L’arrivée d’Eden au motel avait considérablement changé les choses pour Ellie. En théorie, elle n’était plus forcée de se rendre au No man’s land pour bénéficier des soins de Vaughn. Dans la pratique, elle appréciait suffisamment l’infirmier pour lui rester fidèle malgré la présence de l’épidémiologiste. Surtout, il connaissait son histoire et ils avaient depuis longtemps dépassé le stade des regards plein de pitié ou de dégoût. Elle était à l’aise avec lui, notamment grâce à l’intimité qu’ils avaient partagée. Il faudrait probablement un moment pour que les deux brunes atteignent ce degré d’aisance, et Ellie n’en avait pas le temps. Les moyens d’améliorer l’aspect de sa cicatrice étaient limités et la régénération de sa peau jouait contre eux.

Vêtue d’un simple débardeur et d’un short en jeans, elle traîne ses vieilles Converses sur le bitume défoncé, laissant le soleil chauffer sa peau. Elle ne porte pas son habituel sweat à capuche, et ses cheveux sont attachés haut sur son crâne. Le masque est bien visible, porté sans honte, et elle défie du regard chaque personne qu’elle croise. Elle a fait du chemin depuis le printemps, depuis le début de l’été. Elle ne marche plus la tête baissée, tentant coûte que coûte de cacher le masque. Au contraire, elle a retrouvé ses airs arrogants, prête à en découdre si besoin.

En abordant l’adresse indiquée par Vaughn, elle monte deux à deux l’escalier. Elle atteint rapidement l’appartement, essoufflée par la montée, et entre sans frapper. Personne ne sait qu’il est là, et elle est la seule qu’il doit attendre. Pourtant, le spectacle qu’elle trouve en rentrant la laisse perplexe. Avachi sur sa chaise, en pleine conversation avec une bouteille de rhum pratiquement vide, Vaughn a le regard vide de celui qui a trop bu. Sourcils froncés, Ellie le rejoint en quelques enjambées et écarte la bouteille l’air de rien, la repoussant hors d’atteinte de l’infirmier.

- On peut savoir ce que tu fous, McMachin ?

En l’approchant, elle remarque seulement les cernes noirs qui soulignent ses yeux, et la boursouflure de son nez. De toute évidence, Vaughn s’est battu récemment – et elle n’est pas certaine qu’il ait gagné. Sans ménagement, elle attrape son menton et le force à la regarder en face, inspectant son nez avec un air de connaisseur.

- Mouais, c’était déjà pas terrible avant mais là… tu vas finir par ressembler à un nasique, dit-elle en esquissant un sourire moqueur.

A voir le regard vide que Vaughn lui adresse, elle devine qu’il a dépassé le point de non-retour. Il lui faudra plusieurs heures pour décuver et reprendre forme humaine. Tout ce qu’elle pourra lui dire sera oublié, perdu dans les limbes alcoolisés dans lesquelles il a décidé de se noyer aujourd’hui. Et quoi qu’elle fasse, il ne tiendra pas un discours cohérent au moins jusqu’au lendemain matin. Quant à pratiquer la médecine, il ne faut pas y compter. Pour autant, elle ne repart pas tout de suite. Elle n’a pas particulièrement envie d’apprendre qu’il s’est étouffé dans son vomi parce qu’elle l’a laissé seul. Résignée, Ellie entreprend d’inspecter l’état de son nez. Elle n’a aucune connaissance précise mais son expérience suffit pour constater qu’il faudra plusieurs jours, voire semaines, pour récupérer un aspect normal.

Elle pouffe en entendant ses cris de joie, haussant les épaules sans y croire. Même s’ils s’apprécient et qu’une certaine tendresse existe entre eux, elle a appris à ne pas écouter les déclarations avinées. Poursuivant son inspection, elle fronce les sourcils lorsqu’il évoque un certain Kendale. Elle ne croit pas l’avoir rencontré mais il est de notoriété publique qu’il est l’époux de la docteure blonde, et le père de la jeune fille à qui Monroe fait tant confiance.

- J’crois qu’il a eu raison de te péter le nez, dit-elle en riant. Vaughn est un Don Juan incorrigible et elle n’est pas surprise que cela lui attire des ennuis. En vérité, elle est même étonnée que ce ne soit pas arrivé avant. T’as probablement eu ce que tu méritais.

Son ton n’est pas vindicatif, seulement amusé. Son sourire se fige une seconde lorsqu’elle sent la main de Vaughn autour de la sienne, avant de se faire plus doux. En soupirant, elle le repousse un peu dans sa chaise et s’assoit sur ses genoux, passant un bras autour de ses épaules pour assurer son équilibre.

- Qu’est-ce que je vais faire de toi, hein…

Un sourire tendre aux lèvres, elle se penche pour appuyer son front contre celui de l’infirmier. Et recule légèrement en sentant son haleine chargée d’alcool.

- Te faire désaouler, peut-être…, marmonne-t-elle en fronçant les sourcils, plus pour elle que pour lui.

Elle s’installe un peu plus confortablement sur les genoux de l’infirmier, profitant de la tendresse de l’étreinte. Pour l’un comme pour l’autre, c’est un moment rare, partagé avec joie et gratitude. Même si Vaughn ne s’en souviendra probablement pas, Ellie ne se privera pas de le lui rappeler de temps en temps. Pour l’instant, elle dégage les cheveux en bataille de l’infirmier, le recoiffe du bout des doigts dans un geste machinal. La brune pouffe légèrement en entendant la voix pâteuse mais déjà plus claire de Vaughn.

- Du temps, j’en ai un peu à te consacrer justement, je te lâche pas de sitôt.

En vérité, elle n’en a peut-être pas autant qu’elle le voudrait, mais tant pis. Elle mentira à Oxana pour justifier son retard, une fois de plus. Soudain, elle voit les traits de Vaughn s’affaisser, empreint d’une mélancolie manifeste. Inquiète, Ellie fronce les sourcils et l’écoute avec attention. Ses propos l’attristent et appelent immédiatement l’image de Nathan. Plus d’une année s’est écoulée depuis sa mort et pourtant, elle le pleure encore. Elle ignore de qui parle le jeune homme, et cela lui importe peu finalement. Le chagrin est un poison, et l’exorciser est toujours douloureux. Elle n’a pas l’intention de remuer le couteau dans la plaie en le questionnant.

- C’est normal, dit-elle d’une voix douce. Tu l’aimais, c’est normal d’être affecté… Effacer les souvenirs prend du temps, et ce n’est pas toujours la bonne chose à faire. C’est parfois plus douloureux de s’en défaire que de les préserver…

Piètres paroles de réconfort, il faut en convenir. Elle espère néanmoins qu’il ne l’écoutera que d’une oreille, encore trop aviné pour prêter attention à ses propos. Doucement, elle plaque un instant son front contre celui de l’infirmier, avant d’y déposer un baiser et de se relever. Se dégager de son étreinte est douloureux, tant la tendresse qu’ils ont partagé lui a fait du bien. Mais elle n’est pas là pour cela, et Vaughn a plus besoin de soins qu’elle. En fouillant un peu, elle finit par trouver une bouteille d’eau potable et la pose devant le brun.

- Avale ça, d’accord ? Je partirais pas tant que ça sera pas fait, ajoute-t-elle en se hissant sur le bureau et en le fixant de ses yeux dorés. Elle fronce les sourcils pour se faire effrayante, sachant pertinemment que l’effet est forcément amoindri par sa petite taille. Et quand tu pourras tenir un miroir sans trembler, tu m’expliqueras comment faire mes soins, et c’est moi qui les ferait.