T’as commencé la musique avec quoi ? Enfin… C’est quel groupe qui t’a donné envie d’en faire, plutôt ? Que je lui demande par curiosité.

Certes, il est plus vieux que moi, on a bien quinze ans de différences, mais je suis pas idiot. La musique, ça se restreint pas à ce que je connais, faut aller voir plus loin pour trouver des pépites. Sinon, bah on connait quasiment rien, on se bloque soi-même, c’est pas bon. Je pince les lèvres, je le fixe longuement. Il a pas une gueule d’ange et quand on le regarde comme ça, il peut se donner des airs un peu rustre, mais le voir sourire, ça me fait forcément un truc. Et puis même, ses tatouages sont vraiment cools. Je détourne les yeux que parce que je me sens rougir et que c’est absurde :

Le premier album de musique qu’on m’a offert, c’était un de Biggy, que je lui confie au passage, pour agrémenter la discussion sans doute. Sauf qu’on avait pas de lecteur à la maison, donc j’ai lu et relu les paroles pendant des jours, t’sais, celle qu’il y avait dans le CD, pourquoi je lui raconte ça ?

Je sais pas trop. Je me revois, à sept ans, sur mon lit, en train d’essayer d’apprendre tout ça par cœur sans avoir le rythme. J’ai réinventé ces chansons un peu bêtement dans ma tête, en pensant que ma mère m’entendait pas quand elle passait devant la porte. Et je pouvais me perdre pendant des heures à faire que ça. C’est en décortiquant les rythmes que j’ai appris la musique en fait, ou en tout cas, que j’ai mis le pied dans ce monde :

Et j’allais l’écouter chez un pote qui avait ce qu’il fallait pour ça, mais ça date ! que j’ajoute avec un sourire nostalgique : Après, ma grand-mère m’a trouvé un vieux walkman, on avait pas trop de moyen à cette période, alors elle l’a eu d’occasion et il sautait tout le temps, et ce walkman me manque vraiment.

On a d’autres trucs pour passer le temps, mais c’est pas aussi… Prenant, ou intense en tout cas, que ce que je pourrais attendre de la musique. Pour me sortir de ma torpeur en tout cas.

Je chercherais, promis ! Ou en tout cas, je demanderais à quelqu’un de chercher pour moi, vu que j’ai pas le droit d’aller très loin. Et quand Corray se met à chanter, je suis scotché. Même Annabella s’arrête pour le regarder un temps. Moi, je le fixe, d’un bout à l’autre de sa performance, en sentant des frissons me remontent l’échine, les poils de mes bras se dresser. Il s’arrête, les accords avec. Oh, ok… que je souffle, intimidé soudainement d’être assis à côté d’un grand. Tu chantes vraiment bien, et moi, je crois que je vais tomber amoureux.

Ces groupes me parlent mais ça a jamais été trop le truc au quartier. Peut-être parce que ça nous parlait moins, en un sens. Pas parce que c’était mauvais. Mais y’a toujours l’aspect communautaire qui ressort, et le problème c’est de se distancer de ce qu’on connait, d’explorer d’autres horizons. Ça demande du courage de lever le nez de ce qu’on sait, de nos limites, de ce qui nous permet d’être qu’une petite partie de nous. Pas si simple, parce que l’inconnu a rien de rassurant.

Ouais, ça… Je hausse les épaules, un peu par dépit en évitant le regard de Corray. J’me sens un peu intimidé : Je sais plus trop si je le suis, que j’admet dans la foulée, en tentant de garder la face. Sauf que c’est une part de mon identité que je retrouve plus, même pas à l’intérieur de moi. Ces souvenirs ont disparu avec le reste, ils sont lointains, presque surréalistes : Avec tout ce qui est arrivé, j’ai l’impression que je suis autre chose, tu vois ? Une autre personne.

Mais j’arrive pas à la définir. Ça m’use. Je suis cependant pas le seul a être paumé, même après cinq ans. Alors, de quoi je me plains ? On est tous logé à la même enseigne, le genre qui te restreint à ce que tu es au final. Et c’est ce reflet qu’il faut affronter tous les jours, cet inconnu dans ton miroir qui te ressemble sans que tu parviennes à l’identifier. Je peux pas être le seul à souffrir de ça. Et peut-être que ça a toujours été là, sauf que ça a explosé depuis la mort de Freya.

Y’a que les anecdotes de Corray arrivent quand même à me faire sourire un temps, voire rire. Elles sont amusantes, et lui l’est également. Après son chant, il m’encourage a chanter à mon tour, et je me sens minuscule à côté de lui l‘espace d’une seconde. Je pourrais peut-être ? être un peu courageux.

Ok… Je lui demande la guitare, histoire de pouvoir suivre des notes, une mélodie au moins. Je m’éclaircis la voix, essaie de pas l’enrailler au pire moment. Les premières notes qui s’élèvent dans la caisse de la guitare, un peu maladroites, le temps que je prenne le rythme. Et finalement, la voix. Moins grave que celle de Ben Harper, mais juste tout de même. ♫ But its time that has taken my tomorrows and turned them into yesterdays… And once again that rising sun is a droppin on down and once again you my friend are no where to be found ♫

C’est très étrange de chanter devant quelqu’un. C’est pas un truc auquel j’étais habitué avant, et maintenant que j’y suis confronté, ça me semble encore plus étrange. Mais bizarrement pas insurmontable quand la chanson se déroule et que j’arrive à enchainer les accords sans faire de fausse note. Ni à la voix, ni à la guitare. Faut dire que la musique est pas hyper rythmée alors ça passe, j’ai le temps de poser la mélodie sans me prendre la tête. Et cette décontraction, elle me fait vraiment du bien. La musique a toujours eu un pouvoir magique sur moi, de m’apaiser, de m’épanouir.

A se demander comment j’ai pu ne pas en faire durant ces dernières semaines. Comment j’ai pu m’oublier à ce point, et oublier en même temps la sensation de libération que ça m’offre au passage. Je suis transporté, forcément, et surpris quand Corray se joint à moi en accompagnant de sa voix grave qui me donne des frissons. C’est un regard surpris que je lève sur lui, mon timbre s’enraille parce que ça me déstabilise, mais sa confiance me redonne également confiance en moi et bizarrement, j’arrive à le suivre et même à l’accompagner jusqu’à la fin.

Quand il n’y a plus nos voix, à peine le son de la guitare et que le calme revient, c’est Corray qui explose en premier de joie. Il m’attrape par les épaules et moi, je sens mon visage chauffé par ce simple geste qui nous rapproche. Ma tête s’enfonce dans mes épaules, un peu par défaut, je sais plus quoi dire et quoi faire, et je m’empourpre devant ses compliments :

Merci… que je lui souffle avec hésitation en essayant de garder contenance même si j’y arrive pas. Effectivement, ça serait vraiment chouette, que j’ajoute.

Je force un sourire, mais je suis tellement intimidé que je sais que j’ai l’air constipé sans le vouloir. Je m’éclaircie la gorge et essaie de reprendre :

On pourra essayer de faire ça plus souvent, si tu veux… Je suis à deux doigts de bafouiller je crois, c’est un peu gênant : J’veux dire, j’ai qu’une guitare, mais même sans ça, on peut trouver d’autres instruments je pense ! Ou… Ou essayer d’écrire ensemble ? même si pour moi, la page est blanche.