Oh, que ce réveil avait été désagréable. La soirée de la veille, au bar du fort, avait été des plus alcoolisées. Enfin, pas tant que cela en réalité, mais enchainer cinq verres de ce délicieux whisky tourbé, sans rien dans les entrailles pour éponger, ce n’était pas ma meilleure idée. Le sommeil de cette nuit avait été entier, mais pas des plus réparateurs. Arh, je tuerais pour pouvoir dormir un peu plus, mais être au repos ne veut pas dire être libre de procrastiner, du moins, plus dans ce monde.

Je m’étais tout de même levé un tout petit peu avant 8 heure du matin. Un petit déjeuner conséquent – il faut des protéines et des sucres lents pour faire face à un lendemain de soirée - fait d’œufs, de deux tranches de bacon, de brocolis et de deux pancakes bien dorés, me donnèrent l’énergie nécessaire à une séance de sport légère, mais pas des moins désagréable. Quarante-cinq minutes de gainage, pompes et tractions, et la douche fut plus que de rigueur.

Enfin, j’étais prêt à attaquer cette journée de… Repos. Si je n’avais pas encore de missions, j’avais toutefois une obsession en ce moment : retrouver un percuteur, afin que ma mitrailleuse M249 soit de nouveau fonctionnelle. J’avais toutes les pièces depuis pas mal de temps maintenant, retrouvées dans une boite de l’US Army, sauf le percuteur. Et sans percuteur, aucune arme ne peut fonctionner, jamais. Il faut cette pièce pour que la douille puisse expulser la balle ! Et malheureusement, je n’arrive pas à mettre la main sur cette pièce, depuis bien trop longtemps et cela met ma patience à rude épreuve.

Le fort possède une grande bibliothèque. J’imagine qu’il doit y avoir de tout là-bas : romans, nouvelles, fictions, magazines… Peut-être même de la littérature sur les armes, cela serait vraiment une chance ! Ha ! Si je trouve ce que je cherche, j’irais fêter ça au bar !

Au détour des rues du fort, je tombais enfin sur la bibliothèque. L’endroit n’étant assurément pas un de mes repères, il m’aura fallut un peu de temps avant de pouvoir trouver le bâtiment, mais enfin j’y étais. En passant, quelques regards me dévisagèrent, parfois par simple curiosité, parfois par moquerie ou jugement. Il faut dire que j’ai tout du cliché du militaire dépravé : une barbe épaisse et hirsute, des cheveux décoiffés, une veste militaire déboutonnée qui a déjà bien vécue, des rangers délassées… Seul mon treillis est correctement porté, si l’on oublie qu’il n’est pas porté au-dessus des chaussures tactiques.

J’entrais dans le bâtiment avec toute la grâce que l’on me connait : j’ouvre la porte avec une certaine force, et j’annonce mon arrivée d’un raclement de gorge. J’avance de quelques pas, et arrive à hauteur de cette demoiselle que j’ai déjà rencontrée à plusieurs reprises. Visiblement très prises par son travail, je la gratifie de quelques mots :

- Heu… S’cuzez-moi ?!

Ah bordel ! Je lui ai fait peur ! La voilà qui chavire, chancelle puis choit, jusqu’à se retrouvée… Dans mes bras. Fort heureusement, les crissements de l’escabeau, le mouvement d’une visse mal serrée souffrant du sursaut de la jeune femme, puis de la mésaventure de son talon, auront mis tous mes sens en éveil. Et alors que je fu témoin de sa chute en arrière, j’eu tôt fait de me rapprocher, de tendre mes bras, et d’appuyer mes appuis afin de recevoir ce poids plume.

Bien que je fis mon possible pour garder un visage interloqué et quelque-peu neutre, je fus aussi surpris qu’elle, de recevoir dans mes bras, non pas une pile de livres, mais une jolie jeune femme… Que je reconnus tout de suite.

Alors qu’elle s’accrochait à mes bras, à mes épaules, afin de ne pas risquer une seconde chute, je dévisageais cette personne en m’imprégnant de son visage. Je l’avais déjà aperçue auparavant, cette demoiselle. Toute belle, toute maquillée, toute apprêtée comme si la vie normale ne s’était pas arrêtée depuis cinq ans maintenant. Je m’étais toujours demandé : comment faisait-elle pour ne jamais être à cours de maquillage ? Comment faisait-elle pour trouver et entretenir ses robes, ses talons, ses escarpins ? Une touche de couleur dans un monde bien sombre. Une touche d’innocence qui aura survécu jusqu’ici, sans que je ne sache réellement pourquoi ni comment.

« Excusez-moi je .. J’ai glissé. »

Ses mots me tirent de ma rêverie, et je l’agrippe un peu plus fort durant une seconde, en réaction à cette rêverie terminée aussi rapidement. J’entrouvre ma bouche d’un air bête. Visiblement, je ne sais pas trop quoi faire de cette situation. D’ordinaire, les surprises se déroulent à l’extérieur du fort, pas à l’intérieur.

- Heu… C’pas grave mademoiselle, ça arrive à tout l’monde, aheum. Je la repose doucement, de manière à ce ses pieds puissent lui assurer un ancrage ferme sur le plancher des vaches. La couverture de ce qu’elle tient entre ses mains, cependant, ne m’aura pas échappé. Heu… C’est pas que j’veuille vous empêcher d’lire c’que vous avez à lire, mais peut-être que vous pourriez m’aider ? Vous auriez pas un bouquin sur l’armement ? J’ai besoin de construire une pièce importante pour réhabiliter une arme…

Qui aurait pu croire qu’un si petit bout de femme aimerait lire… Ce genre de lectures pour personnes perdues ou célibataires, s’ennuyant tard durant la nuit et n’ayant personne pour réchauffer sa couche. Elle est pas dégueu pourtant…

Alors que le corps de la jeune femme quittait mes bras, et que ses pieds retrouvaient la terre ferme, je me trouvais légèrement perturbé par cette rencontre imprévue et surprenante. Je plaçais alors un doigt sur ma bouche dans un geste d’essuyage, avant de placer mes deux mains sur mes hanches, dans une position d’attente trahissant un certain inconfort. Elle avait dit s’appeler Lisa. Un prénom commun, mais dont la musicalité savait me plaire. Mais elle, elle connaissait déjà mon prénom, ce qui accentua quelque peu ma posture d’inconfort. Grattant ma tête, je lui répondis tout simplement :

- Oui, en effet… Heu… Moi… Moi c’est Logan.

Comment connaissait-elle mon prénom ? Sans doute l’avait-elle entendu au détour d’une discussion au bar, ou dans la rue, ou au marché, ou n’importe où d’ailleurs, car j’étais de ceux qui se déplaçaient constamment et partout, là où on me disait d’aller pour rechercher des vivres, des médicaments, sécuriser des lieux, rechercher de nouveaux survivants. Donc, elle aurait bien pu me croiser partout, dans et en-dehors de Fort Ward… Mais cette femme n’avait pas l’air d’être de celle qui allait souvent à l’extérieur des murs.

Il faut dire que le frêle bout de femme n’avait ni la pointure ni la carrure pour faire face à l’extérieur. J’avais pu m’en apercevoir en la portant, elle n’était pas bien épaisse. Mais comme dirait les copains, « Elle a ce qu’il faut où il faut. » Pas très classe, mais faut bien reconnaître que la jeune femme est belle et bien faite. J’en profite d’ailleurs allégrement alors que je la vois se pencher pour remettre son escarpin, et pour ensuite déposer son livre à l’histoire… Très charnue. Elle cherchait seulement à le ranger, disait-elle ? Après tout, pourquoi pas. Mais ses pommettes virant au rouge, je me permettais d’en douter. Peut-être que la rumeur disait vrai ? Les filles les plus sages sont parfois les plus sauvages au lit. Hahaha !

Elle propose de m’aider donc. Tant mieux ! Cela permettra d’oublier cette passade inconfortable. Elle cherche du bout de son doigt, les noms des étagères et des rangées, jusqu’à enfin obtenir la rangée des armes. Je la suivais alors, d’un pas nonchalant, grattant encore l’arrière de mon crâne dans un réflexe de gêne. Toujours de son doigt, elle pointe le haut de ladite rangée, me gratifiant d’une information tout à fait logique et bien pensée. Je lève un peu les yeux moi-même, l’étagère étant bien plus grande que moi.

- Hum hum… Ouais… Pas les enfants, ouais. Avais-je dis pour rebondir sur ses propos, alors que je passais une main dans ma barbe tout en lisant les reliures afin d’essayer de trouver l’objet de ma visite. J’en trouvais un adéquat, d’après les quelques mots de la reliure. Ingénierie militaire ! Y’a moyen que ce soit ça !

Je pris le livre, et me décala d’un pas vers l’arrière afin de le feuilleter. Je commençais évidemment par le sommaire, et découvrit la section dédiée aux mitrailleuses légères, que d’aucun nommait « sulfateuses ». Pourquoi sulfateuse ? C’est moche comme mot en plus. Merde, je fumerais bien une clope…

« Vous avez trouvé ce qu'il vous fallait ? » Demanda-t-elle soudainement, sans que je sois surpris cette fois-ci.
- Heu… Ouais. Enfin, ça parle de ce que je cherche, mais ce n’est pas dit que ça m’aide. Ça donne les normes et les caractéristiques nécessaires à la fabrication de cet engin, mais il faut des machines-outils que nous n’avons pas. Fait chier. La frustration et moi, ça fait deux… Merde ! C’est mort pour fabriquer la pièce ! Ah bordel… Je range le livre sans pour autant le ménager, et fouille frénétiquement dans les poches de ma veste à la recherche d’une cigarette. J’peux fumer ici ? Dis-je en la regardant d’un air passablement énervé.
« Pardonnez-moi mais , vous semblez vous y connaitre. Quelle arme conseilleriez-vous pour une femme, enfin une femme sans expérience afin de me protéger en cas d'attaque des ennemis ? » Demanda-t-elle ensuite.
- Une femme sans expérience hein ? Je continue à fouiller frénétiquement mes poches, la frustration continuant à faire grimper mon baromètre interne. J’lui conseil d’avoir quelqu’un comme moi à proximité ! Bon j’peux fumer oui ou merde ?! La patience, la patience… Râler, c’est mon métier, et en cela je peux être insupportable. Et la jeune femme face à moi semble être inquiétée, ou du moins, ne pas comprendre. Je ne pourrais lui en tenir rigueur. Alors, je pousse un grand soupir, ferme les yeux quelques secondes, puis reprend, de manière posée.Heu.. Désolé. Ca fait des semaines que je cherche cette pièce, j’m’étais résigné à devoir la fabriquer moi-même, mais visiblement, c’te voix est sans issue aussi, et bordel ça me tape sur les nerfs… Je prends une pause, histoire de temporiser ici. Heu… Pour débuter, je conseillerais un petit Beretta 70, de calibre 7,65 millimètres. Très peu de recul, donc pas de risque que tu t’déboite l’épaule en tirant. Ce n’est pas super précis, donc faudra pas être loin de la cible, mais face à des rôdeurs, ou un humain, ça fera le travail. Un Beretta, ça fait déjà un beau trou dans la barbaque ! Mais je conseil quand même que t’apprennes à t’en servir ! Une arme, si tu ne sais pas l’utiliser, ça peut être dangereux pour toi. Ce s’rait con que tu te retrouves bouffée par un rôdeur parce que tu t’es tirée dans la jambe.

C’était risible comme idée, mais malheureusement, ce n’était rien d’inventé. J’avais déjà vu ça d’ailleurs, après que le monde soit parti en vrille. Un jeune con, qui pensait tout savoir via les jeux vidéo. Ouais… Bah ce jeune, il s’est tiré dans la cuisse sans le faire exprès, il s’est sectionné l’artère fémorale et il en est mort. Si ce n’est pas con comme mort ça.

- Je crois avoir vu des Beretta à l’armurerie. Si tu veux t’entrainer, ça doit pouvoir se faire. Mais au fait, pourquoi tu veux savoir ça ? Excuse-moi, mais t’as pas l’air d’avoir déjà été dehors depuis que… Que c’est parti en cacahuète.

Elle est belle, mais face à un rôdeur, je mise sur le rôdeur…

Ahlala Logan ! Logan, mais qu’est-ce que tu peux être bourru et con parfois ! Cette jeune femme – visiblement bien jeune – n’en a rien à faire de ton côté râleur, et pourtant, tu agis comme un ours mal léché ! Ah, si mes pauvres camarades me voyaient.

La jeune femme, visiblement apeurée puis adoucie par mes explications, m’autorise à fumer. Elle ouvre les fenêtres afin de ne point être incommodée, et de ne pas incommoder de futurs visiteurs. Alors qu’elle fait le tour des fenêtres de proximité, je fouille à nouveau nerveusement mes poches, et trouve enfin mes cigarettes. Ma blague à tabac est pleine – merci mon dieu – et je dispose de quelques feuilles à rouler encore. Une table se trouve à proximité, avec une chaise en bois qui sera confortable étant donné la mission qui est la mienne. Je m’installe sans demander la permission, pendant que la libraire s’occupe de ventiler les lieux. Prenant une feuille entre mes doigts caleux, j’y place du tabac de sorte à ce qu’il ne soit ni trop épais, ni trop peu présent. Je place la feuille entre mes pouces et index, et effectue un petit mouvement demi-circulaire de sorte de donner au tabac une forme tubulaire, prêt à être drapé par la feuille de tabac humectée par ma salive. Et lorsque ce fut fait, un petit tassement sur la table, et la voici à mon bec. J’attrape enfin mon briquet, fait marcher la pierre qui produit une étincelle qui enflamme le gaz renfermé, et le tour est joué. Plissant légèrement les sourcils et les yeux, je tire une grande bouffée sur cette cigarette providentielle. La jeune femme revient.

Ainsi, elle est seule. Seule ? Ou célibataire ? Et puis, qu’est-ce que ça veut dire maintenant, d’être célibataire ? D’être marié ? De ne pouvoir compter que sur soi ? D’être seul quoi qu’il arrive, dans ce monde de brute ? Ou d’avoir une famille, un fardeau qui, de toute façon, sera voué à mourir, étant donné le monde qui ne laisse plus la moindre place à la faiblesse ni à l’amour… De toute manière, qu’est-ce que j’en sais moi ? J’ai toujours été célibataire. Faut dire que mon ancienne vie ne se prêtait pas à une vie de famille… Pff, c’est sans doute mieux comme ça.

Toutefois, l’attitude de la libraire semble être emprunte d’une émotion palpable. Elle est seule, et elle a conscience de sa faiblesse, face à ce monde brutal qui ne lui laissera aucune chance. Elle semble même quelque peu… Apeurée. Cette solitude trouve-t-elle son remède dans cette librairie ? Cette bulle temporelle qui ferait presque oublier les cinq dernières années d’apocalypses, les rôdeurs, la mort…

Je la regarde alors, la cigarette entre mon index et mon majeur droit, avachi sur la table comme s’il s’agissait d’un fauteuil, ou d’un transat.

- Toi ? Pas d’homme ? Je ne sais pas si les goûts et les couleurs auront changés après l’apocalypse, mais si ce n’est pas le cas, allez m’expliquer pourquoi ce bout de femme au visage magnifique demeure seul, ici, dans cette librairie froide. C’est p’t’être pas un mal tu sais. Quand on a quelqu’un, on est faible. Quand on est seul, on n’a pas d’attache, pas de poids… Il n’y a que soi-même, et la survie en est plus simple.

Ainsi donc, la demoiselle n’a jamais tué personne, ni neutralisé quoi que ce soit – oui, les rôdeurs sont des choses pour moi, n’allez pas me dire le contraire. A la mention d’un apprentissage du combat à la lance, je ne peux réprimer un rire hoqueté, et un haussement des épaules accompagnant ce rire. Elle semble gênée, car la voilà qui range des livres… Avant de me regarder à nouveau. Plongeant son regard dans le mien, j’en devine les tours et les contours, et l’unicité des motifs de ses iris. Elle demande alors mon aide, dans cette entreprise : apprendre à utiliser une arme, et apprendre à se défendre, en échange… De quoi ? Ce que je veux ?

- C’que j’veux hein ? Loin de moi l’envie de paraître effrayant ou pervers. J’ai répété cette phrase qu’elle avait elle-même prononcée, de manière machinale, alors que je réfléchissais à ce que je pourrais lui demander en échange… Mais que pourrait-elle m’offrir de toute manière ? Elle se dépêche de poursuivre, sans doute consciente que sa proposition pouvait laisser aller une imagination peu orthodoxe. C’est possible Lisa, c’est possible. C’est la première fois que j’utilise son nom, je pensais l’avoir déjà oublié. T’inquiète pas, on a tous des choses à apprendre dans la vie ! Avant, j’m’occupais d’un peloton de Navy SEALs, et j’ai entrainé pas mal d’nouveaux ! Certains même qu’avait jamais vu un flingue de leur vie ! Hum… J’ai un peu de repos en c’moment, alors quand tu es dispo, on pourra s’faire une séance entrainement. Ma cigarette se termine. Je l’écrase contre ma blague à tabac afin de ne pas bruler la table qui m’est gracieusement prêtée. Je jette cependant le mégot éteint par la fenêtre. Au fait, j’t’ai pas d’mander, avec cette chute tout à l’heure, tout va bien ?

Ouais, soyons gentil pour une fois…