Keira avait peur. Son cœur battait fort dans sa poitrine et elle sentait des frissons désagréables lui courir le long de la colonne vertébrale. Elle avait du mal à respirer à cause du baillon dans sa bouche. Elle devait avancer, sans ralentir, faire uniquement confiance en January qui la guidait alors qu'elle était plongée dans le noir. Ses mains dans le dos lui faisaient mal. Sa démarche était hésitante même si elle essayait de ne pas ralentir sa ravisseuse. Elle trébuchait parfois lorsque ses pieds rencontraient des imperfections de la route qu'elle n'avait pas pu prévoir. La brune avait bien compris qu'elle devait avancer sinon elle finirait sous les dents des rôdeurs.

Keira hocha la tête à ses paroles. Dans l'immédiat, elle ne ferait rien contre January. De toute façon, où irait-elle ainsi ? Aveugle, les yeux bandés et incapable de crier ? A chaque fois qu'elle entendait un rôdeur non loin, son corps se crispait et elle priait pour que January ne la laisse pas seule ou n'ait pas l'idée de la pousser au milieu d'une horde ce qui signerait aussitôt sa mise à mort.

Mille questions se pressaient à ses lèvres mais elle ne pouvait pas parler. Où allaient-elles ? Qui allaient-elles rencontrer ? Pourquoi Emily n'était-elle pas avec elles ? Ses pensées allaient vers l'adolescente. Elle était seule dans la cave désormais. Est-ce qu'elle la reverrait ? Keira avait supplié January de prendre Emily. L'adolescente était blessée, elle avait besoin de soins. Et si son doigt amputé s'infectait dans cette cave froide et humide ? Elle, elle pouvait attendre. Mais non, January s'était décidée sur Keira et rien ne l'avait fait changer d'avis.

Comme elle ne pouvait rien faire, Keira tenta d'être attentive à ce qui se passait autour d'elle. La brune essayait de repérer des bruits pour mieux se situer. C'était compliqué, il n'y avait plus les bruits normaux de la ville : plus de voitures, de train, de cloches... Une fois, elle entendit un rôdeur taper dans une grille, mais combien de grilles y avait-il dans la ville ? Elle se concentra sur ses pas aussi. En une seconde, elles faisaient environ trois pas. Depuis leur départ, elle avait tenté de mémoriser le nombre de ses pas mais son attention était sans cesse mise à rude épreuve et elle avait vite perdu le nombre. Keira se sentait complètement à la merci de January. Elle était incapable de se repérer, de s'échapper.

Enfin, elles s'arrêterent. Elles avaient du atteindre le fameux lieu du rendez-vous. Keira hocha la tête aux paroles de January. Elle sentit les larmes lui monter aux yeux quand elle entendit la femme lui dire que si elle tentait quoique ce soit, elle retrouverait Emily en morceaux.

La main chaudement vêtue de la petite fille trouvait un réconfort tout relatif dans celle de la grecque. Elle s’y cramponnait désespérément, sa frêle silhouette étroitement collée contre celle de son aînée. Elle connaissait Elena évidemment, pouvait s’y fier en apparence, surtout que Jeff lui faisait confiance aussi. Pour autant, la brune sentait la peur submerger Clara, et il n’y avait rien qu’elle ne puisse faire pour endiguer cette crainte légitime qui la dévorait. A l’approche du lieu de rendez-vous, elle serra un peu plus la poigne minuscule dans la sienne, pour la rassurer, pour se donner du courage aussi. La vie de deux des leurs reposait sur des incertitudes et rien ne pouvait la frustrait davantage. Elle aperçut Keira au loin, aveuglée et bâillonnée, de quoi agiter les battements de son coeur sous sa poitrine. La tension continuait son ascension vertigineuse et Elena se demanda un instant si elle était la mieux placée pour cette mission finalement.

Juste avant d’entreprendre la montée des marches du Capitole, elle stoppa sa progression et se baissa à la hauteur de Clara, sa main couvant son épaule avec tendresse. « ça va aller, d’accord ? Tu restes près de moi, je ne laisserai personne te faire du mal ou t’emmener. Elle veut juste te regarder. » Sa voix grave s’évanouit dans un écran de buée blanchâtre, tandis que son regard sombre coulait sur le visage  peine rassuré de la fillette. Si elle ne pouvait chasser la terreur qui répandait son poison dans son coeur innocent, elle pouvait lui promettre qu’elle ne faillirait pas à la protéger. Quelqu’en soit le prix.

Main dans la main de nouveau, les deux brunes s’avancèrent vers celle qui détenait fermement leur amie. Elles s’arrêtèrent en conservant une distance de sécurité. La mâchoire angulaire de la survivante se verrouilla alors qu’elle posait son regard sur le corps de Keira. Si elle ne devinait aucune blessure, elle n’en était pas moins irritée par le traitement qu’elle subissait injustement.  « Tout va bien Keira, je vais vous ramener Emily et toi. Ce n’est qu’un malentendu. » garantit-t-elle à la jeune femme qui ne pouvait pas lui répondre, mais dont elle devinait la détresse. Elle posa finalement ses orbes durs sur la ravisseuse. « Voici Clara, comme convenu. » Elle baissa une paire de secondes les yeux vers celle qu’elle maintenait contre elle. « Tu peux l’observer sous toutes les coutures si ça te chante, mais ne t’avises pas de l’approcher. » avertit froidement la trentenaire.

Au moment où l’autre était apparue au bas des marches avec la gamine, un rouage avait grincé dans sa poitrine. Ça ne tournait pas rond. Là, Apple eut tout le loisir d’observer la petite fille et… ce n’était pas « elle ». Non, non, non. Elle ne voulait pas y croire, alors elle attendit. Ce devait être la faute de la luminosité grisâtre du jour hivernale, de la nervosité qui troublait ses sens, de la distance qui déformait sa vue… mais la brune au visage dur se planta à quelques mètres, la gamine contre son flanc. Trop loin pour la saisir, trop proche pour se tromper.

Ce n’était pas elle.

La trentenaire ne dit rien. La gorge sèche, elle n’était plus capable d’articuler le moindre mot, ni de faire le moindre geste. La déception se transformait en frustration, la frustration muait en rage. Elle y avait cru tellement fort… et maintenant, elle voulait leur éclater la tête à coup de batte. A tous. Peut-être était-ce ce qu’elle ferait à Emily. Pour se défouler, pour se venger de tout ça. Car avant, Apple leur en voulait d’être des assassins et des kidnappeurs… maintenant, elle les détestait d’être des gens « réglos ». Elle les haïssait tous de toute façon.

- Je… je vais rendre Keira, comme… prévu, articula-t-elle difficilement, blême, le regard dans le vide, mais pas « comme ça »…

Ce serait trop simple – et trop stupide – car une fois que la jeune femme sera du côté de son amie, et que cette dernière aura l’adresse où récupérer l’adolescente, la community manager ne serait plus qu’une proie facile. Une cible d’entrainement. Son interlocutrice ne l’avait pas suffisamment mise en confiance pour qu’elle accepte de s’en tenir à sa parole de ne pas l’exécuter juste après l’échange, alors elle se devait de prendre quelques précautions supplémentaires.

- Tu vas reculer… avec la gamine, tu redescends les marches et tu vas jusqu’à l’autre bout du parking, Apple n’arriverait pas à formuler qu’elle s’était trompée, s’était trop pour elle… si elle le faisait, elle exploserait, quand vous êtes là-bas, je donne l’adresse à Keira… et je m’en vais.

Elle n’aura alors qu’à courir récupérer sa protéger, la libérer et recueillir l’information. La trentenaire, elle, allait quitter Olympia, tel qu’elle l’avait anticipé… il n’y avait pas d’issue possible à cette histoire où il était judicieux pour elle de rester dans cette ville. Et la vraie Sarah… elle était probablement morte désormais.

Keira ne voyait rien, elle ne pouvait rien faire d'autre qu'attendre, en silence, aux côtés de January. Qu'allait-il se passer ? Une partie d'elle espérait que January et elle avaient rendez-vous avec quelqu'un de son groupe, Peter, Elena ou Gabriel peut-être, mais l'autre partie se disait que jamais ils n’emmèneraient Clara pour un échange. Ils auraient raison, la fillette n'était pour rien dans tout ça.

Le vent s'était levé, il faisait froid mais elle avait l'impression que ses vêtements étaient trempés de sueur. Elle tremblait, la peur prenait le dessus sur tout le reste. Sa gorge était serrée. Elle entendit des pas se rapprocher et la voix d'Elena se fit entendre. Keira laissa échapper un gémissement de soulagement tandis que des larmes se mirent à rouler le long de ses joues. Elle hocha la tête, se raccrochant à ses paroles. Elena allait les ramener, tout allait bien se passer. La brune se calma légèrement et écouta. Ainsi, Clara était là aussi, nul doute que d'autres membres de la faction devaient être présents non loin pour veiller à ce que tout se passe bien. January allait se rendre compte de son erreur, que Clara n'était pas Sarah et que son groupe n'avait rien fait de mal comme elles le lui avaient dit.

Keira attendit. Le silence était pesant, mais elle ne pouvait pas voir la scène qui se déroulait devant elle. L'espoir la prenait aux tripes. Il fallait que January se rende compte de son erreur et qu'elle les libère Emily et elle. Finalement, la voix de sa ravisseuse se fit entendre, moins sûre d'elle, plus hésitante La photographe se sentit défaillir quand elle lui dit qu'elle allait la relâcher. Le cauchemar était fini, enfin. Elle eut l'impression de respirer à nouveau comme si, durant tout ce temps, elle avait retenu sa respiration.

La brune sentit la détresse de January. La vérité pouvait être dévastatrice. Leur kidnappeuse était tellement persuadée que Clara était sa Sarah, que le voir de ses propres yeux avait dû être douloureux. C'était pourtant l'unique moyen de se rendre compte de son erreur. Quand le bâillon quitta ses lèvres, Keira souffla : "Je suis désolée.. pour Sarah..." La déception devait être grande pour sa ravisseuse. Maintenant, il fallait que January tienne son engagement et les libère Emily et elle. "Merci de tenir ta parole..." murmura-t-elle. Keira était persuadée qu'elle allait le faire, January ne pouvait pas disparaitre sans laisser l'adresse.

Ce n’était pas elle. La cruelle vérité qui s’imposait à Apple ricocha aussitôt sur la grecque. Un soupir de soulagement imperceptible glissa sur ses lèvres alors qu’elle raffermisait un peu plus sa prise sur l’épaule de la petite. Non pas qu’elle ait douté de Jeff -s’il avait menti, il n’aurait jamais laissé Elena conduire Clara à sa mère potentielle- mais plutôt de la réaction de cette femme. Pourtant, aucune impulsion rageuse ne vint perturber le rendez-vous devenu silencieux l’espace de quelques secondes. Elena ne décelait qu’un vide abyssal qui lui creusait le regard. La peine de l’autre lui fit détourner les yeux, par pudeur vis-à-vis du deuil brutal qu’elle accusait. Elle se pinça les lèvres, évidemment touchée par la tragédie qui se déroulait face à elle sans qu’elle ne puisse rien faire pour l’effacer. C’était comme assister impuissamment à une collision présagée. Elena se sentait Cassandre le temps d’une minute. Elle lui avait répété qu’elle faisait erreur, elle l’avait mise en garde sur la déception inévitable qui l’attendait à l’issue du chemin orageux qu’elle avait emprunté. Elle ne l’avait pas écoutée…

« Je suis désolée. » souffla-t-elle à mi-voix. Elle avait entendu et enregistré les consignes qu’elle avait formulé pour procéder à la libération des otages, mais la trentenaire avait du mal à rester insensible à la détresse de cette femme qui venait de voir ses espoirs s’effriter entre ses doigts après y avoir cru si férocement au point de se mettre en danger. « Tu sais, si tu penses que la petite fille que tu recherches est encore en vie quelque part, je peux peut-être t’aider à la retrouver. » Ce n’était ni des paroles en l’air ni une ruse pour chercher à endormir la vigilance de l’autre ; elle était sérieuse et réellement motivée par l’idée de lui venir en aide. « Je suis chasseuse de primes à mes heures perdues. Je sélectionne mes primes. » précisa-t-elle comme si ça marquait une nette différence ; pour elle il y en avait une. Elle s’offrait le luxe de choisir qui elle voulait traquer ou non. Le voleur de pommes du No Man’s Land ? Elle le laissait volontiers aux chasseurs sans scrupules qui ne témoignaient d’aucune forme d’état d’âme. En revanche, poursuivre jusqu’aux confins de l’Etat un violeur ou un tueur, ce n’était pas un problème. « J’ai beaucoup de relations sur Seattle et les alentours, vraiment beaucoup. » Entre The Haven, le No Man’s Land, les groupes de Connor et Valérian, ça en faisait des paires d’yeux et d’oreilles.

L’empathie de son interlocutrice la frappa en pleine poitrine, si fort que pendant quelques secondes, elle ne parvint plus à respirer. Son cœur calciné était déchiré en deux, entre l’envie féroce de les détester et l’altruisme de la femme aux yeux de glace, qui la chamboulait sincèrement. Apple n’était pas un roc de givre, elle était tout le contraire. Émotive, pulsionnelle, instinctive. Elle pouvait haïr un instant et aimer passionnément la seconde suivante. Le comportement de son homologue la bouleversait donc ; elle était « désolée », elle voulait « l’aider »… mais il n’y avait probablement plus rien à faire maintenant. La trentenaire savait de toute façon qu’elle avait déjà franchi le point de non-retour.

- Je n’ai pas besoin de toi, cingla-t-elle d’une voix étranglée.

Non, elle n’accepterait pas son soutien. C’était plus simple de la rejeter, plus simple d’être seule au monde. La chaleur humaine était une douce illusion, il n’y avait rien pour elle au bout de ce chemin. Rien d’autre qu’une condamnation à mort. Ses orbes marron-vert évitait de croiser ceux de son interlocutrice. Ils fixaient le vide, par-delà la cime des habitations qu’on pouvait voir depuis le haut des marches du capitole.

- Je vais me débrouiller, enfonça Apple.

Elle attendit alors que l’autre coopère et s’éloigne, comme elle l’avait demandé, pour faire face à Keira. D’abord, elle lui ôta le baillons, et la jeune femme s’excusa à son tour. Douce ironie, quand on savait ce qu’elle lui avait fait vivre. Quelques heures plus tôt encore, elle l’insultait et se prenait des coups. La community manager libéra ses yeux pour qu’elles puissent se regarder. C’était un drôle d’adieu. Elles étaient le contraire d’amies, mais elles avaient pourtant été liées de façon inextricable…

- Je ne suis pas désolée, rétorqua-t-elle sèchement.

Elle-même ne savait pas si c’était un mensonge. Ses méninges étaient prises dans une véritable tempête émotionnelle dont elle ne sortira que quand elle aura mis plusieurs kilomètres entre elle et Olympia. Apple se pinça brièvement les lèvres. Jusqu’à maintenant, elle avait été persuadée qu’elle terminerait sur un dernier coup de poignard : qu’elle donnerait la mauvaise adresse, pour que ces gens du bus cherchent en vain et qu’Emily meurt seule dans sa cave. Mais… elle avait été honnêtement touchée par l’autre femme, envoyée négociée. En l’honneur de ça, elle allait épargner la gamine…

- N’essayez pas de me retrouver, lui souffla la community manager après avoir glissé la rue et le numéro à Keira, laissez-moi tranquille.

C’était autant une demande qu’une menace. Parce que s’ils se mettaient à la traquer, elle serait bien moins tolérante qu’elle ne l’avait été là, et ça ne se finirait bien pour personne. Un dernier regard à sa cadette, son otage, et Apple descendit les marches pour s’enfuir. Elle ne savait pas encore où elle irait, mais ce serait forcément loin – très loin – d’ici.