Ok-ok, pas des victimes, s’il veut. J’aurais envie de lui répondre qu’on est tous un peu des victimes quelque part, mais je suis trop occupée à m’accrocher à la portière pendant le virage. Enfin, je crois quand même que je comprends. Il veut dire qu’ils ont cherché cette déchéance et qu’ils n’avaient pas d’airbag pour se préserver du crash. Ça reste moche je pense, mais je m’attarde pas là-dessus. Il a l’air assez taciturne et on se connait pas encore assez pour que je le force à trifouiller dans la merde de son passé.

- J’vois ce que tu veux dire.

Sur le fait qu’en années de post-pandémie, trois ans, ça fait beaucoup. Un peu comme les années de chien. C’est cool en vérité, d’avoir quelqu’un comme ça depuis longtemps. Un vrai contre-exemple pour quiconque ne croyait pas en l’amitié homme-femme. Bon ceci dit, ça ne m’étonnerait pas qu’ils aient un peu joué au docteur de temps en temps, hein… le coup de demi-frère/demi-sœur, c’est le scénario de plein de porno, nan ?

- Wow, fais-je suite à sa répartie métaphorico-lesbienne, cette mission était absolument platonique. J’avais besoin de cordes et… j’suppose qu’elle voulait te faire plaisir en trouvant de quoi retaper don ukulélé.

J’ai quand même un sourire en quoi et expire un petit rire. Peut-être que c’est moi qui interprète mal, parce que j’ai eu cette pensée coupable que May était très largement dans la zone « baisable » de mon spectre de jugement. Enfin bref, j’apprécie la conduite. On est désormais bien loin des zones peuplées, je crois qu’on approche de l’élevage de moutons et de l’endroit où Adrienne veut construire sa piste pour les avions.

- J’suis arrivée pas longtemps avant vous en fait et…, j’hausse les épaules et m’enfonce plus confortablement dans mon siège, j’vois pas où tu veux en venir, honnêtement, je n’arrive pas à capter la pertinence de la question, c’est un groupe qui me convient, c’est tout. L’idéologie qu’il y a derrière le leadership après…

Je laisse ma phrase en suspend sur une moue désinvolte. Je suis pas une cheffe dans l’âme et le semblant d’administration ici a quelque chose de rassurant. Ça me rappelle vaguement quand j’étais en service, pour l’état américain. Il s’est passé des choses pas très jolies ici, c’est clair… mais les règles ont changé. Je ne crois pas que ce soit pire qu’ailleurs. Et au moins… on a la légitimité de pentagone. Pour ce que ça vaut.

- Pourquoi cette question ? Demandé-je en levant mes prunelles sur toi, sans vouloir t’offenser… t’as la tête du mec qui en a gros sur la patate, je penche la tête sur le côté, qu’est-ce qui va pas ?

Oh-oh, il me renvoie dans les dents ma répartie sur le small talk et… je ne peux qu’applaudir. C’est équitable, on n’en est pas à se raconter nos petits secrets, j’entends parfaitement. Loin de moi l’idée d’insister, je le trouve déjà de plus en plus volubile au fil du temps qui passe. Je n’irai pas jusqu’à insinuer que je l’amène à s’ouvrir mais… disons que peu sont ceux qui peuvent se venter de le faire causer ce gars, hein ? Hormis May je veux dire.

La caisse s’arrête, Lance baisse le volume de la radio. Dans l’habitacle s’invite le bruit de la mer et celui des animaux non loin. C’est carrément tranquille ici, c’est même plutôt cool vu la météo. C’est assez bête, mais je ne prends plus le temps d’apprécier ce qu’on a. Les pauses contemplatives en pleine nature, c’est pas trop mon genre. Là, je m’attends presque à ce que le pilote choisisse le contexte pour un numéro de charme, sauf qu’il embraye sur du factuel. Mon histoire…

- Oh moi… c’est carrément moins palpitant que vous tous, commencé-je en toute sincérité, j’ai passé quasiment trois ans dehors… toute seule la plupart du temps. J’ai vécu un paquet de merdes, croisé un paquet de gens… et quand on m’a proposé un toit et un lit au chaud, j’ai pas dit non, c’est un résumé efficace et 100% authentique : après la fin de ma traque, j’étais vide, sans but… je serai probablement morte d’une connerie sur le bord de la route si des gens de Fort Ward ne m’avait pas rencontrée, j’étais de la police avant. Du coup j’ai pu rapidement me rendre utile.

J’avais aussi une assez bonne connaissance de la vie en terrain hostile, ce qui est plus qu’utile quand encore énormément de nos ressources viennent de ce qu’on peut trouver. Mes lèvres se pincent brièvement. Je pourrai profiter du moment pour revenir sur sa question initiale – pour ma main – puisque le moment se prête à écarter le babillage, mais je préfère partir sur du léger. Même si au final, j’ai l’impression qu’on suit l’immuable schéma des survivants : faire connaissance en parlant de nos vies révolues ou le faire en parlant de nos blessures.

- A mes heures, je faisais de la gratte ouais. A une époque où j’avais dix doigts, j’avais un groupe. Les Blasting ducks, du punk essentiellement, j’ai un vague rire en en parlant, on a jamais percé, comme tu te doutes, mais j’ai donné quelques concerts plutôt déments, là, le but est largement plus de le dérider que de me vanter pour quelques caves empestant la bière et la sueur remplies de trente spectateurs, mais pas sûr qu’il morde à l’hameçon…, et toi, le ukulélé ? ça fait longtemps ?