'il se crispait brièvement en sentant sa main agripper son poignet, pur automatisme de survie, il la suivait vers l'endroit désigné, son regard clair balayant les environs pour s'assurer qu'il n'y avait pas d'autre danger imminent hormis la vivante et les morts qui les suivaient. Endroit plutôt calme au premier abord, suffisamment pour que la concernée prenne le temps de le remercier en se présentant, lui tendant même une main. Au moins avait-elle conscience que s'il n'était pas passé dans le coin -ou s'il avait continué son chemin- elle ne serait plus de ce monde. « Irving » se présentait-il à son tour en serrant sa main, un bref sourire filant sur ses lèvres. Pas son vrai nom, pas même un sourire profondément sincère, mais mieux valait ne pas donner le sien au vu de la prime sur sa gueule, et il était presque devenu naturel pour lui de faire comme s'il était réellement ce type sympa et accessible qu'il montrait. Pas qu'il envisageait dores et déjà de la dépouiller, mais montrer patte blanche avait toujours été son mode de fonctionnement, ses sourires étant devenus plus vrais que nature même s'il les savait factices.

L'instant d'après tous deux se trouvaient sur le toit. Si le quarantenaire tâchait d'afficher une mine tranquille, il ne baissait pour autant pas sa garde, surveillant du coin de l'oeil chaque mouvement de la jeune femme, au cas où. Au cas où elle avait des acolytes, au cas où elle essayait de s'en prendre à lui. Sans lui elle serait probablement morte, il pouvait sans trop de mal rechanger la donne et la remettre à son point initial sans le moindre scrupule. Avisant les environs sans trop s'approcher du bord, presque étonné de voir la brune lui tourner le dos aussi facilement pour observer la rue, il arquait un sourcil à sa question. Où devait-il aller ? Une info qui ne la regardait pas même si elle semblait relativement bavarde. Sans doute un peu trop pour qu'il se permette de balancer trop d'informations. « Je cherchais quelques réserves et je dois me trouver un coin où passer la nuit. » Son ton était tranquille alors qu'il posait ses prunelles claires sur l'horizon comme pour imager le fait qu'il n'avait plus des heures et des heures devant lui.

« Mais je ne serai pas contre un petit verre » ajoutait-il en reportant ses orbes sur elle, un fin sourire aux lèvres. Pas qu'il avait spécialement envie de partager cela avec elle, mais maintenant qu'il l'avait sauvée, qu'elle avait vu son visage, il ne pouvait pas la laisser repartir aussi facilement, pas sans savoir ce qu'elle savait. « Je peux t'aider à chercher si tu veux. À moins que vous soyez déjà plusieurs sur le coup ? » Une manière plus ou moins détournée de savoir si elle était seule ou pas, si d'autres attendraient dans les environs ou à son véhicule. Rester prudent était la chose la plus importante en l'instant.

Pour dormir t'as l'embarras du choix, une remarque qui aurait presque pu tirer un sourire au quarantenaire s'il n'était pas aussi sérieux. Vrai que dans ce nouveau monde, les appartements et maisons vides n'étaient pas ce qu'il manquait, un peu plus et ils pourraient tous se prendre pour des agents immobiliers en quête de l'endroit adéquat. N'était-ce pas ce qu'il avait lui-même fait à plusieurs reprises pour trouver un lieu acceptable pour les siens ? Ça lui semblait loin, maintenant, et la seule condition qu'il imposait désormais en cherchant un coin où crécher était que le logement soit vide pour de bon, notamment lorsqu'il était question des macchabées. Hochant la tête, il adressait à la jeune femme un regard un peu plus soucieux qu'elle ne l'était elle au sujet de la nourriture. « S'il reste quelque chose » lançait-il simplement. Depuis le temps, même elle devait savoir que les vivres se faisaient de plus en plus rares et que même en en trouvant, c'était quitte ou double. Beaucoup de choses avaient déjà périmé, rendant la survie d'autant plus compliquée, du moins pour ceux qui n'avaient pas le luxe de pouvoir rester dans un endroit stable, ceux qui ne pouvaient pas se prendre le temps de construire quelque chose de durable. Ceux dont Zack faisait précisément partie.

La brune confirmant qu'elle pourrait lui refiler un verre, son sourire se fit un peu plus reconnaissant, presque complice. Parfois un sourire n'avait pas besoin d'être accompagné de mots, il se suffisait à lui-même, alors autant poursuivre sur quelque chose de plus important pour sa survie, là, à savoir si elle était seule où si d'autres survivants attendaient un peu plus loin. Éviter de tomber dans la gueule du loup, c'était ça le plan de l'ancien homme d'affaires depuis que sa gueule avait été mise à prix et que les trois-quarts des survivants du coin devaient se réjouir à l'idée de lui tomber un jour dessus et de réussir leur coup. La réponse donné lui valait un bref soufflement amusé avant qu'il ne secoue la tête, agrémentant son mouvement d'un « je suis seul » qui n'était que la vérité, aussi tragique et risquée soit-elle. Lui non plus n'avait pas besoin de gens pour lui tenir la main, mais il ne fallait pas nier qu'il était parfois appréciable de pouvoir se poser sur des personnes de confiance, au moins pour avoir l'illusion d'un semblant de normalité.

Avisant l'épicerie un peu plus loin qu'elle désignait, le blond réfléchissait au plan, sourcils froncés. Les morts qu'ils avaient eu à fuir s'acharnaient toujours contre la porte du bâtiment. Combien de temps avant qu'ils n'entrent ? Une question à laquelle il n'avait pas réellement envie de répondre. « On ferait peut-être mieux de se cantonner à l'épicerie pour l'instant plutôt que de traîner dans l'immeuble. Avec les autres en bas, mieux vaut qu'on ne s'attarde pas trop ici » suggérait-il en regardant à nouveau Nina. Ils pourraient fouiller les appartements du bâtiment, mais c'était un pari relativement risqué qu'il valait peut-être mieux éviter. Ajouté à cela qu'il pourrait lui-même bien plus facilement se tirer s'ils étaient plus en extérieur plutôt que bloqués au troisième étage d'un immeuble. « On pourra toujours regarder les bâtiments aux alentours s'il n'y a plus rien dans l'épicerie » ajoutait-il en un sourire.

Se mettant en route vers le fameux magasin, Zack ne pouvait s'empêcher de se demander pourquoi la jeune femme cherchait précisément de l'alcool. Pour lui qui avait la fâcheuse habitude de tomber dans cette facilité lorsque tout allait mal, il ne serait pas étonné de tomber sur d'autres survivants dans ce cas. À croire qu'il y avait de ces choses qui ne changeaient pas malgré la situation. L'alcool représentait tant une distraction qu'un échappatoire facile, avant, s'il n'était désormais plus aussi évident d'en trouver, il restait une solution pour se couper un peu de la morosité du monde. « Pourquoi tu cherches précisément de l'alcool ? Quelque chose à fêter ? » demandait-il sur le chemin sur un ton de conversation banale, à voix basse pour être certain que les morts un peu plus loin ne l'entendraient pas.