Annabella commence à se déplacer plutôt bien toute seule. Pas tout à fait sur ses deux jambes, ou en tout cas c’est maladroit quand elle le fait, mais elle essaie de parcourir le monde quand même. J’suis assis à même le sol, dans notre pseudo jardin et je dois la surveiller pour quelques heures parce qu’Andrea a des trucs à faire. Depuis qu’elle a plus envie de compter sur Lisandro pour rien, c’est moi qui hérite du reste. Pour ma cousine, c’est pas non plus frustrant, mais j’aimerais une considération qui a disparu depuis qu’on est installés ici.

Touche pas à ça, Anna, que je lui souffle, pendant qu’elle essaie de mettre mon médiator dans sa bouche et que je suis contraint de le récupérer.

Elle s’en détourne finalement, préférant retourner vers ses jouets sans trop demander mon intervention. Du coup je recommence mes accords. D’habitude c’était avec Freya que je faisais ça, et on pouvait faire de la musique tous les deux un moment. J’ai l’impression d’avoir perdu de ma souplesse dans ma main, ça fait depuis sa mort que j’ai pas osé touché ma guitare, et j’ai mis un temps fou à l’accorder. Le pire dans tout ça ? Je me suis dit que j’allais aussi prendre mes carnets pour écrire un peu, des fois que gratter m’amène l’inspiration…

Mais les pages restent désespérément blanches et y’a rien à faire pour changer ça. Franchement ? ça me rend malade. Un soupir m’échappe. J’ai à peine le temps de reprendre rapidement un morceau que tous mes accords sont faux et que je capte plus mes enchainements comme il faut. Depuis quand je suis aussi mauvais. Je soupire de frustration. J’ose pas trop chanter, même si maman disait que ma voix était belle. Annabella tourne un regard vers moi et revient. Dans la foulée, elle se met sur ses jambes, je suis obligé d’arrêter de jouer pour la tenir dans le dos pour pas qu’elle tombe.

Et elle ?
Elle me tapote la tête doucement.

Je peux pas m’empêcher de rigoler sur le coup parce que c’est spontané, et sans doute sa manière de me dire que c’est pas si terrible que je le crois. Admettons… Du coup quand elle recommence sa petite vie, sans moi de qui elle doit s’occuper, je reprends mes accords doucement. Un peu d’arpège, ça va sans doute me décrisper.

Je me débrouille vraiment bien ?

C’est la fausse note sur le moment alors que je sursaute quand cette voix m’interrompt. J’crois que je suis à deux doigts d’en lâcher ma guitare et de m’embrouiller totalement les méninges. D’où il sort, ce grand type tout tatoué là ? J’l’ai jamais vu avant ! Et puis surtout… Il a entendu quoi ? Malgré ma peau bronzée, on peut clairement voir que je me mets à rougir comme une tomate sur le coup, et à baffouiller comme jamais !

Hein quoi ? Tu-tu as… Tu as entendu quoi ?! J’ai l’air d’un grand idiot, c’est hyper déstabilisant !

Depuis la mort de Freya, personne a eu la possibilité de m’entendre jouer. J’crois que ça me met d’autant plus mal à l’aise, parce que la dernière a y avoir eu le droit c’est elle. Que si je joue pour Annabella, c’est qu’au moins je suis sûre qu’elle dira rien à personne, qu’elle me jugera pas non plus, c’est plus facile. Et puis, c’était un premier test rendu depuis des semaines sans y toucher, pas hyper concluant, ni vraiment au niveau. Savoir qu’un autre ait pu entendre tout ça, ça me… Bah, ça me met très mal à l’aise.

C’est presque instinctivement que je redresse ma guitare et la pose à côté de moi. Genre, suffisamment loin pour qu’on ait pas l’impression qu’il y a un quelconque lien entre nous deux. J’étais pas en train de jouer, au moins je vais maintenir l’illusion et faire comme si c’était qu’un pur hasard si elle se trouve ici… Mais le gars peut pas être dupe. Je lève timidement le regard dans sa direction d’ailleurs, j’ai encore l’air d’un idiot quand lui a l’air gentil :

Désolé, j’aime pas trop jouer devant les autres, que je lui souffle en me tortillant les mains, à m’en faire mal aux doigts.

J’me dis que si je me casse une phalange, on pourra plus jamais me reprendre à triturer des cordes.

Je suis pas très bon en plus, que je me défends : T’es musicien, ou quoi ? Tu… Tu la veux ? que je lui souffle en la désignant de la tête. Je suis prêt à la lui abandonner pour toujours.

C’est pas grave, que je lui lance en essayant de raboter ma fierté blessée d’avoir été surpris dans cette situation.

Y’a rien de honteux pourtant, je le sais. Mais y’a quand même un aspect culpabilisant à jouer de la musique quand les autres se la donnent à côté. Alors ok, on m’a demandé de garder Annabella, qui semble en avoir rien à faire de ce qu’il se passe à côté d’elle – son instinct de survie est pas encore au top du top, on va pas se le cacher. Mais c’était probablement pas pour que je lui fasse un concert de fausses notes du coup.

Oh, Corray… Je crois que ma tante m’a parlé de toi, du fait que quand il serait remis de ses blessures, il serait utile au campement, qu’il était prometteur quoi. J’ai jamais eu l’occasion de parler avec lui, donc… Bah je vais pouvoir voir ça de mes propres yeux ! Ruben, et voici Annabella, c’est ma nièce, les présentations sont faites.

La petite tourne la tête vers nous, nous regarder longuement en essayant d’estimer ce qu’il se passe. C’est un grand sourire et un cri suraigu qu’elle adresse à Corray, comme pour lui dire bonjour, avant de lui lancer au pied un de ses cubes qu’elle tente de faire rentrer dans des ronds. Je penche la tête sur le côté, me redresse pour me rapprocher et faire sortir de son jouet tout ce qu’elle y a mis : sa poupée, l’œil gauche de sa peluche, son doudou offert par Selene. Et je lui souffle de recommencer, même si elle me fait un regard fâché que j’ai contrarié ses plans.

Entre temps, c’est la guitare que je tends à Corray, s’il est musicien, de profession s’entend, il s’en sortira probablement plus que moi. Même si c’est pas son instrument de prédilection apparemment, ça compensera un peu :

Tiens, tu peux jouer avec y’a pas de soucis, que je lui dis en lui donnant. Alors t’es chanteur aussi ? Vu ton style, j’imagine que c’était pas du rap que tu faisais… Mais si c’est de la musique comme Limp Bizkit ou Linkin Park, je suis fan hein !

On dirait que je me défends d’un truc pour pas qu’il me tape, mais en vrai, j’aime vraiment ces groupes hein ! Mélange rock et rap, ça marche toujours bien. Même si on va pas se le cacher, mon truc c’est plus Biggy et Lil Wayne. C’est forcément autre chose.

On a une amie ici, qui est pianiste également, elle s’appelle Selene… Que je lui lance d’un air un peu gêné, genre… On fait la discussion quoi. Et ça se trouve, il s’en fout totalement.

Mais à côté de lui et de ses gros bras, j’ai l’air d’un cure-dent, alors c’est un peu intimidant.

T’es son nouveau meilleur ami, que je souffle à Corray avec un sourire amusé.

Annabella lui offre également un grand sourire en récupérant une autre forme – un rond, pour de vrai – qu’elle passe également dans le fond avant de crier de satisfaction. Comme si elle avait compris ce que l’homme voulait lui dire, même si dans la foulée elle prend le cube pour essayer de le passer dans le triangle et que ça a l’air de la frustrer que ça ne fonctionne pas. Il lui faut un temps supplémentaire pour le mettre dans le carré, et un peu en travers pour commencer avant de comprendre également ce qu’il faut faire.

Bon, au moins, elle est distraite à côté et Corray récupère la guitare pour continuer la conversation. Il commence un peu ce que je lui dis, me parle de Linkin Park, me dit qu’il aime bien le rap même s’il n’est pas très doué pour ça et je lui offre un sourire en coin un peu amusé par ça. En vrai, c’est dur, de rapper. Poser un texte, l’assumer jusqu’au bout, articuler convenablement. Tout le monde en est pas franchement coupable, alors s’il a déjà essayé, c’est un grand pas.

Tu sais, j’ai grandi à South Park, dans un quartier noir et pauvre, alors le rap, on en faisait tous, je souris. Mais c’était vraiment chouette, j’avais un pote qui était capable de faire du beatbox trop facilement, il a essayé de m’apprendre et c’était pas trop mon truc par contre, je peux pas m’empêcher de rire.

Franchement ? Je me souviens du moment comme si c’était hier, et c’était vraiment ridicule. Il a lui-même passé quelques longues minutes à se moquer de moi avant d’être dépité par mon absence de talent. Par contre, le rythme et en tant que gaucher, j’ai forcément des facilités pour plein de trucs, si on omet toutes les emmerdes que ça implique dans ce monde. Il réaccorde la guitare vaguement et je hausse les épaules quand il me complimente sur ça :

Et un piano qui se branche, ça suffirait ? que je lui demande en étudiant la question. J’écrivais aussi avant, mais j’y arrive plus trop, pourquoi je lui dis ça moi ? Il s’en fiche sans doute. Et de toute façon, je le fais plus depuis que Freya est plus là alors… J’étais pas trop mauvais, il parait.

C’est que de l’égo, je crois. C’est un peu nul d’ailleurs comme réaction mais tant pis.

Non va y, chante ! Mon sourire se fait plus grand pour le coup, je suis vraiment enthousiaste, et ça se sent : Je suis curieux de voir ce que t’as !