Il était rare pour Maya de s'offrir du temps à soi, dans le calme de la maison. D'ordinaire, celle-ci était animée par les discussions des filles, le babillement et les pleurs de Coleen et les débats passionnants et prenant de Daniel, Misha ou Clayton. Seul Eric parvenait à trouver un peu de calme dans sa chambre à lui, plongé dans la rédaction des mémoires des habitants de Fort Ward. Il n'y avait que le grattement de son papier qui pouvait se faire entendre : Misha et Clayton étaient sortis au Summer's, Daniel était chez Hector et les filles encore en convalescence. Coleen était gardée par Levi qui à l'étonnement de Maya, se montrait plutôt efficace et volontaire pour être présent auprès de sa fille biologique.

Ainsi, la petite chercheuse se trouvait allongée sur le divan du salon, dans un silence presque religieux... Pourtant, son occupation n'avait rien de très studieuse. Elle dormait la bouche entrouverte, les cheveux en bataille dévoilant son front bombé, une main par-dessus la tête, posé négligeamment sur l'accoudoir. Une après-midi enneigée et le ciel grisâtre avaient entrainé la sieste de la presque-trentenaire. Celle-ci se sentait vaseuse, comme cela arrivait parfois, pas toujours régulièrement comme bien d'autres femmes, et avait donc décidé de se reposer. C'est la porte qui résonnait qui l'eut réveillé doucement. Ma brune cligna des paupières à plusieurs reprises, bailla et se gratta le sommet du crâne. Après s'être passée une main sur le visage, elle retroussa son pantalon ample pour glisser sa jambe dans sa prothèse pour se lever et aller ouvrir la porte.

C'est donc vêtue d'un sweatshirt trop grand, la main enfoncée dans la poche, de ses cheveux lâches et de ce pantalon dont l'un des pans était retroussé jusqu'au genoux que Maya découvrit son visiteur inattendu. Si elle avait parfois occupé les quartiers d'Eddie régulièrement au mois de novembre, quand tout lui paraissait gris, elle n'avait pas forcément eut l'impression que le militaire oserait se confier à elle. Pourtant, c'était ce qu'elle lui avait proposé lorsqu'ils avaient échangé un moment intime au printemps dernier. Je lui avais toujours dit que je préférais le voir débarquer n'importe quand, à n'importe quelle heure pour me demander mon aide plutôt que de retomber dans la boisson... Il semblait cependant, dans ce cas de figure, qu'il ait mélangé mes propos. Car Eddie sentait l'alcool à plein nez. « Oh non... » Lâcha-t-elle en découvrant dans l'état dans lequel il se trouvait. Maya regarda derrière l'épaule du militaire, vit qu'il n'y avait personnes aux alentours et le tira par le bras doucement pour l'encourager à avancer vers elle pour passer la porte.

« Viens entre... Voilà... Eddie... Ça va aller, on va gérer okay. Tiens, donne-moi ça pour commencer. » Maya se montrait méthodique, patiente et avenante, lui parlant d'une voix douce pour ne pas lui donner mal au crâne ou provoquer chez lui une envie de faire demi-tour. Elle attrapa doucement la bouteille en glissant sa main sur la peau d'albâtre du soldat et sentit qu'il était gelé. Depuis combiende temps trainait-il au dehors dans cette tenue ? Maya retira son propre sweat-shirt dans l'urgence, dévoilant un débardeur près du corps et écarta le col du sweatshirt pour l'aider à ce qu'il passe la tête. « T'es gelé... Viens, viens avec moi. Y a personne ici. Juste moi. » Il y avait Éric, à l'étage, bien trop occupé pour se rendre compte que quelqu'un avait frappé à la porte.

Doucement, elle le conduisit au salon après avoir laissé le cadavre de la bouteille qu'il tenait à la main sur le petit meuble de l'entrée.

L'état de ses yeux, son regard embrumé... Ca me rappelait des souvenirs d'un temps qui n'avait rien à voir avec les circonstances actuelles. Être à côté de ses pompes, je sais ce que c'est. Pas pour les mêmes raisons, mais je sais, je sais tout le mal que ça peut faire. Maya était patiente et illustrait parfaitement toute la sagesse que lui avait inculqué son père. Elle esquissa un sourire en coin quand elle vit apparaître la tête d'Eddie du pull qu'elle l'avait aidé à enfiler. Quand sa main s'accrocha à son bras, Maya rencontra son regard. Son sourire s'évanoui aussitôt. L'accompagnant jusqu'au canapé, Maya avait plaqué le plat de sa main contre le dos d'Eddie, pour suivre le mouvement et s'assurer qu'il suivait la cadence, un pas pourtant lent jusqu'au salon. Elle resta debout devant lui, les mains sur les hanches, une position maternelle et l'observa un moment s'allonger avec difficulté sur le canapé.

Le voyant froncer les sourcils, geindre comme un malade, Maya s'assit en tailleur et lui tendit la main pour qu'il la prenne, qu'il se raccroche à quelque chose. Quand j'étais malade, j'avais parfois l'impression d'être sur un bateau en pleine dérive, le coeur soulevé pendant les séances de chimio. Je me rappelle de la pièce qui tournait comme dans un manège, des murs qui se déformaient. Parfois, seule la main de mon père parvenait à m'aider à ne pas tout dégobiller. La jeune chercheuse se passa son autre main de libre dans les cheveux et arqua un sourcil. « Okay... Okay... C'est pas grave. » C'était vrai. Trouver la raison n'avait, pour l'instant, aucune importance. Maya pensait au moment présent : comprendre la situation et faire en sorte qu'Eddie se calme pour pouvoir parler et raconter ce qui l'avait amené à s'enfoncer autant dans son alcoolisme, qui était passé inaperçu pendant longtemps. Pourtant, même Hector, qui avait parfois la bouteille facile, avait émis quelques inquiétudes à ce propos.

« Attends. Attends, deux secondes. » Lui caressant l'avant-bras avant de se relever, Maya s'activa jusqu'à la cuisine pour lui amener une grande bouteille d'eau, ainsi qu'un saladier en plastique au cas où le militaire serait pris d'une envie soudaine de tout rendre. Se rendant à côté de lui, elle lui fit un petit geste pour lui dire de s'asseoir et atterrit à côté de lui en lui tendant le tout. « Tu mangeras un truc après... Ça va te faire du bien... On va gérer ça. » Attentive, pragmatique et raisonnée, Maya se sentait presque plus âgée qu'elle ne l'était, plus sage et plus raisonnable. Ses émotions lui dictaient pourtant le contraire, elle qui d'ordinaire voulait tout savoir, tout de suite. Elle ne voulait pas brusquer Eddie, elle ne voulait pas refouler son initiative d'être venue la voir.

« Eddie... Eddie tu sais que si tu es venu me voir c'est que ça peut pas continuer comme ça... Ça va mal finir si tu continues... Et j'te laisserai pas couler. » Dit-elle alors en posant sa main sur sa cuisse tout en lui tendant de l'autre main la bouteille d'eau qu'elle avait ouvert pour lui. Elle porta ensuite sa main jusqu'aux cheveux bouclés du soldat, qui étaient en bataille, confus, comme lui et s'autorisa à laisser glisser sa main jusqu'à sa nuque et le haut de son dos qu'elle frictionna doucement en cercle pour le calmer et soulager au passage les nausées dont il devait être pris. L'expérience parlait, encore une fois...

Sérieuse, les yeux fixés sur le militaire, Maya sentait ses traits se tirer. Nerveusement, elle voulut ramener des cheveux en avant mais se rappela qu'elle les avait coupé de quelques centimètres. Elle tritura alors ses pointes et continua de sa main de libre à effectuer des mouvements circulaires avec la paume de sa main. Elle fronça les sourcils quand il prit la parole. Eddie était bien plus courageux et endurant qu'il ne pouvait sa l'avouer. Tout le monde n'aurait pas pu être un bon petit soldat pendant aussi longtemps.

« Je sais bien... Sauf que c'est fini, il va falloir changer ça... Tu vois bien que ce n'est plus possible. » Le ton de la chercheuse était assez rude mais juste, sa voix pourtant douce et compatissante comme à son habitude. Elle continua d'exercer des caresses circulaires dans le dos d'Eddie et eut un petit sursaut quand les hauts de cœur virent à lui. De vieux souvenirs pour la presque-trentenaire qui se souvenaient de cette époque, penchée elle-même à de nombreuses reprises sur la bassine. Pendant qu'il était pris de spasmes gastriques, Maya lui murmura un « Chhhh, c'est bon, c'est okay... C'est bon... » tout en ayant passé sa main sous son sweatshirt et son débardeur pour lui faire les mêmes gestes circulaires dans le dos mais au contact de sa peau. Il n'y avait, selon Maya, aucune honte à avoir. Que son acte soit conscient ou pas, Eddie avait décidé de se présenter à elle dans cet état, montrant le pire de lui-même. Maya l'acceptait, il n'y avait rien de négatif entre eux, pas de tabou et surtout pas de pudeur. La jeune femme avait échangé avec Eddie bien plus que cela, et devoir le gérer dans cet état lui était naturel.

Quand il reposa la bassine, elle l'invita à reprendre un peu dos en posant la bouteille sur ses genoux et en roulant des yeux. « T'inquiètes pas... » Elle sortit un mouchoir de sa poche et tourna la tête du militaire vers elle pour rencontrer ses yeux bleus. D'un geste attentionné, elle lui essuya les coins des lèvres pour le débarrasser de ce qui lui souillait le visage. « Voilà... Okay... »

Maya pencha la tête sur le côté et prit la main d'Eddie qu'elle frictionna contre ses deux mains à elle. Elle pensa alors à Evelyn et son passé trouble dont elle lui avait parlé autour du chocolat chaud qu'elle lui avait apporté. Elle avait eu un parcours courageux, elle s'était sortie de ces merdes toute seule... J'ai alors tout de suite pensé qu'elle était la meilleure personne pour aider Eddie. Ne sachant pas si le militaire allait accepter, elle pressa sa main dans la sienne pour capter son attention et lui parla d'une voix douce et patiente.

« Il faut que je sache Eddie.. Si tu acceptes ou non que je demande de l'aide à quelqu'un ici qui pourra, j'en suis sûre, te débarrasser de cette merde... Il te faut un sevrage et un vrai suuvi... Mais aussi qu'on discute de ce qui t'as amené à plonger là-dedans... Mais ça, on verra plus tard... » Maya esquissa un nouveau sourire et se blotit un peu plus contre Eddie pour le rassurer, collant sa jambe factice à la sienne. « Tu sais très bien que tu peux me faire confiance... Et j'ai confiance en toi aussi... Ça ne peut plus durer Eddie il faut qu'on te débarrasse de ça... »