"Alors ils reconnurent que c'était une vraie princesse puisque, à travers les vingt matelas et les vingt édredons en plumes d'eider, elle avait senti le petit pois. Une peau aussi sensible ne pouvait être que celle d'une authentique princesse..." J'y mets le ton. Un putain de conteur professionnel.

Je tourne délicatement la page du livre calé sur mes jambes en tailleur. Mon jeune public, composé des gamins du campement, lève vers moi des yeux subjugués, des yeux fatigués, des yeux saoulés. Effy est posée contre mon épaule, roupille déjà. Je fais de mon mieux pour occuper ces garnements au rez-de-chaussée de l'ancien musée, sous les dortoirs, alors qu'une bonne partie du camp est sur le point de se coucher, notamment tous ceux qui viennent de rentrer de leur longue mission au Canada.

"...Le prince la prit donc pour femme, sûr maintenant d'avoir trouvé une vraie princesse, et le petit pois fut exposé dans le cabinet des trésors d'art, où l'on peut encore le voir si personne ne l'a emporté... Et ceci est une vraie histoire."

Je ferme le livre. "C'est débile !" lance le petit Jimmy. "Bah oui pourquoi ça fait d'elle une princesse ?" renchérit Julia. J'grimace et hausse les épaules. C'est vrai que le conte a mal vieilli. "Ouais bah la morale c'est p'têtre : ne dormez pas sur la bouffe. Allez, au lit maintenant !" Ca rigole en se dispersant. Les plus jeunes rejoignent leurs parents ou tuteurs, prennent leurs mains pour regagner leurs chambres - les plus âgés d'entre eux dorment seuls. Moi, je prends Effy, la réveillant malheureusement, pour faire quelques mètres jusqu'à sa mère venue la reprendre.

"Tiens, elle ne sera pas difficile à endormir." dis-je dans un sourire en lui glissant sa fille dans les bras. J'embrasse la petite sur le front et les suis du regard alors qu'elles quittent ce bâtiment pour leur maison. Moi, je n'ai que les escaliers à monter. Mais justement, alors que je tourne la tête vers les marches, je croise un regard étonnamment familier.

J'articule brusquement, "Wow, wait, what ?!" Et il me faut cligner des yeux à plusieurs reprises pour m'assurer que je n'hallucine pas. "Elisabeth ? What the fuck ?? Qu'est-c'que tu..." J'm'approche doucement, complètement confus. Les gens que j'ai connus avant, ils sont pratiquement tous morts. Il ne restait que Selene. Alors voir Elisabeth ressurgir du passé comme une putain de fleur, ça me laisse sur le cul. Les probabilités étaient si minces. "Ouais, j'aurais dû m'douter qu'tu survivrais." dis-je dans un vrai sourire.

On a tous les deux changé depuis la dernière fois. Ca fait quoi, 5 ou 6 ans ? Les visages ont absorbé le temps et le stress. Les corps se sont endurcis et ont souffert. C'est devenu tellement banal d'être affublé de quelques cicatrices, voire d'un membre en moins, qu'il est déjà une agréable surprise de la voir entière.

C'est elle qui m'enlace, comblant de joie mon propre caractère très tactile. Sentir l'odeur d'une personne, sa chair et sa chaleur, ça permet de vraiment la remettre dans le réel. J'ris franchement à sa remarque, sans trop savoir si elle ne croyait sincèrement pas en mes capacités de survie ou si c'est une manière de me charrier. Enfin, ce s'rait vrai. Je n'avais jamais manié une arme, alors j'étais mal parti...

"Ouais, un truc de ouf tu peux l'dire." J'renchéris tout sourire, grimaçant à son bisou de grand-tante. Et j'n'ai pas tellement le temps de réatterrir qu'Elisabeth me prend par les épaules pour m'entraîner avec elle vers les dortoirs.

J'm'assois à ses côtés, sur son lit. Autour, quelques personnes sont déjà installées mais il est encore trop tôt pour vraiment dormir. Alors certains lisent à la lueur d'une bougie, d'autres discutent. Et elle, elle mange. "Euh," très perturbé, et ne sachant clairement pas par quel bout prendre toutes les histoires qui m'ont mené ici, je dois réfléchir quelques secondes. Elle aussi doit avoir une liste de proches décédés longue comme le bras. Alors il vaudrait peut-être mieux ne pas commencer par ça. "J'suis papa. Depuis presque trois ans. J'avoue que c'ma grande fierté." J'souris, sincèrement heureux. "Une petite fille, qui s'appelle.. bah, Elizabeth. Mais avec un "z". On l'appelle Effy la plupart du temps. Tu l'as p'têt vue tout à l'heure, en bas des escaliers." J'ris bêtement. Honnêtement, je n'avais pas pensé à mon amie lorsque ce nom était arrivé sur le tapis. "C'est sa mère qui a trouvé le nom." dis-je tout de suite pour ne pas laisser traîner d'ambiguité dont je n'saurais plus me dépêtrer. "J'suis ce groupe depuis un bail mais j'tai jamais vue... T'es là depuis quand ? T'as p'têt entendu parler d'ma disparition, j'sais pas. J'ai été absent pendant un bon moment, j'viens de revenir il y a quelques jours... T'étais au Canada là ? Putain j'y crois pas, si j'avais su !" J'lui laisse même pas le temps de répondre, un peu trop pris par l'avalanche de curiosité qui me remonte à la tête. "T'as changée depuis l'temps, t'fais adulte et tout !" Ah, c'est sûr que ça changeait de nos têtes d'adolescents.

Retrouver mon ami me faisait un peu retrouver la Eli d'autrefois, et je crois que ça me faisait du bien. La mission pour le Canada n'avait pas été des plus simple et m'avait quand même laissé de mauvais souvenirs, surtout pour ce rôdeur qui avait manqué de me croquer. Oui c'était pas la meilleure des missions que j'avais fais dans ma vie. J'avais entraîné mon casse bonbons préféré vers le dortoirs pour me poser sur le lit et enfin manger un peu. Il n'était pas bien tard et chacun faisait sa petite vie, pour ceux qui étaient là bien sur.  Je lui demandais de me faire un résumé de son vécu et il commença par me dire qu'il était papa. Je fis alors de grands yeux ronds façon presque cartoon sous la surprise. Mais ce n'était pas la seule vu que la gamine portait le même nom que moi.

Il continua mais j'avais buggé quand j'avais compris - Attends tends tends tends ... dis je en levant un doigt en l'air. - Si j'ai bien suivis , Effy c'est la petite de Sel... OH MY GOD ! Bien sur je n'avais pas oublié LE secret de monsieur fidélité alors ma bouche se fit ronde. - LA Selene ??!! C'était pas possible ! Mieux qu'une série télé. Il avait donc eu une fille avec la fameuse Selene, son amie de l'époque avec qui il avait trompé la soit disante femme de sa vie. Cela devenait de plus en plus intéressant ! Je croquais un nouveau morceau quand il se mis à son tour à me poser pleins de questions. Essuyant de façon très féminine ma bouche avec ma manche. Voyez là toute l'ironie de ma phrase évidemment. Je me mis à lui expliquer rapidement. - Je suis là depuis cet été, c'est Corray qui m'a ramené. En faite j'étais resté tout ce temps à la maison de mes parents. dis je en haussant les épaules. Je ne savais même pas si ma famille était encore en vie quelques part. Aller au canada m'avait rapproché d'eux mais je n'avais pas voulu non plus déranger tout le monde pour aller voir chez mon frère.

Je passais ma main dans mes cheveux, plusieurs dread et tresses ainsi que ma chevelure habituelle. - Ouai on a grandit... T'es presque devenu beau mec tu sais ? lui dis je en riant à ma connerie. Non en faite il était vraiment devenu un mec charmant le Eli. - J'avais pas entendu parlé de toi, faut dire que je suis toujours aussi sociable tu sais alors à part trois quatre personnes je parle pas à grand monde ici.  dis je en passant ma main sur ma nuque l'air un peu bête. J'avais toujours du mal à me faire des amis à vrai dire. Je le fixais alors - En tout cas je suis vraiment contente de te voir ... j'en conclu que ta copine et simplet n'ont pas survécu ? Oui je mettais un peu les pieds dans le plat mais je voulais savoir. Je ne connaissais pas bien sa copine de l'époque mais simplet m'avait toujours fait rire, même si j'étais plus proche d'Eli. Retrouver un vieil ami était un espoir de plus de retrouver un jour ma famille.

"... Kaboum" dis-je en mimant une explosion avec mes mains quand elle reconnecte les points jusqu'à Selene. J'ai jamais su si Elisabeth avait capté mon rapprochement avec la pianiste. Elles n'ont peut-être même jamais été ensemble à nos soirées respectives, tant on naviguait en électrons libres entre plusieurs cercles d'amis. Mais à l'époque des réseaux sociaux, difficile de ne pas laisser de traces. "On a été ensemble un moment." dis-je sans plus de détails. Nos chemins se sont séparés à force de désaccords stupides, des prises de position que j'regrette aujourd'hui car le temps est passé et a définitivement enterré les sentiments de Selene à mon égard. Malheureusement, pas les miens.

"J'le connais pas bien, Corray. Mais c'est cool qu'il t'ait retrouvée." Un euphémisme bien sûr. J'lui souris amicalement, assez amusé par sa manière de parler en mangeant. Les bonnes manières n'existent plus !

Un compliment se glisse là dedans - "Euh, merci ?" j'n'en reçois jamais, alors c'est un peu gênant, et j'détourne le regard en riant nerveusement, les mains crispées sur son lit de chaque côté d'mes cuisses. Un rictus qui fond tristement quand elle évoque le sort de Tyron et Kathlyn. J'préfère fixer le sol à mes pieds. Je culpabilise de passer moins de temps à y penser. A ressasser. Tyron n'est même pas enterré. Il traîne encore dans la chambre froide d'une vulgaire pizzeria de la ville... Peut-être que je devrais y retourner. Depuis le temps, ça s'est calmé... "Non, ils sont morts tous les deux à quelques mois d'intervalle, il y a presque cinq ans. Tués par des militaires." Un léger sourire jaune. Ca n'a pas arrangé mon rapport à l'autorité. "C'était sûrement le bon choix de rester dans ta maison au début de la pandémie. J'pense que c'était la pire période." J'souffle en haussant un sourcil fataliste, et rattrape les yeux de la brune. "Ne l'appelle pas... "simplet". Tyron était une des meilleures personnes que je connaissais, et il était loin d'être con - même s'il le cachait bien." Et il me manque. Je n'veux même pas parler de Kate. C'est encore pire, elle a embarqué une grande partie de moi en allant au ciel.

"Ici, il y a d'autres personnes que tu connais d'avant ?" elle qui fréquentait du monde, ça n'serait pas étonnant. J'ajoute avec plus d'inquiétude, "Et tes parents ?"

Je ris de bon coeur à son Kaboum, un peu trop peut être vu qu'une personne qui était entrain de lire se plain - rooo ça va .. je viens pas de souffler dessus quand tu ronfles moi ! dis je en me retournant vers le gars avant de reporter mon attention sur Eli pendant que l'autre mec râle. Non mais ça va bien, c'est pas tout les jours qu'on retrouve un vieux copain ! Quand il avoue qu'ils ont été ensemble un moment je relève plusieurs fois les sourcils genre " héhéhé ". C'est qu'il en avait sous le capot finalement le gamin, j'étais fière de lui. Enfin gamin c'était vite dis vu qu'on avait que trois ans d’écart. Et même si ça pouvait paraître énorme à l'époque, ça ne l'était plus vraiment aujourd’hui. - Était ? Donc t'es plus avec elle ? C'est triste ... Ouai parce qu'il y avait une gamine quand même au milieu de tout ça.

Quand il parle de Corray, j'ai une tête un peu dégoûte. - Ouai il est cool. C'est con qu'il trouve la cheffe plus cool que moi. dis je en croquant dans mon sandwish. J'avais eu des doutes, je m'étais dis que c'était surement un coup d'un soir mais visiblement le rapprochement se faisait de plus en plus entre eux et j'étais, il faut bien l'avouer, un peu jalouse. Bon ok j'étais totalement jalouse mais bon c'était la vie et j'allais pas mourir pour ça. Puis après tout j'avais jamais été très sentimentale et mise en couple hain ? C'est pas cette idylle pendant l'épidémie qui allait me faire changer .. enfin peut être finalement que si. Putain j'avais vieillit !

Quand je le vis stressé par mon compliment j'eus un petit sourire en coin avant de faire la fille faussement vexée - ouai toi aussi Elisabeth, t'es jolie .. blablabla. Merci Eli c'est gentil de ta part. je ris un peu avant de le pousser amicalement. - ça va j'te charies. Malheureusement la bonne humeur retomba quand je me mis à parler de nos morts, car nous en avions tous. Mais il fallait bien en parler à un moment ou à un autre de toutes manières. Quand il parle d'eux cela me rends triste, surtout que je vois parfaitement que Eli n'est pas bien. Je pose ma main sur la sienne quand il me fixe pour me faire la morale ,je penche un peu la tête sur le coté et lui offre un petit sourire triste. - Si j'l'appelle comme ça c'est que je l'aimais bien ton pote. Il me faisait rire. Il était sympa ... c'est comme quand je t'appelle casse bonbon .. c'est que je t'apprécie. Oui fallait le savoir mais j'étais comme ça. Quand je commençais à donner des petits noms à la con c'était que je commençais à aimer les gens.

Mais il parle de mes parents et je mince mes lèvres en reprenant ma place, je range le reste de bouffe dans mon sac. Je n'ai plus faim. J'avale ma salive difficilement. Avant d'avouer en refermant mon sac le regard planté dans ce dernier. - Mon grand frère à eu un bébé juste avant le confinement et mes parents sont allés chez lui au canada pour l'aider .. Je suis restée avec le p'tit dernier à la maison ... je n'ai jamais eu de nouvelle d'eux, ni de mon autre frère. Pour ce qui est de minimoys .. il est partie un jour avec ma copine, ils en avaient marre de rester au chalet ils voulaient voir d'autres survivants et je ne les ai plus jamais vu non plus. Je soupire doucement avant de poser mon sac au sol à coté de mon lit, jouant nerveusement avec mes mains. - En faite j'pense que le pire, c'est de ne pas savoir si ils sont encore en vie. Je me sens toujours mal quand je parle d'eux. J'aimerais, au moins savoir si ils vont bien.

"J'déteste "Cassebonbon" aussi." lui dis-je dans un sourire. "Je n'suis plus un gamin. Mais bon. J'peux l'tolérer, de ta part, en l'honneur du bon vieux temps." J'hausse les épaules. Elle donne des surnoms à tout le monde, alors je m'y ferai. Chacun a son lot d'habitudes énervantes, c'est loin d'être la pire.

J'écoute avec attention le récit de sa famille en suivant des yeux sa gestuelle avec son sac. C'est triste, et ça m'arrache beaucoup de compassion. Le doute, l'angoisse : je l'ai connu de la même manière. Aujourd'hui, presque tous sont confirmés décédés. Il ne reste une chance qu'à mon père, et...

"J'ai une amie que j'aimerais retrouver, aussi." Roza ; tout ce que je sais, c'est qu'elle n'est pas là - j'ai fouillé dans tous les coins. Mais la ville est si vaste, et tant de groupes se sont maintenant organisés... Je crois que le plus grand danger n'est plus chez les rôdeurs mais bien dans les guerres entre humains. Au moins, moi, je garde la certitude qu'elle est en vie. Rien n'aurait su venir à bout de la russe.

"Tu as le choix entre les chercher ou tourner la page. Les deux options sont valides." Car partir au hasard dans la ville comporte bon nombre de risques pour un résultat qui n'est absolument pas garanti. Ils sont peut-être loin. Ils sont sûrement morts. "Ce serait normal de faire ton deuil, après tout ce temps. Mais tu devrais... choisir entre les deux, sinon tu te tortures." J'pose une main réconfortante sur son épaule, espérant ne pas trop me mêler de ce qui ne me regarde pas.