Les confessions de Vaughn font douloureusement écho à ses propres émotions. Malgré le temps écoulé, Ellie ne cesse de penser à Nathan. Son image la hante, le son de sa voix l’habite. Probablement que, même après des années, elle ne parviendra jamais à l’oublier. Et elle ne le veut pas. Elle a été trop heureuse avec lui, malgré les disputes et la jalousie, malgré la situation de merde dans laquelle ils se trouvent tous. Il a été une oasis dans ce cauchemar, un moment de paix dans la tourmente. Grâce à lui, elle a survécu un peu plus longtemps. Et son souvenir la porte encore. Pour ne pas gâcher son sacrifice.

Ellie chasse ses idées et reporte son attention sur l’infirmier. Elle lui dégote une bouteille d’eau potable et le force à boire. De ces années de jeunesse, elle a retenu une leçon importante : il n’y a rien de tel que l’eau pour éviter la gueule de bois. Et visiblement, Vaughn en a bien besoin. La brune hoche la tête d’un air approbateur en le voyant avaler une longue gorgée d’eau. Sourire aux lèvres, elle se penche pour déposer un baiser sur son front, piètre récompense qui ne lui coûte rien.

- Bon garçon…

Elle hausse ensuite un sourcil lorsqu’il lui assure être capable de tenir la route, mais elle acquiesce à nouveau. Très bien, pas de problème. Elle saisit le miroir à côté d’elle et le tend à l’infirmier, avant de descendre du bureau.

- Bouge pas, je vais chercher le matos et je reviens.

Elle trouve rapidement le matériel nécessaire dans les affaires de Vaughn, habituée à le voir piocher ses instruments toujours au même endroit. Elle revient avec les mains pleines et se décharge avant de grimper à nouveau sur le bureau. Il y a longtemps que ses plaies ont cicatrisé, mais les traces sinueuses de sa peau la tiraillent régulièrement. En vérité, elle n’a plus réellement besoin de l’aide de Vaughn, car les pansements ne sont plus nécessaires. Néanmoins elle continue de venir, par affection pour l’infirmier. Son sourire ravageur et ses yeux bleus lui manqueraient beaucoup trop si elle venait à s’éloigner.

- Ok, vas-y, je t’écoute.

Armée de son pot de crème, elle lui adresse un sourire amusé. Finalement, cette visite va probablement se révéler plus intéressante qu’elle ne le croyait.

Docile et attentive, Ellie suit pas à pas les instructions que lui donne l’infirmier. Ses gestes sont beaucoup plus lents que ceux de Vaughn, plus maladroits aussi. Concentrée, le cou un peu tordu pour lui permettre d’observer son reflet dans le miroir, elle peine à ajuster la précision de ses mains. C’est une chose de se maquiller, de reproduire des gestes ancrées en elle depuis l’adolescence. Une autre de soigner les plaies de son visage. Stupidement, elle craint la douleur qu’elle pourrait s’infliger. Pourtant, lorsqu’elle laisse à Vaughn le soin de s’occuper d’elle, il ne lui a jamais fait mal, du moins pas volontairement ni exagérément. Car, malgré les mois écoulés, la blessure reste fragile et douloureuse. Ce n’est pas une souffrance sourde et quotidienne. Mais certaines expressions la rappellent à l’ordre. Un rire trop extravagant et elle serre les dents, aiguillonnée par la douleur cuisante de sa joue.

Après avoir nettoyé ses cicatrices, elle abandonne à côté d’elle le coton usagé et saisit la crème grasse. Il n’y a aucune étiquette sur le pot et franchement, elle ne préfère pas savoir ce qu’il y a dedans. Tout ce qu’elle demande, c’est que cela fasse le job et permette au maximum à sa peau de se reconstruire. Ellie ne se fait pas d’illusions. Elle ne retrouvera jamais un visage uniforme et lisse. Cela, elle l’a perdu pour toujours. Et peu à peu, elle se fait à l’idée. Elle est encore loin d’abandonner totalement ses masques lorsqu’elle sort, mais seule, ou en présence des filles du motel, elle commence à les oublier.

La brune fronce les sourcils et lance un regard mi-amusé, mi-agacé à l’infirmier. Il sait qu’elle n’aime pas entendre parler de son si joli visage, mais l’idée d’un affreux amas de poils en plus lui fait retenir un sourire.

- Ce qui serait dommage, ça serait d’ajouter ça à mes cicatrices, surtout. Imagine un peu la gueule…

Elle se reconcentre sur ses gestes, appliquant et massant la crème du bout des doigts. Elle croise alors son propre regard, avant de jeter un coup d’œil aux cicatrices. Rougies par le contact répété de ses doigts, elles ressortent cruellement sur la pâleur habituel de son visage. Sa seule satisfaction, c’est d’avoir pu conserver son œil. Elle ne sait pas par quel miracle celui-ci a été épargné par les braises, de même que ses cheveux. En vérité, malgré ses plaintes, la jeune femme s’en sort plutôt bien. Mais il est difficile de ne pas être amère en constatant les dégâts…

- Tu crois qu’un jour ça sera potable ? Pas comme avant, ça je sais, c’est pas possible, ajoute-t-elle précipitamment. Mais que ça se verra moins ?

Son ton ne laisse pas supposer qu’elle soit pleine d’espoir quant à la réponse. Avant l’épidémie, Ellie avait l’habitude de regarder les séries médicales, le genre de show où les blessures les plus impressionnantes guérissent toujours en quelques jours. Elle en a vu, des brûlés à qui les greffes de peau rendaient un visage humain. Mais elle, elle n’aura pas cette chance. Si elle est prête à accepter cette idée, elle ne peut néanmoins pas s’empêcher de s’interroger sur son avenir.

Ellie voit bien que sa remarque agace Vaughn, mais elle choisit de l’ignorer. Il peut bien dire ce qu’il veut, l’abreuver de compliments, elle ne se départira jamais de cette impression d’avoir perdu quelque chose. D’avoir abandonné une part d’elle-même dans les braises. Pas seulement une partie de son visage, mais aussi un peu de sa confiance en elle. De cette certitude qu’elle avait quant à son charme, cette arme dont elle usait et abusait avec les hommes. Et qu’elle n’est plus si sûre de posséder encore, malgré les affirmations de Vaughn.

Il bondit brusquement et elle sursaute, riant nerveusement en le voyant tanguer dangereusement. Ellie tend une main, prête à le rattraper s’il venait à tomber. Elle sait pourtant que vu la taille de l’infirmier, il l’entraînerait probablement dans sa chute. Sourcils froncés, la brune l’observe avaler une grande gorgée d’eau et, stupéfaite, le voit mettre un genou à terre devant elle.

- Qu’est-ce que tu fo – oh !

Elle reste d’abord interdite en l’entendant lui proposer le mariage, puis part d’un grand fou rire. Pas un rire moqueur, pas un rire méprisant. Un rire joyeux, un peu extravagant. Un rire qui tire sur ses cicatrices, un rire qui blesse. Mais Ellie ne s’en préoccupe pas, trop absorbée par l’air sérieux et le regard vague de l’infirmier.

- Oui ! Oui, oui, oui ! crie-t-elle en riant de plus belle.

Une promesse qui l’amuse, qui n’a ni queue ni tête. Demain, Vaughn l’aura oubliée, ou se mordra les doigts de l’avoir proférée. Et elle se fera une joie de le taquiner avec. Ellie sait qu’il n’est pas sérieux, que son cœur est pris ailleurs. L’heureuse élue lui est inconnue, mais qu’importe. Ce qu’elle ignore ne pourra pas lui nuire. Et ainsi, cette plaisanterie restera entre eux.

Toujours hilare, elle tire le jeune homme vers elle pour le remettre debout. Elle plaque ensuite ses mains sur les joues de Vaughn et lui donne un baiser tendre. Le goût de l’alcool envahi sa bouche et elle grimace, se reculant en riant, avant de passer une main dans les cheveux bruns de l’infirmier.

- Qu’est-ce que tu vas dire à ta belle ? Et surtout, qu’est-ce qu’elle va dire ?

Elle s’amuse par avance de la réponse, persuadée que Vaughn ne se souviendra jamais de cette discussion, et que, dans le cas contraire, il n’en parlera jamais à sa copine.